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Éthiopie. Au Tigray, repartir de zéro après la guerre

Reportage · Deux ans après l’accord de paix signé à Pretoria en novembre 2022, la région du Tigray panse ses plaies dans l’incertitude du lendemain. Meurtris jusque dans leur chair, ses habitants tentent tant bien que mal de recommencer à vivre.

L'image montre une scène urbaine animée, où plusieurs personnes sont visibles dans un environnement de construction. Au premier plan, un jeune homme marche avec des béquilles, portant un t-shirt et un short. Il semble concentré et déterminé. En arrière-plan, on aperçoit d'autres travailleurs s'affairant dans la rue, entourés de matériaux de construction comme du gravier et des tuyaux. Le ciel est nuageux, suggérant une atmosphère légèrement grise. À droite, un mur peint est visible, ajoutant une touche de couleur au paysage de chantier.
Kahsay Berhanu, 19 ans, a perdu une jambe pendant la guerre.
© Marco Simoncelli

Près de deux ans se sont écoulés depuis la signature de l’accord de paix de Pretoria censé mettre fin aux hostilités au Tigray, dans le nord de l’Éthiopie. Entre 2020 et 2022, cette guerre a opposé le gouvernement fédéral éthiopien au Tigray People’s Liberation Front (TPLF), le principal parti de la région depuis les années 1970. Elle a également impliqué des milices de la région voisine Amhara et l’armée érythréenne, déployées aux côtés des militaires éthiopiens.

Le conflit a causé entre 600 000 et 800 000 morts et a provoqué le déplacement de plus de 3 millions de personnes. Une grande partie du Tigray a été privée de nourriture et de médicaments pendant des mois en raison d’un blocus imposé par le gouvernement fédéral. De plus, la plupart des hôpitaux ainsi qu’une grande partie des infrastructures hydrauliques et agricoles ont été détruits ou endommagés. À la fin du conflit, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), seuls 3 % des établissements de santé étaient encore fonctionnels.

Le coût de la reconstruction a été estimé à 20 milliards de dollars (18,3 milliards d’euros). Cependant, l’argent ne peut pas tout réparer. Les traumatismes de la guerre, en particulier les violations généralisées des droits humains et les violences sexuelles à l’encontre de milliers de personnes révélées par plusieurs ONG, ont laissé des cicatrices psychologiques et physiques profondes au sein de la population. Les éléments recueillis sur place permettent d’affirmer qu’un nettoyage ethnique a été mis en œuvre par le gouvernement éthiopien, et peut-être même une politique génocidaire.

Un sentiment d’incertitude

Aujourd’hui, le Tigray tente de tourner la page. Mekelle, la capitale de la région et le principal centre urbain du nord de l’Éthiopie, ainsi que d’autres villes comme Shire et Adigrat, témoignent de la reprise de l’activité économique, commerciale notamment. Toutefois, un sentiment général d’incertitude persiste, tant la paix semble fragile.

De nombreux contentieux et malentendus polluent la mise en œuvre de l’accord de paix. En particulier, le processus de désarmement, de démobilisation et de réintégration des plus de 350 000 soldats du TPLF et des Tigray Defense Forces (TDF), a pris du retard et a suscité des critiques. En mars 2024, plus de 200 000 soldats n’avaient toujours pas entamé le processus.

Ces derniers mois, c’est la question de la réintégration officielle du TPLF en tant que parti politique par le Bureau électoral national d’Éthiopie qui a suscité le plus de tensions. Le débat autour de cette question a révélé des divisions internes au sein du TPLF, reflétant des luttes de pouvoir entre deux factions : celle du président du parti, Debretsion Gebremichael, et celle de son ancien adjoint, Getachew Reda, actuel président de l’Administration régionale intérimaire du Tigray, mise en place après la signature de l’accord de paix. Getachew Reda a récemment été exclu de la direction du parti, avec 16 autres membres.

Grave crise alimentaire

À cela s’ajoutent plusieurs problèmes non résolus, tels que la question de l’intégrité territoriale, ou celle de la présence de dizaines de camps de personnes déplacées autour des grands centres urbains tels qu’Axum, Adwa, Shire, Sheraro et Mekelle.

Selon les Nations unies, on compte encore environ 950 000 déplacés internes dans la région. Dans le nord-ouest du Tigray, ces personnes vivent pour la plupart entassées dans d’anciens bâtiments scolaires. Ils ne peuvent pas retourner sur leurs terres car celles-ci sont toujours occupées par l’armée érythréenne et les milices (fanno) amhara. Le retrait complet des parties occidentale et méridionale du Tigray n’a jamais été engagé - une violation flagrante de l’accord de paix qui explique notamment pourquoi le TPLF n’a pas achevé le désarmement et la réintégration de ses soldats.

Comme si l’occupation de ces terres ne suffisait pas, ces zones sont parmi les plus fertiles de la région. Des experts estiment que cette situation a certainement contribué à la grave crise alimentaire qui la frappe. La guerre a provoqué un arrêt prolongé des activités agricoles. La population a dû tout recommencer de zéro, sans réserves de céréales et avec un bétail décimé par les groupes armés. En outre, peu après la signature de l’accord de paix, une grave sécheresse a mis la population et les personnes déplacées à genoux, réduisant de moitié les récoltes début 2024 et laissant plus de 4 millions de personnes dans le besoin.

La situation est d’autant plus tendue que le gouvernement fédéral est confronté à une crise économique et à d’autres insurrections armées dans les régions Amhara et Oromia.

Des dizaines de milliers de victimes

Le Centre de physiothérapie orthopédique de Mekelle (MOPC) est un vieil établissement qui existe depuis plus de vingt ans et qui est géré par l’Association des anciens combattants handicapés du Tigray. Il a fourni une assistance gratuite à plus de 180 000 personnes depuis sa création, dont environ 65 000 au cours des quatre dernières années, selon la direction. Il est resté ouvert pendant le conflit grâce à l’aide du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). « Le nombre de blessés en provenance des hôpitaux était énorme, et nous avons atteint un état d’épuisement professionnel. Après la paix, nous avons travaillé la nuit pour tenter de rattraper une liste d’attente de 2 400 personnes et cela a duré neuf mois après la fin des hostilités », explique le directeur, Brhame Teame.

La plupart des invalides ont été victimes de bombardements ou de tirs, ils ont souvent été amputés ou ils souffrent de lésions à la colonne vertébrale1. Dans une grande salle, une douzaine de personnes, pour la plupart des civils blessés de guerre, effectuent des exercices de rééducation. Deux patients marchent de long en large devant un miroir pour réapprendre à marcher droit, tandis qu’un kinésithérapeute en blouse blanche aide une femme à retrouver son équilibre à l’aide de barres parallèles. Dans un coin, sur une table de travail, un technicien teste une prothèse avant de la remettre à un patient pour l’entraîner à se relever.

© Marco Simoncelli
© Marco Simoncelli

UN HOMME BLESSÉ PENDANT LE CONFLIT CIVIL s’entraîne à marcher de manière autonome avec une prothèse au Centre de physiothérapie orthopédique de Mekelle. À Mekelle, capitale de la région du Tigray, dans le nord de l’Éthiopie.

© Marco Simoncelli
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L’ACTIVITÉ A REPRIS DANS LES RUES DE MEKELLE. Les gens se pressent dans les rues, les cafés et les marchés. La ville se relève lentement, près de deux ans après la fin du conflit. Les jardins et les bâtiments de l’imposant monument aux martyrs tombés pendant le renversement du régime socialiste sanglant du Derg dans les années 1970 sont dans un état de décrépitude, mais, partout dans la ville, les références aux couleurs du drapeau de la région, avec l’étoile jaune sur fond rouge, ne manquent pas. Ils rappellent qu’ici le patriotisme reste puissant malgré la défaite.

© Marco Simoncelli
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KAHSAY BERHANU VIENT DE TERMINER SA PRIÈRE devant le portail de l’église orthodoxe St. Kidane Mihret, à Mekelle. Il a 19 ans et vient du woreda (district) de Korem, situé dans l’extrême sud du Tigray. En 2021, il était au marché lorsqu’un bombardement a frappé la zone. « Soudain, tout a explosé, et lorsque je suis revenu à moi j’ai réalisé que j’étais gravement blessé à la jambe gauche. Il n’y avait pas d’hôpital dans la région et, en raison de l’insécurité, on ne pouvait pas se déplacer. Je suis resté chez moi à souffrir », raconte-t-il. Les secouristes n’ont pu l’emmener à l’hôpital qu’après des semaines, et c’est ainsi qu’il a perdu son membre. « C’était douloureux même après l’opération, mais maintenant je vais mieux. Je peux marcher de nouveau et je ne rêve plus de ce jour », dit le jeune homme qui voulait étudier la médecine avant l’accident, et qui envisage maintenant de devenir apprenti à l’église orthodoxe.

© Marco Simoncelli
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AU CENTRE DE PHYSIOTHÉRAPIE ORTHOPÉDIQUE DE MEKELLE, les prothèses sont fabriquées sur mesure pour chaque patient, et la rééducation se fait en parallèle avec le soutien de techniciens et de physiothérapeutes. L’un d’eux, Gebremedhin Haile, a commencé à travailler ici dès la signature de l’accord de paix et se souvient des moments les plus difficiles : « Je m’occupais de vingt patients par jour, des ex-soldats et des civils, tous traumatisés. » Le physiothérapeute est convaincu qu’une bonne partie des blessés de cette guerre n’ont jamais atteint le centre.

© Marco Simoncelli
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ASMELASH KIDANE MARIAM, 28 ANS, FAIT DES EXERCICES aux barres pendant que Gebremedhin Haile vérifie que sa hanche est bien alignée. C’est un garçon sérieux et fier, né dans une famille d’agriculteurs dans un village du nord du Tigray, non loin d’Axum. Après avoir obtenu son diplôme, il a commencé à enseigner à l’école primaire pendant deux ans, puis, lorsque la guerre a éclaté, il a décidé de s’enrôler au sein du TPLF. « Je pensais qu’il était important de défendre la population », indique-t-il.

Il explique que la vie de soldat est très dure : « Au début, je ne pensais pas à la douleur parce que je me battais pour la cause. Puis, lorsque j’ai été blessé, tout a changé. » Asmelash combattait dans le nord-ouest de la région lorsqu’un obus de mortier l’a touché, en 2022, lui faisant perdre une jambe. « J’étais dans une crise dévastatrice, j’ai même pensé à me suicider. Puis, grâce à la prothèse, j’ai commencé à me rétablir. » Aujourd’hui, il apporte son soutien à d’autres personnes blessées. « Je les aide pour le moment, mais j’aimerais retourner au village pour enseigner si la paix se maintient, comme je l’espère », dit-il.

© Marco Simoncelli
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HASLEMU HAILEH, UN JEUNE HOMME DE 26 ANS qui venait de s’installer à Mekelle pour y chercher du travail lorsque la guerre a éclaté, a perdu ses deux jambes en 2021 à cause d’un obus de mortier qui a frappé l’atelier dans lequel il travaillait. Tandis que le physiothérapeute vérifie l’alignement correct de sa hanche, les deux hommes plaisantent sur le nouveau travail d’Haslemu en tant que conducteur de bajaji (le nom donné aux tuk-tuks sur place), qu’il modifie pour ses besoins. « La convalescence a été traumatisante et douloureuse parce que j’étais blessé partout. Beaucoup de blessés comme moi ont perdu espoir, parce que le plus dur est de se sentir toujours dépendant de quelqu’un , dit Haslemu en zigzaguant dans la circulation, mais le handicap ne signifie pas l’incapacité, on doit se relever. »

© Marco Simoncelli
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LES CAMPS DE PERSONNESPLACÉES à la périphérie des grandes villes abritent des milliers de personnes, qui vivent pour la plupart entassées dans des bâtiments scolaires anciens ou abandonnés. Shire est une ville de plus de 100 000 habitants située dans le centre-nord du Tigray. La région qui l’entoure a été le théâtre d’âpres combats et de massacres. C’est pourquoi elle a accueilli un grand nombre de personnes en quête de refuge.

Il pleut à verse sur les camps d’Hibret et d’Embadanso, composés de centaines de tentes blanches installées autour d’un ancien complexe scolaire aux murs décrépis, noircis par la fumée et l’humidité. À l’intérieur de la structure, les salles de classe ont été transformées en plusieurs abris et peuvent accueillir jusqu’à cinquante personnes chacune.

© Marco Simoncelli
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MEBRAHTU TESFAY, 50 ANS, EST ORIGINAIRE DU WOREDA DE TSEGEDE, dans le sud-ouest du Tigray, à la frontière avec l’Amhara, et vit avec sa famille dans l’un des halls de l’école. « Je me souviens encore du jour où les miliciens amhara sont venus au village et ont brûlé nos maisons. Ils ont tué soixante-deux personnes et leur ont dit “si vous restez ici, nous vous tuerons” », raconte-t-il. Une fois arrivés dans les camps, ils ont dû faire face aux moments les plus difficiles lorsque l’aide a été interrompue. Ils sont conscients que le retour n’est pas pour demain : « Nous ne pouvons pas rentrer parce qu’ils [les miliciens fanno] sont toujours là. Nous savons que tout a été détruit, mais s’ils nous laissent rentrer chez nous, nous pourrons travailler dur et vivre de nouveau. »

© Marco Simoncelli
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C’EST LA SAISON DES PLUIES. AU NORD DE SHIRE, les montagnes et les gorges vertigineuses sont verdoyantes et contrastent avec leur aspect aride et accidenté habituel. Immédiatement après la guerre, le Tigray a été confronté à une grave crise alimentaire pour laquelle l’ONU a lancé plusieurs alertes. Mulu Brhane, représentant des agriculteurs de la région, termine sa journée de travail dans les champs de teff (une céréale). « Nous avons perdu 80 % de notre cheptel et puisé dans toutes les réserves pendant la guerre. Il y a un déficit que nous ne pouvons pas combler, notamment parce que les gens n’ont pas encore pu revenir cultiver les zones les plus productives », explique-t-il.

© Marco Simoncelli
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DANS UNE VALLÉE SITUÉE AU NORD DE SHIRE, non loin du village d’Adi Gu’idi, quelques agriculteurs ont presque terminé leur journée de travail dans les champs de teff, la céréale de base de l’alimentation éthiopienne, produite en terrasses dans les montagnes.

Ici, la population a réussi à retourner sur ses terres à la fin du conflit, mais cela n’a pas été facile, comme le raconte Alene Berhe Kidane : « Nous avons dû repartir de zéro parce qu’ils [les hommes armés] nous avaient tout volé : la nourriture, le bétail et même les outils. Ma famille et moi nous sommes débrouillés, mais nous avons souffert de la faim. Maintenant que nous voyons les pluies, nous espérons nous relever. » Alene a perdu un fils et plusieurs autres membres de sa famille pendant la guerre. Comme tout le monde, elle aimerait que la paix dure, mais « si les politiciens continuent à se battre, la situation sera pire pour tout le monde », dit-elle en regardant ses petits-enfants jouer à l’extérieur.

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1Bien qu’il n’existe pas encore d’études approfondies, des recherches préliminaires indiquent que 44 % des victimes civiles de la guerre sont mortes de leurs blessures faute de soins.