Mali. À Faladiè, « rentrer, c’est mourir, rester, c’est survivre »

Reportage · Le 17 septembre 2024, le quartier de Faladiè, en plein cœur de Bamako, s’est réveillé au bruit des armes lourdes : l’école de gendarmerie a été la cible d’une attaque djihadiste. Trois mois après, les habitants vivent dans la psychose, et tout particulièrement les personnes déplacées, qui craignent les amalgames.

L'image montre un paysage de bidonville, où l'on peut distinguer des habitations précaires construites à partir de matériaux recyclés tels que des tôles, des bâches en plastique et des branches de bois. Ces structures sont souvent assez rudimentaires et forment des petites communautés. Le sol est jonché de déchets et de débris divers, reflétant une forte pollution. À l'arrière-plan, on aperçoit des bâtiments en dur, ainsi qu'une mosquée avec son minaret, indiquant la présence d'une ville proche. L'atmosphère dégage une impression de désolation, mais aussi de vie, avec des traces humaines visibles malgré les conditions difficiles.
Le camp de déplacés de Faladiè, à Bamako, en février 2020.
© Joerg Boethling / Alamy

Il est 22 heures, le 11 novembre 2024. Amadou Traoré, conducteur de mototaxi, s’arrête un moment à deux pas de la Tour de l’Afrique. Ce monument imposant – 50 mètres de haut, 22 mètres de diamètre – est un symbole de l’unité africaine au Mali. C’est ici qu’Amadou a assisté, le 17 septembre 2024, à l’attaque de l’école de la gendarmerie située à moins de 400 mètres. « Tout a commencé vers 4 h 30. J’étais couché sur ma moto quand j’ai entendu des coups de feu dans l’école. Nous nous sommes éloignés de là où se passait l’attaque », raconte-t-il avant d’ajouter : « Des bruits de tirs continuaient, quand soudain nous avons entendu ce qui semblait être l’éclatement d’une bombe. Au même moment, les renforts sont arrivés, et ces derniers nous ont sommés de nous éloigner. »

Ce jour-là, une double attaque, revendiquée plus tard par le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM, ou JNIM selon son acronyme en arabe), affilié à Al-Qaïda, visait la capitale malienne. Ses cibles : l’école de la gendarmerie et l’aéroport international de Bamako. Si les autorités n’ont communiqué aucun bilan, des sources ont fait état, auprès des médias internationaux, de 77 morts et de centaines de blessés.

Depuis cet assaut, Amadou, un trentenaire, a pratiquement cessé de travailler la nuit. Sa femme ne veut plus qu’il rentre après 23 heures. Mais pour le conducteur, il s’agit d’un important manque à gagner : « C’est pendant la nuit que j’avais beaucoup de clients. Même si la peur demeure, j’ai confiance dans les mesures prises par nos autorités », explique-t-il.

Une peur diffuse

Awa Traoré vend des fruits dans la gare des bus Sotrama au bord du goudron. Ici, la vie semble avoir repris son cours normal. Awa sert des bananes à un apprenti de la Sotrama ; il la taquine, elle rit. Malgré sa bonne humeur, Awa vit dans l’angoisse et la peur. « Le 17 septembre au matin, je suis venue trouver la barricade placée par les forces de l’ordre, m’empêchant d’accéder à mon commerce, dit-elle d’un ton triste. Un passant m’a expliqué que l’école avait été attaquée vers l’aube. » Ce jour-là, elle est retournée chez elle mais elle est revenue travailler dès le lendemain. « J’ai peur, car on ne sait plus où nous serons en sécurité. Mais j’ai aussi confiance dans nos autorités, qui ont maîtrisé la situation dès le premier jour », se rassure-t-elle.

Depuis l’attaque, l’école de la gendarmerie s’est barricadée. La dernière promotion, sortie en août 2023, comptait 943 sous-officiers. Dans la capitale, les alentours de tous les camps militaires ont vu leur sécurité renforcée. Les civils qui travaillaient à proximité de ces installations ont été expulsés. En outre, le gouverneur de Bamako a décidé, le 19 septembre, de délocaliser tous les garbals (marchés de bétail) en dehors de la ville. Depuis plusieurs années, les autorités gardent un œil vigilant sur ces marchés qu’elles soupçonnent d’abriter des sympathisants du GSIM.

La nuit, pour se balader, il faut être muni de sa pièce d’identité pour franchir les barrages des policiers. Il est désormais interdit de s’approcher de l’école, qui se trouve sur la voie menant au quartier Sirakoro. Adama Fané vit avec sa famille à Faladiè Village Can, derrière l’école. Le jour de l’attaque, des présumés djihadistes ont été arrêtés dans une maison voisine de la sienne. Ce père de famille a depuis instauré un couvre-feu : « Tout le monde a l’obligation d’être là avant minuit. » Pour ce quadragénaire, la priorité est de protéger les siens. « On ne pouvait imaginer une attaque contre une école de la gendarmerie. On croyait être dans l’une des zones les plus sécurisées de Bamako », témoigne-t-il avec inquiétude.

L’attaque qui a visé l’école de gendarmerie est intervenue dans un contexte humanitaire déjà dramatique. L’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) comptabilisait, en août 2024, 301 000 personnes réfugiées dans des pays voisins et 330 000 déplacés internes.

« J’ai cru que c’était la fin du monde »

Au sud-ouest de l’école de gendarmerie, à quelques centaines de mètres, se situe d’ailleurs un site de déplacés. Des cabanes faites à base de bâches, de tôles, de sacs ou d’autres matériaux s’y entassent. Ce refuge, qui à première vue ressemble à un bidonville, abrite environ 2 000 déplacés. Seydou (prénom d’emprunt), 43 ans, est assis à l’ombre d’un hangar, son regard perdu dans le vide. Sa silhouette mince et son visage marqué par des rides profondes témoignent d’une vie rude. Une barbe clairsemée encadre son visage fatigué, et ses mains calleuses s’agitent nerveusement autour d’un chapelet usé qu’il ne cesse de manipuler. Vêtu d’un boubou délavé, il fait bien plus que son âge.

Originaire de la ville de Koro, dans la région de Bandiagara (centre du Mali), Seydou a fui il y a trois ans avec sa femme et leurs trois enfants lorsque leur village est devenu le théâtre de violents affrontements entre groupes armés et forces de sécurité. « Là-bas, c’était chaque jour la mort à nos portes », martèle-t-il. Il pensait trouver la sécurité en s’installant à Faladiè, mais, aujourd’hui, il se dit que même Bamako n’est plus un refuge.

Le 17 septembre, « j’ai cru que c’était la fin du monde », murmure-t-il en essuyant les gouttes de sueur qui perlent sur son front. Seydou raconte la panique qui s’est emparée des habitants du camp lorsque les coups de feu ont éclaté : « Les enfants pleuraient, les femmes criaient, et tout le monde courait dans tous les sens. Moi, je ne savais même pas quoi faire. J’ai pensé au jour où les hommes armés sont arrivés dans mon village. »

La justice de la rue

Depuis cette attaque, Seydou ne dort plus. Assis à l’entrée de son abri de fortune, une lampe-tempête vacillante à ses côtés, il parle à voix basse, comme si la nuit elle-même était devenue une menace : « Hier encore, j’ai entendu des coups de sifflet et des voix qui ordonnaient aux gens de s’arrêter. Les gendarmes, les policiers… ils sont partout maintenant. Ils font bien leur travail, mais moi, j’ai peur. C’est comme si on ne pouvait être en sécurité nulle part ». Barrages, fouilles systématiques, patrouilles armées : la capitale vit au rythme de la vigilance sécuritaire.

Pour Seydou, ce climat de tension exacerbe le sentiment de vulnérabilité qu’il traîne depuis son arrivée. « Je n’ai pas de papiers. Ils sont restés à Koro. Si on m’arrête, que vais-je leur dire ? Je ne suis qu’un déplacé, un pauvre homme qui ne demande qu’à vivre en paix. » Mais que faire d’autre ? Seydou hausse les épaules et se résigne : « Rentrer, c’est mourir. Rester, c’est survivre. » Alors, chaque soir, il s’installe près de sa lampe, ferme la porte de son abri et murmure une sorte de mantra de protection en arabe : « Je demande à Dieu de protéger mes enfants et de m’aider à voir le jour suivant. C’est tout ce que je peux faire », se désole-t-il.

Il n’est pas le seul dans cette situation d’incertitude. La psychose d’une autre attaque est lisible sur tous les visages aux alentours. Beaucoup préfèrent se taire. Ici, on craint les amalgames visant les déplacés, et notamment les Peuls, qui ont agi comme une seconde déflagration après l’attaque. Dès le 17 septembre, un homme a été brûlé vif par la foule : il était soupçonné de faire partie des djihadistes qui avaient attaqué l’école. Son calvaire a été filmé et diffusé sur les réseaux sociaux. D’autres ont été lapidés avant d’être interceptés par les forces de l’ordre. Les arrestations ont continué : à Faladiè, on compte au moins 10 hommes arrêtés par la population puis livrés aux forces de l’ordre. Si les autorités avaient mis en garde contre tout amalgame, elles n’ont pas condamné ces exactions.

« Sans son intervention, je serais mort »

Mais cette chasse à l’homme menée par des civils s’est poursuivie. Les semaines qui ont suivi l’attaque ont été marquées par plusieurs « arrestations ». Amadou (prénom d’emprunt) a échappé de justesse à un lynchage. Ce trentenaire est originaire de Tombouctou (nord du Mali). En 2022, il a décidé de rejoindre ses frères à Bamako. Il travaille aux halles, aux côtés de son frère aîné. Élancé, il a les cheveux légèrement bouclés. Ne connaissant pas encore très bien Bamako, il ne maîtrise pas parfaitement le bamanankan, la langue la plus parlée ici.

Le 20 septembre, alors qu’il rentrait chez lui, il a été pointé du doigt par un vieillard puis il a été frappé par une foule en colère. Bien que muni de ses papiers d’identité, on ne lui a pas laissé le temps de s’expliquer. C’est une connaissance du quartier qui, ne pouvant le retirer des mains de la foule, a appelé la police. « Sans son intervention, je serais mort à l’heure qu’il est », dit-il. Le lendemain, il est rentré chez lui après des vérifications. Trois mois plus tard, il garde encore les séquelles de cette mésaventure.

Les déplacés du site de Faladiè ont eux aussi subi les foudres de la foule. « On compte au moins trois personnes arrêtées. Les chefs sont en train de faire la médiation », explique Seydou, sans donner plus de détails. Du côté des forces de l’ordre qui gardent les alentours, le silence est lourd. Pas de commentaire. L’armée encaisse les attaques ; les pertes humaines aussi. « Allah kan kichi a gnon gon wèrèma » (« Que Dieu nous protège contre une autre attaque similaire »), lance Seydou en guise de prière.

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