Cet article offre un témoignage rare et détaillé des méthodes politiques plus ou moins violentes, mais en tout cas stratégiques, employées au Mali par l’État islamique au Sahel (EI-Sahel) pour asseoir son pouvoir face à son concurrent djihadiste, le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM, ou JNIM selon son acronyme en arabe, affilié à Al-Qaida).
Dans la zone de Ménaka, dans l’est du Mali, l’EI-Sahel a entrepris de normaliser ses relations avec les populations locales après leur avoir infligé de terribles violences pendant des années. Cette nouvelle stratégie est censée lui permettre de mieux ancrer son système de gouvernance et d’assurer sa pérennité. Le groupe djihadiste se conduit ainsi comme un acteur (armé) de la politique locale, ajustant ses mesures et son utilisation de la violence en fonction des clivages communautaires. Cette stratégie peut varier selon les zones de commandement et les circonstances locales : il y a ainsi une différence d’approche entre la zone de Ménaka, dont il est question dans cet article, et celle d’Ansongo-Gao, où le groupe est toujours dans une phase d’imposition de son ordre par la violence, comme en témoignent les massacres dans les communes de Bara et de Gabéro, qui auraient fait une centaine de morts en juin 2023.
Il est également nécessaire de rappeler que les rapports de l’EI-Sahel avec les populations de la zone de Ménaka restent marqués par des pratiques violentes (vols, menaces, enlèvements, etc.), malgré le virage stratégique décrit ci-dessous.
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Un nouveau chapitre dans l’histoire de l’EI-Sahel ?
Les 2 et 3 mars 2023, le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM, ou JNIM selon son acronyme en arabe, affilié à Al-Qaïda) et l’EI-Sahel s’affrontent autour de Ehsal, une localité située au nord-ouest de Menaka, au Mali. Depuis, la situation s’est stabilisée entre les deux groupes djihadistes. Cette bataille, lancée par le JNIM depuis Tinzawatene, a pour but de repousser l’EI-Sahel le plus au sud possible. Pour ce faire, le JNIM utilise au moins trois véhicules piégés et une centaine de combattants. L’EI-Sahel, préalablement informé, parvient à repousser l’offensive du JNIM conduite par son officier Sedan Ag Hitta, lequel est blessé au combat et perd deux de ses adjoints.
Cette bataille fait de nombreux morts des deux côtés et calme les ardeurs guerrières de chaque groupe. Elle force le JNIM à revoir ses priorités. C’est ainsi qu’après un retrait à Tidarmene pendant un moment, le JNIM abandonne finalement tout le secteur pour établir une ligne défensive vers Achibogho, laissant ainsi le terrain à l’EI-Sahel, qui, entre le 10 et le 13 avril 2023, pendant le mois de Ramadan, lance une campagne de « sensibilisation et de rétablissement de la vérité » dans le cercle de Tidarmene. À cette occasion, le groupe fait des séances de prêches et de plaidoyers, tue deux personnes – un Arabe et un Tamasheq noir, qui étaient recherchés par le groupe depuis longtemps pour complicité avec le JNIM – et brûle la maison de Mohamed Ag Hama, un membre de la communauté Ichidinharane qui officie en tant que cadi du JNIM dans la zone de Ménaka. Le groupe exécute deux autres personnes, dont un militaire, à Inkadewane.
Le 12 avril 2023, le cadi local de l’EI-Sahel, Youssouf Ould Choghib, organise une rencontre avec les notabilités de la zone à Chimam. Il demande aux leaders locaux de faire revenir dans leurs villages les populations qui ont fui les violences. Il ajoute que l’EI-Sahel « n’est pas là pour tuer ou massacrer qui que ce soit, mais juste pour créer les conditions d’une vie dans l’État Islamique ». Le cadi fait enregistrer un message vocal au chef de tribu Ichidinharane pour relayer cet appel. Mais une partie des populations antérieurement ciblées par l’EI-Sahel, par manque de confiance, continuent de fuir la zone pour l’Algérie et les zones d’Amassine et de Kidal, plus au nord, au Mali.
Cette séquence, qui culmine avec l’affrontement contre le JNIM, clôt un chapitre de l’histoire de l’EI-Sahel et en ouvre un autre. Après la stratégie du « bâton » marquée par le massacre de populations Idaksahak et Imghad pendant toute l’année 2022 dans une violence inouïe qui a fait près de 1 000 morts dans la région de Ménaka (voir la carte ci-dessous), l’EI-Sahel, à partir de fin avril 2023, a entrepris de stabiliser des zones (sous son contrôle depuis longtemps ou nouvellement conquises) afin d’y installer son mode de gouvernance. Fin 2022, le groupe avait installé les membres des familles de ses combattants dans d’anciens villages Idaksahak comme Inchinane et Tamalat, jusqu’à Inékar et Aghazraghan. Cette réoccupation s’accentue en 2023 avec la phase de stabilisation amorcée par le groupe et s’articule autour de trois points : appels au retour des populations dans leurs villages, réhabilitation des infrastructures et protection des populations et de leurs biens.
Appels au retour des populations
L’EI-Sahel semble avoir compris l’importance des populations pour asseoir son mode de gouvernance qui était jusque-là basé sur la violence. Initialement, le groupe tablait sur l’émergence d’une population soumise à son ordre politique après les massacres, mais ces attentes ont été battues en brèche dans les faits. L’EI-Sahel dispose d’un noyau dur de soutiens constitué en grande partie des familles de ses membres, mais les populations, que le groupe appelle dans ses communications « les musulmans ordinaires », ont dans leur majorité fui, à l’exception de celles qui n’en avaient pas les moyens. Cette situation a provoqué la chute des activités économiques et accentué la précarité des populations.
Cela explique que, pendant le mois de Ramadan, entre avril et mai 2023, l’EI-Sahel multiplie les campagnes de « sensibilisations et de plaidoyer » pour, dit-il via ses canaux d’information (notamment l’hebdomadaire de l’EI, Al-Naba, mais aussi les groupes WhatsApp et les réunions publiques), « prêcher la bonne information sur son organisation ». Cet exercice de communication est mené du 10 au 13 avril 2023 à Tidarmene village, Inkadewane et Chimam, à travers des prêches et la distribution de tracts expliquant l’idéologie et le dogme du groupe aux populations.
C’est lors d’une de ces rencontres à Chimam, le 12 avril 2023, que Youssouf Ould Choghib enregistre un message vocal qui sera partagé sur les groupes WhatsApp dans lequel il appelle les groupes armés signataires de l’accord de paix d’Alger1, le JNIM et les populations qui les soutiennent à revenir « déposer les armes et s’installer dans leurs villages en abandonnant toute action hostile contre le groupe EI-Sahel ».
Cela ne suffit pas à convaincre les populations de la zone de Tidarmene. Mais progressivement, à cause des conditions de vie difficiles sur les sites de déplacés et du manque de pâturage et d’eau, plusieurs familles des communautés Idaksahak et Dabakar des zones d’Inékar-Est décident de saisir la « main tendue » de l’EI-Sahel et reviennent avec leurs animaux dans la zone d’Azawagh. Les populations des villages de la vallée d’Assakarey reviennent quant à elles en nombre des camps de déplacés autour de Ménaka. Pour motiver les populations, l’EI-Sahel se découvre même un côté magnanime, en restituant les bétails volés de certaines communautés2. Ainsi, le 24 mai 2023, le mouvement djihadiste restitue ses bêtes à la communauté Dabakar des zones de Tassassat (nord-est de Ménaka).
Entre mai et juin 2023, l’EI-Sahel progresse vers les zones nord et ouest de Talataye, où il mène une autre campagne sur le site d’orpaillage de Taourdé auprès des communautés Chamanamas. Aux populations sur place, les combattants du groupe demandent de « faire paître leurs animaux tranquillement » et aux orpailleurs « de continuer leurs activités mais de se débarrasser des talkies-walkies et des armes qu’ils ont car ils sont les seuls en droit de détenir des armes dans la zone »3. Cependant, le groupe continue de cibler la communauté Idaksahak, dont cinq membres sont tués non loin du site d’orpaillage le 16 mai 2023, et à Tintachori dans la nuit du 18 au 19 mai 2023.
Ces campagnes bien préparées se poursuivent. Elles peuvent changer de messages mais elles ont le même objectif : convaincre les populations du bien-fondé de la vie dans l’État islamique, en opposition à ce que propose le JNIM, qui « ne fait que mentir, est incapable de protéger les populations et n’a pas hésité à les abandonner à la merci des difficultés »4.
Réhabilitation des infrastructures
Pour mieux contrôler les zones nouvellement conquises, l’EI-Sahel a mis en place un maillage sécuritaire avec un poste fixe à Aghazraghan et au sud d’Inlamawane, qui sert de lieu de transit pour tous les animaux volés par le groupe dans la zone de Tidarmene. Ce dispositif est complété par des patrouilles à moto jusqu’à Tejerert et des séances de prêches pendant le marché hebdomadaire.
Cette phase de sécurisation est suivie d’une phase de réhabilitation des infrastructures. Des maisons détruites par les combats sont restaurées à Inchinane et à Tamalat, où l’EI-Sahel embauche des maçons pour permettre aux familles de ses combattants de s’installer convenablement. À Aghazraghan, le groupe rase d’anciennes maisons pour en construire de nouvelles plus solides, dans lesquelles sont logées les populations restées dans le village – souvent des veuves de combattants.
L’EI-Sahel réhabilite par la suite des châteaux d’eau et en assure la maintenance, comme à Tajalalt, Tabankort, Inchinane, Tamalat ou Aghazraghan. L’eau stockée dans des citernes est distribuée gratuitement. Dans certains villages, comme à Anderamboukane, l’EI-Sahel met en place une commission chargée de la gestion des châteaux d’eau et de leur accès par les villages avoisinants. Deux châteaux d’eau sont exclusivement réservés aux populations tandis que d’autres sont réservés au bétail.
Enfin, le groupe rouvre les marchés hebdomadaires pour relancer les activités économiques et les échanges commerciaux entre Ménaka ville, le Niger et les zones sous son influence. Pour cela, le groupe collabore avec des commerçants maliens et nigériens qui opèrent sur les marchés d’Anderamboukane, Inchinane et Tamalat. Ces arrangements commerciaux permettent l’accès des populations aux denrées de première nécessité, mais aussi l’approvisionnement du groupe en ressources dont il a besoin : nourriture, carburant, motos et armes.
Pour le ravitaillement constant des marchés, l’EI-Sahel a donné tous les véhicules volés aux civils Idaksahak lors des massacres de 20225 à des commerçants qui partent chercher du carburant à Abala, au Niger, voire jusque dans la zone de Birni (Niger) et au Nigeria, pour le distribuer dans les zones qu’il prétend contrôler. Le même système a été mis en place pour les médicaments, que des camions acheminent du Niger et du Nigeria. Le groupe gère également les centres de santé de certaines zones (Tamalat, Anderamboukane) et rémunère le personnel soignant.
L’EI-Sahel, qui avait un temps exclu la ville de Ménaka de son maillage commercial, est revenu sur sa décision. Pour mieux intégrer l’espace commercial des zones qu’il entend gouverner, le groupe délivre des laisser-passer dont le prix est de 7 500 FCFA (11,40 euros) par personne, grâce auquel il est possible de circuler de Tejerert jusqu’à la zone de Tillia, au Niger. Ainsi, le groupe djihadiste rétablit à son avantage des échanges commerciaux qui prévalaient antérieurement à sa présence dans la zone.
Lutte contre la criminalité, police et surveillance
Dans cette phase d’évolution de son mode de gouvernance, la protection des populations et de leurs biens occupe une place importante, au regard notamment des pratiques du JNIM. Lors de ses prêches et autres réunions avec les populations, le groupe insiste sur cette faiblesse prêtée au groupe concurrent.
Sur ce plan, c’est la Hisbah du groupe (l’organe policier) qui est compétente. C’est elle qui agit en menant des campagnes de lutte contre le banditisme. Le travail de la Hisbah de l’EI-Sahel a été plusieurs fois mis en lumière dans Al-Naba. L’hebdomadaire officiel de l’EI explique qu’une campagne de « lutte contre le vol et la criminalité » a été menée avec succès en juin et juillet 2023 dans la zone de Ménaka. Le groupe a installé autour de chaque marché hebdomadaire une unité chargée de la sécurité des forains. Il organise des escortes à la demande des forains qui quittent les zones sud de Ménaka, notamment Tamalat et Inchinane, pour les marchés hebdomadaires d’Inkadewane et de Tidarmene. « Les commerçants et transporteurs ont notifié à l’EI-Sahel qu’ils ne peuvent pas faire les foires sans la sécurité de leurs biens contre les braqueurs, explique un commerçant de la zone. C’est dans ce cadre que l’EI-Sahel organise l’escorte qui devance les forains à l’aller comme au retour. C’est au retour que le 20 août 2023 l’escorte a tué deux braqueurs et que deux autres ont pu s’échapper vers le site de déplacés internes de Tabangout [au nord de Ménaka, NDLR] ».
L’EI-Sahel mène concomitamment des campagnes de sensibilisation auprès des populations à qui il est demandé de signaler tout individu se réclamant du groupe et venant les menacer ou voler leur bétail. La dernière campagne de ce genre a été menée dans la commune d’Anchawaj (Gao) début septembre 2023, après plusieurs cas de vols de bétail et de menaces rapportés par les populations. L’EI-Sahel a promis de mener des investigations pour arrêter les bandits.
L’organe de renseignement et de sécurité de l’EI-Sahel s’est constitué progressivement, au lendemain de plusieurs neutralisations de ses leaders par l’opération militaire française Barkhane et ses partenaires régionaux courant 2021. Son modèle est inspiré de l’Amnyat6 mis en place par l’EI dans la zone syro-irakienne en 2014.
Sous la direction d’Abou Albara Al-Sahraoui (cadi en chef du groupe), cette nouvelle architecture sécuritaire combinant surveillance et répression débute ses activités par une purge interne contre ses combattants « impliqués » ou « ayant facilité » les neutralisations de Barkhane de plusieurs chefs du groupe en 2021. Plusieurs combattants taxés d’« espionnage » seront exécutés au Mali et au Niger, notamment Illa Ag Kimou en septembre 2021 et Ibrahim Ould Idoumou en août de la même année.
Progressivement, l’Amnyat de l’EI-Sahel se dote d’un grand réseau de renseignement actif dans les zones qu’il contrôle en partie, mais aussi dans celles qu’il ne contrôle pas (encore). L’Amnyat est organisé en deux unités autonomes : la sécurité générale, directement rattachée à chaque émir, et la sécurité interne, qui ne rend compte qu’au cadi Abou Albara Al-Sahraoui. La sécurité générale est chargée du contrôle et de la sécurisation des populations et de leurs biens. Chaque zone a son unité qui organise des patrouilles et des checkpoints temporaires pour vérifier les pièces d’identité et les téléphones des personnes qui circulent sur les grands axes comme la RN 17 reliant Gao à Labbezanga et la RN 20 reliant Ansongo à Ménaka. Les combattants de l’EI-Sahel ont ainsi interrogé puis exécuté plusieurs personnes après leur interpellation lors de ces contrôles routiers. La dernière victime en date de cette traque est Hachim Dicko, un ancien travailleur au camp Castor, le camp du contingent allemand de la Minusma. Son exécution le 17 août 2023 a été publié dans Al-Naba. Dicko y est qualifié « d’informateur au compte des forces croisées allemandes ».
Chaque zone contrôlée par l’EI-Sahel est dotée d’un dispositif sécuritaire organisé en trois niveaux ou périmètres de sécurité. À la base se trouvent les informateurs, qui couvrent un rayon de 30 km autour de chaque localité au centre d’une zone donnée. Ils donnent l’alerte au sujet de toute personne ou force entrant dans leur périmètre de responsabilité. Le dispositif s’appuie aussi sur des unités mobiles à moto (maximum 5 motos avec 10 combattants) dans un rayon de 15 km autour de chaque village. Enfin, le dernier échelon est constitué d’unités dans les villages qui patrouillent et qui interpellent tout nouveau venu. Un « tuteur » connu du nouvel arrivant est invité à corroborer les raisons de sa présence. Les règles de conduite dans la zone sont alors égrainées au nouveau venu et son tuteur prend l’entière responsabilité de ses agissements.
Quelle logique anime ces fonctions de gouvernance élaborées par l’EI-Sahel ? Trois explications au moins émergent. Premièrement, en étendant son champ de régulation de l’espace public, le groupe assoit son contrôle territorial. Deuxièmement, son contrôle des échanges économiques stabilise le flux de ses ressources. Troisièmement, l’EI-Sahel peut désormais compter sur un vivier de recrutement facile auprès d’une population soumise à son autorité après dix ans d’absence de l’État malien.
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1L’accord pour la paix et la réconciliation au Mali (souvent dénommé « accord de paix d’Alger ») a été négocié à Alger avant d’être signé les 15 mai et 20 juin 2015 à Bamako, entre la République du Mali et plusieurs groupes armés actifs dans le nord du pays, parmi lesquels le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA).
2Le bétail est le moyen de survie des populations. En emportant le bétail des populations, l’EI-Sahel les condamnent à l’exil car, dépourvues de moyen de subsistance, elles ne peuvent plus rester dans la zone. L’EI-Sahel s’adonne essentiellement à des razzias contre les communautés accusées d’être des ennemies du groupe – on est loin du principe de Zakat relevé ailleurs.
3Discussion avec un orpailleur témoin de la scène sur le site de Taourdé.
4Al-Naba n° 405, 24 août 2023
5Il s’agit des massacres de Tamalat et d’Inchinane du 8 au 12 mars 2022.
6C’était le service de renseignement de l’organisation djihadiste État islamique actif dans la zone syro-irakienne jusqu’en 2016.