Éthiopie. « Les gardes ne nous traitaient pas comme des êtres humains »

Témoignages · Plusieurs milliers de soldats de l’armée fédérale éthiopienne ont été emprisonnés pendant la guerre du Tigray, au seul prétexte qu’ils étaient originaires de cette région. Ceux qui ont été libérés témoignent auprès d’Afrique XXI des exactions subies dans les camps où ils étaient détenus arbitrairement.

L'image montre un homme portant un uniforme militaire camouflé. Sur la manche de son uniforme, il y a un écusson tricolore représentant le drapeau éthiopien. Ce drapeau est composé de trois bandes horizontales : la bande supérieure est verte, la bande du milieu est jaune et la bande inférieure est rouge. Au centre, on retrouve une étoile bleue entourée d'un cercle doré. L'ensemble de la scène donne une impression de force et de discipline militaire.
Un militaire de l’armée fédérale éthiopienne.
© Setaf-Africa/Afrique XXI

Le colonel Girma1 secoue la tête en esquissant un sourire forcé. « Pas de tribunal, pas d’interrogatoires, pas de droits. » Nouvelle négation, le regard baissé et nouveau sourire teinté d’ironie : « Nous n’obtiendrons jamais justice. » Après avoir servi dans les rangs des Forces de défenses nationales éthiopiennes (FDNE) pendant plus de trente ans, ce haut gradé a été arrêté le 4 novembre 2020, au lendemain de l’éclatement de la guerre qui a opposé l’armée fédérale au Front de libération du peuple du Tigray (FLPT) pendant deux ans, tuant au moins 500 000 militaires et 360 000 civils.

Les jours suivants, les soldats originaires de cette région septentrionale d’Éthiopie sont interpellés et emprisonnés dans des camps militaires, souvent sans procès. Après l’accord de cessation des hostilités signé à Pretoria le 2 novembre 2022, de nombreux militaires, dont le colonel Girma, sont libérés. Et puis, le 10 septembre, à la veille du nouvel an éthiopien, le gouvernement a amnistié 178 soldats qui avaient été condamnés à des peines lourdes allant jusqu’à la réclusion à perpétuité ou la peine de mort. Ces ex-détenus ont été à la fois victimes et témoins d’exactions et de meurtres. 

« Ils ont tous été envoyés dans des camps de concentration »

Le colonel Gebre, qui a aussi accepté de témoigner auprès d’Afrique XXI, fait partie de ces militaires amnistiés. Lorsque les combats ont commencé, en 2020, Gebre exerçait un poste à responsabilité dans une caserne de la capitale, Addis-Abeba : « Nos supérieurs nous ont ordonné de ne pas quitter les bâtiments où nous habitions avec nos familles, ni pour nous rendre à notre bureau, ni même pour faire des courses. J’ai été interpellé alors que je buvais un café en face de chez moi… »

Plutôt que de traumatisme ou de scandale, le quinquagénaire préfère qualifier pudiquement de « blague » les quatre années qui ont suivi. « Les gardes ne nous traitaient pas comme des êtres humains. D’ailleurs, nous n’étions même pas dans de vraies prisons. Par conséquent, il n’y avait aucune règle et aucun règlement », explique ce père de famille passé par plusieurs camps militaires dans le sud du pays et dans la région Oromia. « Un de mes amis souffrait de diabète, poursuit Gebre. Quand il a été arrêté, il a emporté son insuline. Il lui manquait seulement une aiguille, qu’il était prêt à acheter. Les gardes ont refusé en disant qu’ils ne reconnaissaient pas les droits des membres de la junte. Il est décédé deux jours plus tard. »

« La junte » désigne le FLPT, que les militaires d’origine tigréenne ont été soupçonnés de soutenir. Ces derniers étaient particulièrement représentés dans les échelons supérieurs de l’armée en raison des dix-sept ans de règne de ce parti à la tête de l’État, jusqu’à l’arrivée au pouvoir du Premier ministre, Abiy Ahmed, en 2018.

L’avocat Kiflay Mehari a contribué à obtenir la grâce des 178 militaires. Il estime que les troupes fédérales comptaient entre 17 000 et 18 000 Tigréens avant le conflit. « Ils ont tous été envoyés dans des camps de concentration, explique le magistrat. Une petite proportion est ensuite passée devant des tribunaux militaires, sans avocat et sans possibilité de faire appel. Au moins quatre-vingt-quatre d’entre eux sont toujours officiellement détenus, mais ils pourraient être beaucoup plus nombreux. »

Ni revenu, ni compensation, ni retraite

De son côté, la Commission éthiopienne des droits de l’homme a reçu plus de 150 plaintes de membres tigréens des FNDE et de leurs proches. « Si la majorité des cas liés aux libérations basées sur l’accord de Pretoria et aux droits de recours ont été résolus, les cas de disparition forcée et d’indemnisation font toujours l’objet d’une enquête », précise Selamawit Birhane, la directrice de cette instance gouvernementale. Parmi les 178 militaires amnistiés, six n’ont pas encore été libérés à cause d’erreurs concernant leur identité, leur grade ou la durée de leur peine.

Pour ceux qui sont sortis, le retour à la vie hors les murs à un goût amer. « J’ai servi l’armée pendant trente-deux ans car je partais du principe que c’était mon pays, reprend le colonel Gebre. Mais nos collègues nous ont dit que ce n’était pas notre pays car nous sommes tigréens. Je n’ai pas été autorisé à reprendre mon poste. Je dépends maintenant de ma famille pour survivre », déplore le militaire qui avait été condamné à dix-huit ans de prison pour avoir désobéi à un ordre.

Le colonel Yonas a lui aussi été libéré en septembre, après l’annulation d’une peine pour trahison : « J’ai passé trente-sept ans au service des FDNE, peste ce quinquagénaire. J’ai été blessé à plusieurs reprises. Je suis âgé. Je n’ai plus de revenus et je ne recevrai pas de compensation ni de retraite. »

C’est précisément parce qu’il approche de la retraite que le colonel Girma a accepté de renouer avec l’institution qui l’a emprisonné, maltraité et humilié pendant deux ans. Sur les 5 000 militaires qui étaient incarcérés avec lui à Mirab Abaya, à huit heures de route au sud-est d’Addis-Abeba, seul un cinquième d’entre eux ont eu l’opportunité de réintégrer l’armée. Le colonel Girma prend donc un risque considérable en décrivant à Afrique XXI les sévices subis dans ce camp militaire posté au milieu d’une zone isolée, sans eau ni électricité, où les prisonniers ont dû bâtir eux-mêmes leurs abris, sur un terrain vague infesté de serpents et bordé par un lac plein de crocodiles.

Après trois jours de torture, « il s’est pendu »

Les militaires détenus, avec une poignée de civils également tigréens, n’étaient pas nourris. Ils ont survécu en se cotisant pour acheter des bananes dans le village voisin. « Les 208 femmes militaires enfermées avec nous ont particulièrement souffert, en l’absence d’eau et de protections hygiéniques », se souvient Girma. Sa femme, son fils et ses deux fillettes sont restés sans nouvelles de lui durant ces deux années. Girma ignorait s’ils les reverraient un jour : « Les gardes nous battaient presque quotidiennement avec des câbles électriques. Ils s’en prenaient surtout aux rangs supérieurs et n’épargnaient pas les femmes. Ils bandaient la bouche et attachaient les bras dans le dos de certains prisonniers… »

Sa voix se brise au souvenir de son ami, le colonel Gabre Tsadik, qui a été torturé pendant deux jours. « Le troisième jour, il s’est pendu, lâche Girma. C’était un chef de division d’un grand professionnalisme. Il a servi son pays pendant trente-trois ans. Il a participé à de nombreuses guerres au cours desquelles il a reçu plusieurs balles. Il a laissé quatre orphelins derrière lui. » Peu de temps après, le 21 novembre 2021, alors que les prisonniers, en majorité des fidèles de l’Église orthodoxe Tewahedo d’Éthiopie, célébraient la Saint-Michel, quatre-vingt-trois d’entre eux, dont deux femmes, ont été assassinés par leurs frères d’armes. Girma poursuit :

Parmi les trente-cinq soldats qui nous surveillaient, dix-sept sont apparus équipés de fusils noirs AK-47 fabriqués en Turquie. Ils ont d’abord tiré trois fois en l’air. Nous nous sommes aussitôt dispersés. Puis ils ont ouvert le feu sur nous. Entre 16 et 17 heures, il y a eu trois morts et 208 blessés. Comme il n’y avait ni hôpital, ni soins, ni médicaments, beaucoup sont décédés dans la soirée.

Les survivants ont dû négocier pour aller récupérer les corps tombés en dehors du périmètre autorisé. « J’ai retrouvé la dépouille d’un capitaine dont la partie inférieure avait été dévorée par les crocodiles », ajoute le colonel, qui a enterré ses confrères dans une fosse commune.

« Ils les ont emmenés et leur ont tiré dessus »

Deux ans après l’armistice, aucune famille n’a eu accès à la sépulture. « Le ministre de la Défense a déclaré que les responsables avait été punis, mais c’est faux. Ils ont seulement été transférés dans une autre zone », suspecte Girma. D’après une commandante des FDNE à la retraite, qui fait bénévolement le relais entre les familles de victimes et la Commission éthiopienne des droits de l’homme, 168 militaires tigréens ont été exécutés arbitrairement en détention tandis que 97 n’ont jamais été retrouvés.

Dans un article de décembre 2022 documentant le massacre de Mirab Abaya, le Washington Post écrit :

Beaucoup [de soldats tigréens] ont été arrêtés en novembre 2021 alors que les forces tigréennes avançaient vers Addis-Abeba. La plupart des massacres, y compris celui de Mirab Abaya, ont eu lieu à cette époque. Les prisonniers ont supposé que ces attaques avaient été déclenchées par la peur ou par un désir de vengeance.

Les cinq témoins interrogés par Afrique XXI confirment que les mauvais traitements s’intensifiaient à chaque fois que les Forces de défense du Tigray, le bras armé du FLPT, gagnaient du terrain.

Des militaires tigréens ont en outre été abattus au bon vouloir de leurs bourreaux, indépendamment du calendrier des affrontements. « Il y avait beaucoup de coups et d’insultes contre notre ethnie, rapporte Omman, un autre militaire qui a aussi accepté de raconter ce qu’il a vécu. Le 22 novembre 2020, les gardes n’ont pas aimé la manière dont quatre prisonniers les regardaient. Ils les ont emmenés à l’extérieur de la cellule et leur ont tiré dessus. » Également interpellé au début de la guerre, cet officier se rappelle du moment où ses chefs ont isolé les Tigréens du reste des troupes...

« Ils nous ont dit que c’était pour notre sécurité et nous ont emmenés dans le camp de concentration de Didessa, en région Oromia. Je ne leur faisais pas confiance. J’avais peur », confie-t-il. S’ensuivent les cellules surpeuplées où les détenus doivent se relayer pour avoir la place de dormir, le manque de nourriture et d’eau, et les coups qui font perdre ses dents à un prisonnier, l’usage de son œil à un autre...

D’une guerre civile à l’autre

Au bout d’un an et demi sans le moindre interrogatoire, Omman passe devant un tribunal militaire. « Je n’ai pas eu le droit à un avocat. Les responsables des FNDE ont apporté de faux témoins, indique l’officier. J’ai été condamné à la perpétuité. Mon appel a été refusé. » Ce procès de façade a lieu en mai 2022. À partir de là, les conditions de détention d’Omman s’améliorent un peu puisqu’il est transféré dans une véritable prison, en Amhara.

En août 2023, cette région voisine du Tigray est à son tour en proie à un conflit armé entre les miliciens Fano et le gouvernement fédéral. Ces rebelles ont été rejoints par des membres des forces régionales amhara, qui étaient engagés aux côtés de l’armée éthiopienne pendant la guerre du Tigray, Ces derniers ont été déçus par l’accord de Pretoria, qui n’a pas précisé le statut du Tigray de l’Ouest, qu’ils revendiquent.

Ce sont les Fano qui ont libéré Omman et ses codétenus en décembre 2023. Rentré dans son village natal, ce père de trois enfants survit grâce à la solidarité familiale, complétée par les dons des organisations caritatives. Un sentiment d’injustice continue de le hanter. Selon lui, les soupçons de collaboration avec le FLPT sont infondés. « Lorsque vous êtes un militaire en service, vous exécutez les ordres du gouvernement, indépendamment de toute considération ethnique ou religieuse, assure l’officier. Je n’aurais pas pu refuser les ordres de mes supérieurs. »

De son côté, depuis que le colonel Girma a retrouvé le chemin de la caserne, les accusations de « serpents », de « Satan » et de « collaborateurs de la junte » continuent de résonner dans son esprit. Il attend avec impatience la retraite. En attendant, ce rescapé tente d’obtenir de ses chefs que les familles des soldats tués lors du massacre de Mirab Abaya puissent enterrer leurs proches dignement.

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1Tous les prénoms de militaires ont été modifiés par mesure de sécurité.