Sahel. Les djihads concurrents d’Al-Qaida et de l’État islamique

Héritières du djihad à la fois local et global, les filiales sahéliennes d’Al-Qaida et de l’État islamique se disputent l’adhésion et la soumission des populations, au nom d’idéologies politiques et religieuses voisines mais différentes.

L'image montre un groupe de personnes sur des motos, portant des vêtements qui masquent leur visage et leur tête, probablement pour des raisons de camouflage ou de protection. Ils semblent être dans un environnement extérieur, avec des arbres et un bâtiment en arrière-plan. Il y a de la fumée qui s'échappe, indiquant peut-être une situation de tension ou d'activité intense. Certains individus tiennent des armes, ajoutant une atmosphère de gravité à la scène. Les motos sont variées et leur position suggère qu'ils sont en mouvement ou prêts à partir.
Capture d’écran d’une vidéo de l’attaque par le JNIM du camp militaire de Djibo, au Burkina Faso, le 11 mai 2025, vidéo filmée et diffusée par le JNIM lui-même.
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Depuis fin 2019, les filiales des deux franchises djihadistes internationales, le JNIM (Jamāʿat nuṣrat al-islām wal-muslimīn, en français Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, GSIM) et l’État islamique au Sahel (EIS), se combattent au Sahel central. Si au début de leur émergence au Mali, au Niger et au Burkina Faso, dans les années 2010, les deux groupes se sont côtoyés, se sont partagé l’espace, voire se sont entraidés à l’occasion, lors d’attaques contre des ennemis communs, dans le cadre de la gestion des otages occidentaux ou de la libération de prisonniers1, ce qu’on appelait « l’exception sahélienne » – la guerre étant de mise entre les deux factions sur d’autres théâtres – a pris fin à cette date, malgré des trêves ponctuelles observées depuis lors.

L’émergence de leur rivalité armée a mis en évidence les particularités de chaque groupe, observables et analysables dans plusieurs domaines, notamment idéologiques, et centrales dans les interactions avec les populations locales. L’exploration de ces bases idéologiques montre une dissemblance d’approche doctrinaire, notamment dans l’application de la Charia, surtout au niveau des châtiments (hudud) que l’EIS applique sans concession dans les zones sous son contrôle, alors que le JNIM remet leur mise en œuvre à plus tard, une fois la libération de tout le territoire acquise.

Le JNIM et l’EIS s’adossent à des doctrines qui sont le socle de leurs actions et du combat qu’ils mènent au nom du djihad. Ces fondements idéologiques et doctrinaires distincts permettent de comprendre leur dissemblance et leur ressemblance, qui sont souvent difficiles à interpréter sur le terrain des opérations armées.

Deux doctrines du djihad

Pour comprendre l’idéologie du djihad prônée par les deux groupes, il faut puiser dans les bases idéologiques de leurs franchises. Al-Qaida, la maison mère de l’ancêtre du JNIM, Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi), est historiquement la première internationale djihadiste. Ses objectifs sont bien détaillés dans sa constitution2. Elle repose sur « la croyance des sunnites et des gens assemblés en général et en détail et le fait de suivre les traditions des nobles ancêtres ». De ce fait, le groupe accorde une grande importance au consensus et à l’activité proprement politique pour atteindre son objectif ultime qui demeure « la victoire de la puissante religion d’Allah, l’établissement d’un régime islamique et la restauration du califat islamique, si Dieu le veut ».

Dans sa riposte à la « guerre contre le terrorisme » que lui mènent les États-Unis et leurs alliés, Al-Qaida s’est diversifiée et a multiplié ses opérations sur tous les continents. L’Afrique est concernée au premier chef ; elle a toujours revêtu de l’importance pour les fondateurs du groupe. Oussama Ben Laden a passé une partie de sa vie au Soudan, et les premiers attentats d’Al-Qaida ont été commis contre les ambassades américaines de Nairobi au Kenya et de Dar es-Salaam en Tanzanie, le 7 août 1998. Bien avant cela, des combattants africains, surtout algériens, avaient participé à la guerre d’Afghanistan, la matrice du djihadisme moderne. Leur retour fut déterminant dans l’émergence du mouvement en Afrique, avec la création du Groupe islamique armé (GIA), puis de sa dissidence du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), qui prêta allégeance à Al-Qaida en 2007 en prenant le nom d’Aqmi.

L’État islamique (l’EI central, pour faire la différence avec ses filiales dans le monde) est une dissidence d’Al-Qaida, qu’il accuse d’avoir dévié de son chemin du djihad pour s’impliquer en politique en pactisant avec l’Occident et des pays musulmans n’ayant, selon lui, de musulman que le nom. L’EI diverge de son ancêtre par sa violence envers les populations musulmanes, son refus du consensus et de la compromission et, selon ses concurrents, son excès dans le takfir (excommunication) des musulmans qui ne sont pas de son bord.

Les ennemis tous azimuts de l’État islamique

De ce fait, l’EI considère comme une obligation pour tout musulman de s’insurger contre « l’imam tombé dans la mécréance », ainsi qu’il désigne l’émir égyptien d’Al-Qaida, Ayman al-Zawahiri (tué à Kaboul en juillet 2022 par une frappe américaine), car ce dernier admet des accommodements avec des pays occidentaux et les gouvernants de la péninsule arabique. Dans la même logique, l’EI combat le régime des Talibans en Afghanistan, comme il l’explique dans le document « Voici notre dogme et notre programme » : « La gouvernance des musulmans (imamat) ne peut être accordée à un mécréant. Et si l’imam tombe dans la mécréance, il est déchu de son autorité ; l’obéissance qui lui est due n’est plus de rigueur et il est donc obligatoire pour les musulmans de se lever contre lui pour le destituer et désigner un imam juste s’ils le peuvent. »3

Ainsi, la base idéologique de l’EIS héritée de sa maison mère est le takfirisme (excommunication) des musulmans qui refusent d’adhérer à son califat, c’est-à-dire à l’État islamique qu’il a mis en place sous l’autorité d’un calife. Plus spécifiquement, le takfir s’associe à la notion de rida’a (apostasie), dont l’EIS affuble toute personne, dirigeant, érudit ou organisation qui refuse d’accepter son état islamique, rendant ainsi licite le fait de verser son sang et de s’emparer de ses biens et de ses femmes.

Le dogme et la méthodologie de la branche sahélienne de l’EI prennent leur source dans l’apostasie, ou murtadisme. Le combat contre les apostats est considéré par les doctrinaires du groupe comme la priorité : « La mécréance due à l’apostasie est, selon le consensus, plus grave que la mécréance de base. C’est pourquoi le fait de combattre les apostats prime, à nos yeux, sur le fait de combattre la mécréance de base (c’est-à-dire celle de ceux qui ne croient pas en Allah) ».4 En particulier, l’EIS, comme sa maison mère, qualifie les musulmans qui n’acceptent pas de vivre sous son autorité de grands apostats, en leur prêtant l’intention de lui nuire et de le combattre. Au nom de cette intention prétendue, l’EIS combat donc les populations accusées de connivence avec les forces qui s’érigent contre lui : milices villageoises, groupes d’autodéfense, Volontaires pour la défense de la patrie au Burkina Faso, etc.)

« Qui est un grand apostat ? »

Il suffit de ne pas se désolidariser de telles forces plus ou moins liées à l’État pour être désigné comme cible. Dans un prêche d’août 2019 ayant circulé en audio, Adelhakim al-Sahraoui, l’un des fondateurs de l’organisation, disait ainsi à ses combattants : « Qui est un grand apostat ? Un grand apostat est un musulman qui combat l’islam avec tous ses moyens ; il doit donc être tué et tous ses biens doivent être partagés entre les musulmans. Les musulmans ne sont pas autorisés à faire des affaires avec lui : ne le saluez pas, n’achetez pas dans les magasins qu’il possède (sauf si vous n’avez pas le choix), ses femmes doivent divorcer de lui et, à sa mort, il n’est pas permis de l’enterrer dans les cimetières musulmans. Même dans la Malikiyya [NDLR : la plus grande tendance de l’islam au Sahel], les apostats sont considérés comme des mécréants et la confiscation de leurs biens est autorisée. Quand un grand apostat meurt, il va directement en enfer. »

Cette doctrine offre une grande marge de manœuvre à l’EIS pour qualifier tous ses ennemis d’apostats. Il est, dès lors, du devoir de ses soldats de les combattre. Accaparer leurs biens ou leur infliger des taxes exorbitantes devient également licite. C’est pourquoi, dans la plupart des cas, les actions de l’EIS visent les populations civiles5 dont il estime qu’elles doivent exclusivement se soumettre à lui ou être considérées comme ennemies. La posture adoptée est la victoire militaire. La violence excessive contre les populations rétives est le moteur du groupe.

À l’opposé de cette approche, le JNIM inscrit son djihad dans le combat contre le taghout (tyrans et oppresseurs) dans le cadre général de la « défense des terres d’islam », doctrine théorisée par Abdallah Azzam, père spirituel d’Oussama Ben Laden. D’où l’importance dans la prédication du groupe des figures tyranniques de Namruz (Nemrod) et Pharaon, évoquées dans le Saint Coran comme le summum de l’oppression et de la tyrannie. Pour cette « défense des terres d’islam », le JNIM, s’inspirant de sa maison mère Al-Qaida, prône un djihad défensif qui évolue vers un djihad offensif en phase d’expansion, comme actuellement au Sahel.

Les buts de guerre du JNIM

À partir de ses bases du nord et du centre du Mali, le JNIM s’étend depuis 2018-2019, notamment du Burkina Faso vers les pays du golfe de Guinée et les zones ouest du Mali d’où il menace le Sénégal et la Guinée-Conakry. Pour les idéologues de l’organisation, le djihad se focalise sur le combat contre les États et leurs symboles et institutions, y compris les forces de défense et de sécurité, ainsi que contre leurs alliés, des milices qualifiées de pro-gouvernementales, comme les Dozos (chasseurs traditionnels), ainsi que contre leurs alliés, au Mali et les Volontaires pour la défense de la patrie (VDP) au Burkina Faso. Cela étant, il ne s’interdit pas des accords locaux plus ou moins durables avec eux, en particulier dans le delta central du fleuve Niger, au Mali.

La modération est, en revanche, préférée à l’égard des groupes armés signataires de l’Accord pour la paix et la réconciliation issu du processus d’Alger (APR), qu’il s’agisse du Groupe d’autodéfense touareg imghad et alliés (Gatia) ou du Mouvement pour le salut de l’Azawad (MSA) – deux mouvements communautaires pro-gouvernementaux – ou de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), devenue Cadre stratégique permanent pour la paix, la stabilité et le développement (CSP-PSD) puis Front de libération de l’Azawad (FLA). Le JNIM cherche le consensus ou le compromis avec ces groupes qui partagent son espace et les communautés dans lesquelles il évolue.

Toutefois, les affrontements survenus au Mali le 5 avril 2024, dans la forêt de Wagadou (Centre), où les combattants du JNIM ont empêché l’avancée vers le sud des combattants du CSP, puis le 4 août 2024, contre le Gatia tendance loyaliste, à Takalot (région de Kidal), montrent que le JNIM ne renonce pas à la force lorsqu’il la juge nécessaire, par exemple lorsque ces groupes prétendent empiéter sur son territoire.

Protéger ou combattre les civils ?

Du fait de sa définition du djihad, le JNIM essaie de minimiser les pertes des civils, s’attribuant la responsabilité de les défendre et de les protéger. Beaucoup de ses chefs insistent sur ce point dans leur communication. Abdelmalek Droukdel, tué par une frappe française en 2020, le rappelait dans une vidéo mise en ligne par la communication de la l’organisation en mars de la même année, en s’adressant aux combattants du JNIM en ces termes : « Vous avez le devoir d’éviter de nuire aux musulmans ordinaires et de ne pas attaquer des civils parmi eux. »

Cela explique la posture du JNIM, observée dans plusieurs régions du Sahel, qui insiste sur le fait de convaincre par la preuve. Le groupe la met en place à travers une stratégie d’implantation plus souple que celle de son rival de l’EIS, par des campagnes de prêche, d’endoctrinement, de vulgarisation de son idéologie et de ses méthodes, avant de recourir à la violence, parfois jugée nécessaire contre les personnes réfractaires à son message, comme les chefs de village ou de tribu et les érudits. Albokhari al-Ansari, un cadi (juge islamique) du JNIM, voit dans cette méthode qu’il qualifie de « souple » une différence notable avec ses rivaux. « As sama wa taha [se faire écouter et obéir], eux [l’EI], le font par la force, nous [JNIM], par l’iman [la foi] », disait-il dans un prêche de janvier 2020 ayant circulé en audio.

Cette divergence est perceptible dans le champ de l’administration de la violence, davantage canalisée par le JNIM que par l’EIS pour qui elle est un moteur, en vertu de la doctrine visant à la production du chaos d’où émergera une nouvelle génération gouvernée par les moudjahidine6. Sur ce désaccord, un expert local touareg expliquait, en août 2024 : « Le JNIM est plus clément que l’EI-Sahel. Lorsque l’EI-Sahel interdit une chose, il l’applique directement, sans demi-mesure, alors que le JNIM procède par des mises en garde préalables et propose même des alternatives. L’EI-Sahel est implacable. ».

Conquérir les cœurs et les esprits

Le JNIM applique le principe de la « conquête des cœurs et des esprits » à travers un rapprochement avec les populations auxquelles il donne une certaine liberté d’action et de décision, alors que l’EIS est intransigeant. Cette différence s’explique par le contexte qui a prévalu à la création des deux groupes. En effet, si le JNIM se présente auprès des populations comme embrassant leurs griefs et au service de leur salut, l’EIS doit se positionner comme une alternative au JNIM et aux autres groupes qu’il tente de déraciner pour s’installer à leur place. « Le JNIM se présente comme un salut pour les musulmans. L’EIS a, quant à lui, trouvé un terrain déjà “infesté” ou conquis par le JNIM et d’autres groupes armés. Au vu de l’ancrage de ses concurrents (JNIM, CMA, MSA, Gatia) dans la zone, l’EIS a dû, selon sa doctrine, faire le ménage, nettoyer l’espace convoité de la présence des sympathisants de ces groupes armés, dans la logique de se faire respecter par la terreur pour enfin s’imposer en maître absolu des lieux », racontait un expert local de Tombouctou en septembre 2024.

Du fait de leur volonté d’imposer leur ordre par la terreur, les leaders de l’EIS sont accusés par le JNIM d’être des khawarij (déviants), comme le faisait, dans le même prêche de janvier 2020, Albokhari al-Ansari : « Nous ne les qualifions pas de khawarij parce que cela nous plaît, mais nous nous appuyons sur des preuves, telles que le fait de verser le sang des musulmans sans cause juridique, l’excommunication des croyants et la trahison, à travers le renoncement à leur allégeance. Ils prennent les versets concernant les mécréants et les appliquent aux musulmans. »

De son côté, l’EIS fustige le JNIM en le qualifiant de murtad (apostat), pour son investissement dans la politique, le compromis avec les groupes armés et les gouvernements sahéliens, et les mensonges qu’il propage auprès des populations le concernant. Extrait du prêche d’un cadi de l’EIS dans la zone de Tamalat, région de Menaka, en mai 2021 : « Ils vous disent que nous sommes des khawarij. Nous prions Allah, l’Unique Protecteur, de nous garder d’être des khawarij. C’est plutôt leur manhaj [doctrine] qui est khawarij. Parce qu’ils transforment les gens en mécréants par leurs actions [méfaits] quelles qu’elles soient. Pour eux, celui qui fait le mal devient mécréant. Cela est la méthodologie des khawarij selon le consensus. »

La défense du « djihad authentique »

Dans leurs diatribes, les idéologues de l’EIS considèrent le JNIM comme un groupe tombé dans la mécréance du fait de ses alliances avec des groupes armés loyalistes7 pour le combattre. Sur ce point, Abou Ibrahim, un émir de l’EIS au Burkina Faso, affirmait dans un audio traduit du fulfulde (langue peule) en décembre 2022 : « Il est faux de dire qu’ils se battent pour la religion islamique car ils sont toujours mêlés aux groupes de mécréants. Ils se sont associés au MSA et au Gatia pour nous combattre. Ils sont toujours prêts à s’associer à n’importe quel groupe armé de mécréants pour nous combattre. Voilà une preuve concrète de leur mécréance. Toute personne qui se mêle aux mécréants appartient à leur groupe. »

À coups d’arguments émis par leurs leaders doctrinaux, les deux organisations se livrent à une surenchère depuis 2020, chacun disant défendre le « djihad authentique » et se prétendant investi d’une mission divine. Mais certains érudits locaux ne sont pas de cet avis. Pour eux, les agissements des deux groupes sont aux antipodes de la religion musulmane caractérisée par la paix et la tolérance. Un imam de la zone du Gourma malien expliquait en août 2024 : « Ces gens [JNIM et EIS], sous l’influence des khawarij, pratiquent l’excommunication des musulmans qu’ils jugent mécréants non pas sur des preuves solides, issues du Coran et de la Sunna, mais seulement parce qu’ils n’adhèrent pas à leur doctrine. » Abondant dans le même sens, l’érudit tombouctien Abou Zoubeir Mohamed Ibn Moussa qualifie les deux groupes de khawarij (déviants). Le 18 mai 2024, répondant dans un audio à la question d’un auditeur sur la différence entre les djihadistes et les khawarij, le savant a martelé : « Il n’y a aucune différence entre eux. Al-Khawarij est l’appellation qui réunit tous ces groupes. Ils peuvent se faire appeler différemment dans différentes régions du monde, mais ils restent des khawarij […] parce que ce sont des gens qui sont contre le progrès, qui n’aiment pas la paix, l’éducation et la vie. Ce sont des gens dont la vie ne tourne qu’autour de leurs délires. »

Une partie des populations locales n’est pas loin de penser la même chose. En août 2024, un notable de la zone de Gabéro (Mali, région de Gao) s’emportait en ces termes : « Nous sommes convaincus que c’est tout sauf une idéologie musulmane. L’islam, c’est la tolérance, le pardon, le partage. Mais ces gens sont des criminels, des assassins qui nous rendent pauvres et misérables. » Les populations locales estiment, elles aussi, avoir été dupées par le JNIM et l’EIS, qui se sont installés au nom de l’islam. Avant qu’elles se rendent compte de la supercherie, le mal était déjà fait, à travers l’enrôlement de la couche la plus vulnérable et la plus nombreuse des villages : la jeunesse. Un notable de la zone de Tessit le regrettait, en août 2024 : « Au moment où les gens ont compris leur tromperie, c’était déjà trop tard, car beaucoup de nos jeunes les avaient rejoints. Ces jeunes ont été corrompus par les biens matériels : l’argent, les motos, les armes et les voitures. »

Quelle Charia ?

Le JNIM et l’EIS affirment tous les deux mener le djihad pour le triomphe de l’islam et l’application universelle de la Charia, et ils disent s’inscrire dans la ligne directe de la Oumma (la communauté musulmane). En ce qui concerne l’application de la Charia et plus particulièrement du huduh (les châtiments), les deux groupes ont des approches opposées. Si le JNIM a mis en place dans les zones sous son contrôle des Housba (unités de police créées sous le califat d’Oumar Ibn al-Khattâb au VIIe siècle et ayant pour mission de faire la promotion du bien et de combattre le mal, en vertu du principe selon lequel nul n’a le droit de se rendre justice lui-même), le groupe n’applique pas le huduh (les châtiments) mais d’autres aspects de la Charia qu’il rend obligatoires : le mode de vie et l’habillement des hommes, qui doivent garder la barbe et raccourcir leurs pantalons, celui des femmes, qui doivent porter le hijab et ne pas fréquenter le marché, ainsi que l’interdiction de la mixité dans les lieux de rencontre et lors des rassemblements.

C’est ce qu’exposait, dans un audio de prêche, le chef local du JNIM de la zone d’In-Tillit, Amado Moussa dit Illyassou, en mai 2021 : « Toutes les femmes doivent se couvrir ou quitter la zone du Gourma ; les hommes doivent porter des pantalons courts ; il n’y a plus de tabac ni de cigarettes et la musique est interdite, d’In-Tillit à Gossi et Hombori. »

La réticence à appliquer le huduh est héritée des leçons apprises de l’occupation du nord du Mali en 2012. Le contrôle des grandes villes du Nord par certains groupes absorbés plus tard par le JNIM a convaincu l’organisation de la nécessité de ne pas brûler les étapes, comme le suggérait Abdelmalek Droukdel dans sa lettre retrouvée à Tombouctou en 20138 : « L’une des mauvaises politiques que vous avez menées, à notre avis, est l’extrême rapidité avec laquelle vous avez appliqué la Charia, sans tenir compte de l’évolution progressive de la situation, dans un environnement qui ignore la religion et au sein d’un peuple qui n’a pas appliqué la Charia depuis des siècles. Et notre expérience antérieure a prouvé que l’application de la Charia de cette manière, sans tenir compte de l’environnement, conduira les gens à la rejeter, ainsi que la religion, et à susciter la haine envers les moudjahidine. »

Juges et bourreaux

Faisant sienne cette critique, le JNIM adopte la « stratégie des petits pas » qui prévoit d’appliquer la Charia graduellement, à travers des séances de prêche, des campagnes de sensibilisation et de prédication et la mise en place d’alternatives aux châtiments. Les théoriciens du groupe insistent sur la nécessité de faire preuve de discernement dans l’application de la Charia pour éviter de jeter les populations dans les bras de l’EIS, son concurrent direct. Pourtant, cette position est l’une des raisons invoquées par un groupe de combattants peuls tolobé, en 2017, puis un groupe de combattants de Nampala commandés par Mamoudou Bah, dit Migdadi al-Ansari, en 2019, pour quitter les rangs de la katiba Macina9 et rejoindre l’EIS. L’application stricte de la Charia est en effet un argument de l’EIS pour recruter et séduire les combattants du JNIM

C’est pourquoi, depuis 2020, le JNIM, sans pour autant rendre l’application de la Charia obligatoire dans les territoires sous son contrôle comme en 2012, intervient comme arbitre dans les affaires graves entre communautés ou individus pour exécuter une personne reconnue coupable de meurtre à la demande de la famille. Ce fut le cas à la suite d’un meurtre commis le 10 décembre 2022 à Kakagna (région de Mopti). Selon une source locale, la famille de la victime avait demandé l’exécution du coupable, et les combattants du JNIM ont obtempéré le 13 décembre suivant.

Également, dans certaines zones, comme dans le Gourma malien, le JNIM procède souvent à des exécutions de bandits et de violeurs, surtout lorsqu’ils sont soupçonnés d’appartenir à l’EIS. Deux jeunes accusés de banditisme ont ainsi été exécutés par le groupe à Doro (In-Tillit, Gao) sur la RN16, le 3 mars 2022.

Châtier pour terroriser

À l’inverse des usages en vigueur au JNIM, la Charia et les châtiments qu’elle prévoit sont imposés implacablement par l’EIS dans les zones sous son contrôle. L’organisation se distingue par sa pratique des châtiments corporels, coups de fouet, amputation des mains des voleurs, mort par lapidation, décapitation et immolation par le feu. L’exécution de la sanction a lieu, la plupart du temps, dans un marché local, le jour de foire hebdomadaire, pour marquer les esprits des populations.

Après l’arrestation du suspect par sa Hisba (police islamique), l’EIS le met à la disposition du cadi local, qui, avec son équipe, conduit une enquête souvent expéditive et un interrogatoire sous la torture, dont l’objectif est de convaincre le suspect du crime plutôt que de rechercher la vérité. Puis le cadi condamne le suspect et le remet à la commission chargée de l’exécution des sanctions, qui fixe le jour et le lieu de l’exécution de la peine.

L’EIS a donc mis en place des Housba et des commissions chargées des sanctions dans toutes les zones sous son contrôle. Ces entités sont gérées localement mais les cas graves sont référés au cadi général du groupe. C’était, par exemple, le cas du couple accusé d’avoir eu un enfant hors mariage, amené d’Inatès, dans le nord-ouest du Niger, jusqu’à Tin-Hama (Ansongo, région de Gao), pour y être lapidé publiquement lors de la foire hebdomadaire du 18 septembre 2022.

L’application stricte de la Charia a aussi pour but d’augmenter la peur que les populations nourrissent à l’égard de l’EIS, qui procède aussi à des condamnations à mort sur la base d’affabulations de jasous (espions). Avec cette étiquette, pas d’échappatoire pour la personne accusée, rapidement condamnée et exécutée par balle ou égorgement. C’est pourquoi être membre d’une Hisba ou de la commission chargée des sanctions est un graal pour les combattants de l’EIS, sujets d’admiration et cités en exemple au sein du groupe.

Le tamkine, ou la territorialisation

Les groupes armés se réclamant du djihad ont récupéré plusieurs concepts développés par les précurseurs du djihadisme moderne, comme Hassan al-Banna et Sayyid Koutb, mais ils les appliquent à des degrés et dans des contextes différents etو surtout, à travers une doctrine propre pour soutenir leurs objectifs à court ou à long terme. Parmi ces concepts, il y a la notion du tamkine, présent dans les écrits des théoriciens du djihad, comme Hassan al-Banna. Pour l’intellectuel algérien Omar Mazri, le terme tamkine désigne la territorialisation au sens coranique. Parfois traduit par « stabilisation » et « autonomisation », le mot, selon Oumar Mazri, peut être compris dans un sens plus large : donner à la communauté (islamique) l’autorité, les moyens et les facultés de s’établir sur un territoire et d’y exercer sa vocation sans rival, sans oppression, sans limite autre que celles fixées par la religion ou les membres de la communauté là où la religion lui a laissé le champ libre.

Pour les théoriciens du JNIM, le tamkine est le stade ultime du djihad : un territoire où ne s’applique que la Charia et où ses djihadistes ne craignent personne. C’est l’objectif à long terme du JNIM, et c’est seulement à ce moment-là que pourra s’appliquer le huduh (les châtiments) contre les populations. Pour le JNIM, cette victoire ne sera pas atteinte sans la défaite totale des pouvoirs en place, l’élimination de la démocratie et de ses institutions pour laisser place à un émirat islamique régi par la Charia.

En effet, aux accusations de laxisme dans le domaine de l’application du huduh aux voleurs, aux fornicateurs et aux bandits de grand chemin, le cadi du JNIM Albokhari al-Ansari répondait en ces termes dans un prêche de janvier 2020 : « Pourquoi vous n’appliquez pas la Charia ? Pourquoi vous ne coupez pas les mains des voleurs ? Vous ne fouettez pas les fornicateurs ? Cela s’explique par le tamkine. Qu’est-ce que le tamkine ? C’est le fait d’avoir l’autorité et la force sur un territoire que tu es seul à dominer, à contrôler pour y appliquer la Charia d’ALLAH. Rien ne s’y déplace ou ne s’y fait sans ton accord : il est évident que les moudjahidine ne l’ont pas [atteint] au Mali. »

Deux conceptions du califat en devenir

Même s’il contrôle de vastes espaces, le JNIM estime qu’il n’a pas encore atteint le stade ultime du tamkine dans le sens d’« unique autorité » sur ces territoires pour y appliquer le huduh, d’où son choix d’une approche « douce » avec les populations, guidée par le souhait de contrôler les dérives de ses combattants et les autres menaces. À ce sujet, le cadi Albokhari al-Ansari a mis en garde les moudjahidine du JNIM, toujours dans ce prêche de 2020 : « Certains moudjahidine pensent que détenir une arme est une fin en soi. Ils se permettent de détruire, de médire et de prendre par la force ce qui ne leur appartient pas, en ignorant que ces actes peuvent nuire à l’acceptation de leur djihad ».

À l’inverse, le tamkine est une doctrine centrale de l’EIS concomitante avec l’application des châtiments. Les idéologues de l’organisation considèrent le huduh comme un moyen d’atteindre le tamkine, de délimiter un territoire, de le stabiliser et de l’autonomiser, d’où la proclamation, dès le départ, d’un territoire désigné comme l’État islamique. Pour eux, le tamkine ne doit pas attendre la libération de la totalité du territoire, et l’État islamique doit coexister avec les États démocratiques. Abou Ibrahim, un émir de l’EIS au Burkina Faso, s’en expliquait ainsi en 2022, dans un audio traduit du fulfulde : « Un pays peut être divisé en deux parties : Daroul Islam et Daroul Koufr. Daroul Islam désigne toute région musulmane dont les dirigeants et les hommes puissants appliquent la loi islamique. Daroul Koufr désigne toute zone dans laquelle les dirigeants et les hommes puissants appliquent la loi des mécréants. »

En effet, pour l’EIS, le tamkine implique le développement de ses capacités, la recherche de ressources vitales et la mise en place d’institutions essentielles pour faire face aux menaces afin de les surmonter facilement. Cela passe par l’établissement d’un califat comme moyen de réaliser ces aspirations. Et tous les moyens doivent être mis en œuvre pour cet objectif. C’est pourquoi l’EIS n’hésite pas à procéder à des massacres de civils, comme à Tillia (Niger, région de Tahoua), en 2021, ou dans les zones sud de Ménaka, en 2022. En outre, l’EIS considère avoir atteint le niveau de tamkine (au sens de stabilisation) depuis sa victoire contre le JNIM et la coalition Gatia-MSA, en avril 2023. Dès lors, il a mis en place des mécanismes de stabilisation dans l’espace s’étendant du cercle de Tidermene (région de Ménaka), au Mali, à la lisière d’Abala (région de Tillabéri), au Niger.

Ces mécanismes passent par un appel aux populations, la réhabilitation des infrastructures et la lutte contre la criminalité. Si le JNIM patiente encore avant de jouir du contrôle total des zones d’engagement de son djihad, à l’inverse, pour l’EIS, trouver un territoire et l’administrer est l’étape la plus importante dans la construction du califat, et elle doit être l’aboutissement de son « travail djihadiste ».

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1En octobre 2020, 3 cadres de l’EIS au moins, dont Dadi Ould Choghib dit Abou Darda, figuraient parmi les 200 prisonniers relâchés par Bamako.

2CTC Sentinel, Harmony Program. Al-Qaida’s Constitutional Charter, 2024, référence : AFGT-2002-600175, p. 2.

3Librairie Al-Hima, «  Voici notre dogme et notre programme  », maison d’édition de l’EI, 2014, p. 5.

4Ibid.

5«  The Islamic State Sahel Province  », ACLED, 13 janvier 2023.

6Combattants du djihad en arabe, terme employé par les deux groupes pour désigner leurs «  soldats  ».

7La bataille de Talataye, en septembre 2022, a opposé le JNIM et le MSA à l’EIS, même si cette alliance tactique n’a pas fait l’objet d’une coordination militaire.

8Lettres confidentielles d’Abu Musab Abdel-Wadoud adressées aux combattants d’Aqmi retrouvées et traduites par Associated Press (AP).

9L’unité militaire la plus nombreuse et la plus puissante du JNIM, active dans le delta central du Mali et dirigée par le prédicateur Amadou Kouffa.