Sur les réseaux sociaux, jeu de dupes autour de la guerre du Tigray

Engagé dans une guerre civile meurtrière, le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed s’évertue à présenter les opérations militaires comme une résistance à l’interventionnisme occidental. Destiné à mobiliser les Éthiopiens contre l’ennemi incarné par le Tigray People’s Liberation Front (TPLF), ce discours, qui mêle fierté nationaliste et anti-impérialisme, se diffuse sur les réseaux sociaux et connaît un certain succès, au Sahel notamment.

Le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, en septembre 2019.
Office of the Prime minister - Ethiopia

Depuis le 26 novembre 2021, les images du Premier ministre éthiopien en treillis, menant ses hommes sur le front de l’Afar, font le tour des réseaux sociaux. Quelques jours plus tôt, alors que l’avancée des troupes du Tigray People’s Liberation Front (TPLF) à environ 200 kilomètres d’Addis-Abeba faisait planer sur le régime une réelle menace, Abiy Ahmed avait annoncé qu’il allait lui-même diriger la contre-offensive. Depuis lors, ses partisans relaient ces images en présentant le Premier ministre comme le défenseur de l’Afrique contre la néocolonisation occidentale.

Durant les premiers mois du conflit, qui a débuté en novembre 2020, les troupes fédérales et leurs alliés pensaient avoir confiné les combattants du TPLF dans les campagnes du Tigray. Mais à partir de juin 2021, les forces tigréennes ont accumulé les victoires militaires, parvenant même à occuper une partie de la région Amhara, voisine du Tigray. Début octobre, le régime a lancé une nouvelle offensive. Alors que la famine touche les populations du Tigray depuis l’été et que la guerre a gagné d’autres régions, provoquant le déplacement de centaines de milliers de personnes, le gouvernement éthiopien, acculé, a développé un discours mettant en avant la menace de l’« l’ennemi extérieur », et dépeignant le TPLF en pantin des États-Unis.

En septembre 2021, le gouvernement états-unien, qui avait déjà adopté des sanctions trois mois plus tôt, a pris des mesures contre l’Érythrée, alliée d’Addis-Abeba, provoquant une vive réaction des gouvernements éthiopien et érythréen. En parallèle, les médias internationaux ont fait état de la violence exercée par le régime fédéral envers les civils. Si des crimes de guerre ont été rapportés concernant les deux armées qui s’opposent, ainsi que les milices qui combattent à leurs côtés, de nombreux témoignages ont dénoncé la responsabilité du régime d’Abiy Ahmed dans la famine en cours au Tigray, les massacres de civils et les arrestations ciblées de Tigréennes dans l’ensemble du pays.

En guise de réaction, le gouvernement d’Addis-Abeba a accusé les organisations humanitaires occidentales d’ingérence. De façon inédite, les responsables de sept agences onusiennes ont été expulsés du pays fin septembre.

Une campagne rodée sur les réseaux sociaux

En novembre, les États-Unis ont laissé entendre que les troupes basées à Djibouti étaient prêtes à « répondre à la crise » en Éthiopie si la situation s’aggravait. Une intervention militaire est très peu probable, mais cette déclaration a relancé la théorie d’un complot dirigé contre le pays. Les médias anglophones en particulier, tels que CNN et la BBC, ont été accusés de propager des mensonges pour saper le moral des Éthiopiennes. Des manifestations de la diaspora ont été organisées dans plusieurs capitales occidentales, de même qu’un grand rassemblement le 8 novembre à Addis-Abeba. Une campagne sur les réseaux sociaux a également été lancée autour des hashtags #NoMore et #EthiopiaPrevails, à destination de la twittosphère éthiopienne. Elle est déjà rodée par les mobilisations précédentes en faveur du barrage de la Renaissance sur le Nil.

Alimentée par des slogans à succès tels que « Standing with Ethiopia today is standing for the future of Africa » Soutenir l’Ethiopie aujourd’hui, c’est défendre le futur de l’Afrique »), ou « Africa Unite » L’Afrique s’unit »), cette nouvelle campagne dénonce l’ingérence américaine et une forme de néocolonialisme. Celles et ceux qui la relayent rappellent les désastres des interventions militaires occidentales, listent les pays « détruits » par ces guerres (Afghanistan, Irak, Libye…) et disent refuser que l’Éthiopie subisse le même sort.

Repris à tous les niveaux de l’appareil d’État ainsi que dans la diaspora, ces slogans font appel aux figures historiques des rois Téwodros II et Ménélik II, symboles du nationalisme éthiopien. Le premier unifia les royaumes du Nord de l’Éthiopie et se donna la mort plutôt que de se rendre face à un bataillon militaire britannique en 1868. Le second repoussa les frontières de l’empire et mena ses troupes à la victoire lors de la bataille d’Adwa, en 1896, face aux soldats italiens. Au centre de cette rhétorique : le culte d’un pays connu comme étant le seul, sur le continent africain, à n’avoir jamais été colonisé. Les partisan.e.s de cette campagne appellent aujourd’hui les Africaines à défendre le siège de l’Union africaine (UA), situé à Addis-Abeba, qui serait menacé par les velléités interventionnistes des États occidentaux.

Pour Kemi Seba, « à travers l’Éthiopie, c’est l’Afrique qui est attaquée »

Lorsqu’Abiy Ahmed est filmé dans sa tenue de chef militaire, sa posture guerrière est partagée par des milliers d’usag.ère.s africaines de Twitter et de Facebook, suscitant des commentaires approbateurs, alors même que la guerre civile en Éthiopie est très peu connue. Tout comme Idriss Déby Itno avant lui, dont des internautes, notamment au Sahel, avaient célébré son courage après sa mort le 19 avril 2021 sur le champ de bataille, Abiy Ahmed incarne aux yeux de certain.e.s la figure d’un leader africain dirigeant un État fort, capable de faire respecter son intégrité territoriale par les armes.

Postés en RDC, au Cameroun, au Sénégal ou encore au Mali, de nombreux tweets célèbrent l’implication du Premier ministre éthiopien dans la guerre contre les « rebelles » du TPLF. Au nom de la solidarité africaine, des appels à soutenir militairement l’Éthiopie sont lancés. C’est le cas du Franco-Béninois Kemi Seba, militant afrocentriste qui dénonce dans une vidéo la déstabilisation de l’Éthiopie « par des forces homogènes, qui sont en réalité cooptées et manipulées par des forces étrangères », et qui appelle au soutien « sans limites » d’Abiy Ahmed et de la population éthiopienne, « parce qu’à travers l’Éthiopie, c’est l’Afrique dans sa globalité qui est attaquée » et qu’« en attaquant l’Éthiopie, c’est toutes les populations noires du monde qui sont attaquées ».

Le chanteur sénégalo-américain Akon publie sur Instagram une photo de lui portant un t-shirt où il est écrit « Defend Africa », accompagné du hashtag #NoMore, sans que l’on sache s’il soutient les partisans d’Abiy Ahmed ou s’il utilise ce mot-dièse pour se positionner aux côtés des manifestants contre la présence française au Sahel, qui commencent eux aussi à l’utiliser.

À anti-impérialisme, anti-impérialisme et demi ?

Pourtant, au Tigray – et cette campagne n’en dit pas un mot -, ce sont bien des Africaines qui meurent de la famine et sous les bombes. Par ailleurs, les militantes panafricaines qui jugent bon de soutenir Abiy Ahmed ont une drôle de conception de l’anti-impérialisme : s’il était une force anti-impérialiste parmi les acteurs de cette guerre, ce serait davantage le TPLF qu’Abiy Ahmed.

Durant son règne - près de 30 ans d’un pouvoir brutal et autoritaire -, le TPLF a retardé et même refusé l’application de nombreux plans d’ajustements structurels imposés par les partenaires extérieurs. Né marxiste-léniniste en 1975, ce parti s’est certes converti à l’économie de marché, mais il a régulièrement et puissamment critiqué le dogme néolibéral. Jusqu’en 2012, l’ancien Premier ministre et dirigeant du TPLF, Meles Zenawi, pouvait donner des leçons d’économie politique aux experts du Fonds monétaire international (FMI) et allait même jusqu’à inviter le Forum économique mondial (FEM), ou Forum de Davos, à Addis-Abeba pour rappeler à ses hôtes qu’il ne privatiserait jamais le secteur des télécommunications et n’ouvrirait pas le marché bancaire à la concurrence internationale.

Quelques mois après sa prise de pouvoir en avril 2018, Abiy Ahmed s’est, pour sa part, rué à Davos afin de vanter devant le même FEM les politiques néolibérales dénoncées par tous les altermondialistes d’Afrique depuis plusieurs décennies…

Enfin, les militantes qui se rallient à la campagne du Premier ministre éthiopien ignorent bien souvent le passé d’un pays qu’ils érigent en symbole de résistance. Car l’histoire de l’Éthiopie est aussi celle d’un impérialisme intérieur et d’un État qui a violemment colonisé ses périphéries, plaçant sous son joug des royaumes indépendants comme celui de Jimma, le Kaffa ou le Wolayta. C’est cet impérialisme que dénoncent les militantes nationalistes oromo, violemment réprimées aussi bien sous le TPLF que sous Abiy Ahmed.

Une forte résonance au Sahel

Il est vrai que si cette campagne résonne au-delà des frontières de l’Éthiopie, c’est aussi parce qu’elle répond à des problématiques actuelles. Ainsi sur les réseaux sociaux francophones, la diffusion des images d’Abiy Ahmed en chef militaire a une résonance particulière : elle intervient dans un contexte tendu au Sahel, où l’opposition à la force militaire française Barkhane est de plus en plus forte. Sur Twitter, des internautes publient, sous le hashtag #EthiopiaPrevails, la vidéo d’un avion de chasse français lançant des fusées lumineuses en direction de manifestants à Téra, au Niger, qui s’opposent au passage d’un convoi militaire français. En retour, des comptes pro-Abiy relaient les contestations sahéliennes contre la France, sous le hashtag #NoMore.

L’opération Barkhane, incapable de réduire l’influence des groupes djihadistes, est aujourd’hui considérée comme un échec par beaucoup de Sahéliens. Des doutes émergent quant à la finalité réelle de cette opération, et les théories complotistes fleurissent : elle est accusée, au mieux de servir les intérêts économiques de la France et de jouer un jeu politique trouble, au pire de soutenir les djihadistes dans le but de déstabiliser les pays sahéliens. Il lui est notamment reproché de s’être appuyé sur les indépendantistes du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) pour mener ses opérations en 2013 et en 2014, ou encore de s’être alliée à des milices qui se sont rendues coupables de meurtres de civils sous couvert de « lutte anti-terroriste ».

Ces critiques prennent place dans l’histoire longue des rapports entre la France et ses anciennes colonies ouest-africaines, rappelée récemment par le chercheur Rahmane Idrissa1. Rien que durant ces trente dernières années, elle s’est illustrée sur le continent par une politique particulièrement interventionniste : en Côte d’Ivoire, en Libye, au Mali, au Tchad ou encore en Centrafrique.

Les critiques ne concernent pas seulement la France. Au Burkina Faso, des appels à la démission du président Roch Marc Christian Kaboré se sont faits entendre dans de grandes manifestations, en novembre et décembre. Au Mali, si les critiques contre la France semblent encouragées par le régime militaire, dont la légitimité repose en partie sur de petits groupes nationalistes tels que Yerewolo / Debout sur les remparts, la déception vis-à-vis de l’inaction des putschistes est réelle.

L’admiration pour des figures africaines fortes comme Idriss Déby Itno ou Abiy Ahmed se comprend alors par les désillusions vécues par beaucoup de Sahéliennes qui ne trouvent ni dans les interventions internationales, ni dans l’action de leurs propres dirigeantes, l’espoir d’une solution aux graves problèmes économiques et sécuritaires que traversent leurs pays. Mais les mêmes qui pourfendent la France au Sahel savent-ils que le régime d’Abiy Ahmed a longtemps bénéficié de la coopération militaire de Paris2, et que celle-ci n’a été suspendue qu’en août 2021, après neuf mois d’une guerre meurtrière ?

1Sur le même sujet, lire également Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Le rejet de la France au Sahel : mille et une raisons ? », AOC, 7 décembre 2021.

2En mars 2019, un accord de coopération militaire a été signé entre la France et l’Éthiopie, à l’occasion de la visite à Addis-Abeba de Florence Parly, ministre des Armées, et d’Emmanuel Macron, président de la République. Cette accord prévoyait notamment une coopération en matière de formation ainsi qu’un soutien financier. Il a été suivi de don de matériel et de réexportations d’armes.