« Les Français recréent l’OCRS pour pouvoir extraire nos ressources ! » Pour étayer ses propos, cet ancien directeur d’un centre de recherche public nigérien, aujourd’hui à la retraite, brandit un dossier rempli de documents. L’assistance fait claquer sa langue en signe d’approbation.
OCRS est l’abréviation d’Organisation commune des régions sahariennes. Il s’agissait d’une initiative de dernière minute de la France afin de créer une zone de production économique dans ses colonies sahariennes avant qu’elles n’obtiennent leur indépendance. Promulguée en 1957, l’OCRS a été rapidement démantelée après les indépendances.
L’accusation du directeur à la retraite était une réponse à la présentation de la situation sécuritaire au Sahel par un professeur d’université lors d’une conférence organisée par l’Institut de recherche en sciences humaines à Niamey le 25 février 2022. L’exposé de ce dernier était une analyse assez classique des causes de l’insécurité dans la région - mauvaise gouvernance, concurrence accrue pour les ressources naturelles, etc -, à l’exception d’une diapositive suggérant que les Français soutiendraient certains groupes armés. Lorsque le débat s’est ouvert à l’auditoire, tout le monde a ignoré le contenu principal de la démonstration du professeur pour se concentrer sur ce seul point. Et il y a eu peu de voix discordantes.
Les responsables politiques et les conseillers en sécurité français sont bien conscients de la thèse complotiste qui circule au Sahel, selon laquelle la véritable raison de la présence de la force Barkhane au Mali et au Niger serait de créer de l’insécurité - et donc de soutenir des groupes armés, voire les groupes djihadistes. Quant à savoir quel serait l’objectif d’une telle stratégie, la réponse varie selon les interlocuteurs. Certains pensent que la France veut maintenir les pays d’Afrique de l’Ouest dans la pauvreté afin de continuer à y bénéficier de sa position de pouvoir et d’influence. D’autres sont persuadés que Paris veut décourager les pays « concurrents » d’investir dans les ressources naturelles du Sahel dans le but de conserver ses contrats actuels, considérés comme largement favorables à la France1.
Et il y a ceux qui, comme le directeur à la retraite, considèrent que l’instabilité actuelle fait partie d’un plan global visant à briser le Mali et une partie du Niger pour constituer un nouvel État qui serait dominé par les Touaregs, et qui entretiendrait des relations privilégiées avec la France. Ce nouvel État, riche en pétrole, en or et en uranium, couvrirait, grosso modo, les mêmes territoires que ceux qui étaient prévus dans le projet de l’OCRS.
Une absence de réaction incomprise
Ces théories du complot sont généralement attribuées, par la France notamment, à l’influence de la propagande russe et il y a de bonnes raisons à cela. Depuis quelques mois, les groupes WhatsApp - un des principaux vecteurs d’informations au Sahel - sont inondés d’analyses pro-russes et de photos et vidéos censées apporter la preuve que les Français soutiennent les groupes djihadistes. L’affaire du « faux charnier Gossi », si elle est avérée, semble démontrer l’implication des soldats du groupe de sécurité privée russe Wagner dans la construction d’histoires macabres sur Barkhane.
Mais la propagande russe n’est pas la seule raison pour laquelle ces théories se répandent si rapidement. Dans les zones touchées par le conflit, des événements déroutants et apparemment contradictoires se produisent au quotidien - événements qui peuvent faire sens si l’on croit aux théories du complot, surtout dans un contexte particulièrement hostile à la politique française depuis quelques années2.
L’une de ces contradictions auxquelles les gens sont confrontés sur le terrain, est l’absence de réaction des soldats français lorsque des attaques se produisent. Les habitants de Tillaberi, la région occidentale du Niger qui est aujourd’hui en partie occupée par les groupes djihadistes et dans laquelle la force Barkhane a multiplié les opérations ces deux dernières années, expliquent que les attaques se produisent en général à la tombée de la nuit. À la première rencontre, les djihadistes exigent généralement la zakat (impôt islamique), et si les gens refusent, ils prennent leurs animaux. Les chefs coutumiers et les commerçants locaux sont régulièrement kidnappés ou tués.
Souvent, les habitants des villages concernés alertent les autorités au moment même où l’incursion se produit, et lorsque les djihadistes battent en retraite, ils fournissent des informations sur la direction qu’ils ont prise. S’ils ont volé un grand nombre d’animaux, les habitants estiment qu’il devrait être facile de les retrouver. De nombreux Nigériens pensent même que les Français ont la capacité de voir ce que font les groupes djihadistes et de savoir quand il y aura une attaque. Mais rien ne se passe : selon l’organisation Armed Conflict Location and Event Data Project (ACLED), Barkhane a mené 31 opérations au Niger depuis 2014 ; or selon nos informations, aucune n’a consisté à protéger un village attaqué ou à poursuivre des djihadistes après une attaque.
Une com’ qui nourrit les soupçons
Les photos et les vidéos du « faux charnier de Gossi » publiées par Barkhane semblent confirmer que les militaires français ont accès à des images de haute qualité, même si l’on ne sait pas grand chose des superficies que les drones et les avions de surveillance français peuvent couvrir. La croyance que les militaires français peuvent tout voir pourrait être un héritage de la période coloniale, lorsque les Français laissaient entendre aux peuples colonisés qu’ils voyaient tout et étaient en mesure de tout contrôler. Une idée qu’ils continuent de véhiculer aujourd’hui à travers leurs opérations de « psyops », via notamment des tracts qu’ils ont distribués dans les zones où ils interviennent au Mali, sur lesquels il est écrit : « Barkhane vous voit, même cachés » (voir l’image ci-dessous).
Cette croyance peut également être liée à des opération récentes. Nombre de Nigériens n’ont pas oublié ce dont les forces françaises sont capables lorsqu’un ressortissant français est enlevé : en janvier 2011, quand deux jeunes Français, Antoine de Léocour et Vincent Delory, ont été kidnappés par des djihadistes en plein cœur de Niamey, des hélicoptères français ont été mobilisés en quelques heures et ont poursuivi les ravisseurs jusqu’à la frontière malienne3.
Certes, les Nigériens pointent également du doigt leurs propres forces de sécurité, accusées de ne pas réagir, mais ils expliquent cette passivité plus par un manque de moyen, notamment aériens, que de volonté.
Il y a des raisons stratégiques qui expliquent que l’armée française ne réagit pas lorsque des villages nigériens sont attaqués par des groupes armés. Au Mali, le rôle de Barkhane était de lutter contre le terrorisme - une lutte dont les succès étaient en partie mesurés à l’aune du nombre de chefs djihadistes « neutralisés ». Le Niger a coopéré avec la France en permettant à la force Barkhane de mener des opérations similaires dans la zone frontalière entre le Mali et Niger. Contrairement au Mali, le Niger n’a pas rendu publics les accords passés avec la France détaillant le mandat de Barkhane sur le territoire nigérien. L’armée française n’y a pas à justifier ses opérations.
Avant le vote des députés en faveur du redéploiement des forces Barkhane et Takuba sur le sol nigérien le 22 avril 2022, la stratégie de communication du gouvernement nigérien pour justifier l’absence de réponse de Barkhane lors d’attaques contre des civils était de nier que l’armée française menait des opérations sur le terrain et de prétendre qu’elle ne fournissait qu’un soutien logistique et en matière de renseignement aux forces de sécurité. Or les habitants de Tillaberi savent bien, pour l’avoir vu de leurs propres yeux, que Barkhane joue un rôle plus important que cela. Cette stratégie de communication nourrit les soupçons et accrédite la thèse selon laquelle les militaires français et les autorités nigériennes cachent ce qu’ils font réellement.
De mystérieux bruits venus du ciel
Les habitants de Tillaberi évoquent un autre phénomène qu’ils jugent étrange : avant une attaque, un avion survolerait le village en faisant un bruit différent de celui des avions utilisés par les militaires nigériens. Lorsque les habitants entendent ce bruit, tout le monde part se cacher. Le bruit distinct de ces avions suggère qu’il s’agirait de drones. Certains disent qu’ils ne savent pas qui contrôle ces avions. D’autres assurent qu’il s’agit d’aéronefs français qui recueillent des informations afin de les transmettre aux groupes djihadistes. Lorsque j’ai demandé à des conseillers militaires belges ce qui pouvait expliquer cette chaîne d’événements, ils ont indiqué qu’il était possible que les groupes djihadistes emploient des drones avant leurs attaques pour voir si les forces de sécurité sont présentes dans le village ciblé.
Barkhane fait certes voler des drones pour recueillir des informations – l’armée américaine aussi - et parfois pour mener des frappes, mais les conseillers militaires belges rappellent que ces drones volent à plus de 7 000 mètres dans le ciel - bien trop haut pour que l’on puisse les entendre ou les voir depuis la terre ferme. Seulement, la plupart des Nigériens ne savent pas tout cela. Pour eux, si drone il y a, il ne peut être que français (ou américain). Selon cette logique, si les Français font voler des drones avant les attaques djihadistes, ce ne peut être que pour les aider.
Il est vrai que les militaires français soutiennent ou ont soutenu certains groupes armés au Mali et au Niger. En 2017 et 2018, ils ont mené des opérations conjointes avec le MSA (Mouvement pour le salut de l’Azawad) et le GATIA (Groupe autodéfense touareg imghad et alliés), deux milices armées à dominante touareg qui, contrairement aux groupes djihadistes, ne se battent pas pour instaurer un État islamique et se disent fidèles à Bamako. Pendant ces opérations conjointes, les Français ont fait voler des avions au-dessus des zones concernées mais - selon les témoins - il semble qu’il s’agissait plutôt d’avions de chasse ou d’hélicoptères que de drones ou d’avions de surveillance.
Le problème est que de nombreux civils ne font souvent pas la distinction entre les groupes djihadistes et les autres, qui mènent eux aussi des attaques contre des villages. Pour eux, quel que soit le groupe, il s’agit de « bandits ». Ainsi, lorsque des habitants entendent parler d’une attaque dans laquelle des Blancs ont été impliqués, il est possible que le témoin rapportant l’attaque n’a pas donné de précisions quant au groupe armé, et donc que personne ne sait en réalité quel groupe est soutenu par la France. Le manque de détails dans une histoire vraie peut être utilisé involontairement pour faire une autre histoire fausse.
« La France, c’est notre ancienne puissance coloniale »
Pour les personnes vivant loin de Tillaberi, comme les universitaires et les fonctionnaires qui ont participé à la conférence sur la sécurité au Sahel à Niamey le 25 février, il est un fait historique incontournable : la dernière fois que les Français ont mené des opérations militaires majeures au Niger, c’était pour « pacifier » le territoire et en prendre le contrôle, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Dans un institut de recherche réputé de Niamey, un étudiant m’a patiemment expliqué que « les forces tchadiennes et nigérianes opérant au Niger ne sont pas des forces étrangères, ce sont nos voisins », mais que pour la France, c’est « différent » car « c’est notre ancienne puissance coloniale ». Cet étudiant a raison : la présence militaire française au Niger a une signification différente de celle des armées tchadienne ou nigériane.
À l’indépendance, l’armée nigérienne n’a pas été formée à partir d’une force révolutionnaire qui avait lutté pour la liberté, mais directement à partir de l’armée et de la gendarmerie françaises qui, même après l’indépendance, ont conservé des militaires à des postes clés à Niamey. Même si des Nigériens ont progressivement été nommés aux postes de commandement, la France a maintenu des coopérants permanents dans l’armée et dans l’administration nigériennes, qui ont fourni conseils et formations. Un an après l’indépendance, le Niger a signé un accord de défense avec la France, donnant notamment le droit légal à cette dernière d’intervenir au Niger en cas d’interférence étrangère (c’est-à-dire non française) dans les affaires intérieures du pays, la possibilité de conserver une base militaire à Niamey, et des droits sur les ressources naturelles du Niger4.
Depuis le début de la campagne française de lutte contre le terrorisme au Sahel, le Niger a signé cinq accords avec la France - c’est ce qu’a indiqué le Premier ministre Ouhoumoudou Mahamadou lors du débat à l’Assemblée nationale le 22 avril 2022, consacré au redéploiement de Barkhane. Aucun de ces accords n’est accessible au public. Ce manque de transparence alimente les théories complotistes, dont l’impact est potentiellement plus dévastateur pour les relations franco-nigériennes que la révélation du contenu de ces accords.
Des arguments inaudibles
Il y a évidemment des failles dans les différentes théories du complot qui circulent actuellement. Pourquoi la France voudrait-elle attaquer une armée qu’elle a contribué à former ? Tout le monde met en avant les ressources naturelles dont dispose le Niger, l’évolution de l’ordre géopolitique et la nécessité pour la France de maintenir son rang au niveau mondial. Il est vrai que la France a bénéficié de contrats avantageux pour extraire l’uranium au cours des quarante dernières années. Jusqu’en 2014, Areva, la compagnie minière française (rebaptisée Orano) qui exploite l’uranium nigérien depuis la fin des années 1960, ne payait aucun droit d’exportation, ne s’acquittait d’aucune taxe sur les matériaux et les équipements utilisés dans le cadre des opérations minières et payait une redevance de seulement 5,5 % sur l’uranium qu’elle produisait. En 2014, le gouvernement nigérien a négocié une augmentation de cette redevance à 12 %, s’alignant ainsi sur les 13 % exigés à Orano par la province canadienne de la Saskatchewan au cours de la dernière décennie - un taux encore très éloigné de celui négocié par le Kazakhstan (18,5 %).
Mais hormis l’uranium, la France n’est pas impliquée dans l’extraction des autres ressources naturelles du Niger, à savoir le pétrole et l’or. Ce sont les Chinois qui exploitent le pétrole nigérien - ce en toute opacité - et la plupart des dizaines de tonnes d’or extraites chaque année du sous-sol nigérien le sont de manière informelle par des Nigériens et des ressortissants des pays de la région, avant d’être exportées vers les Émirats arabes unis.
Il est vrai qu’une grande entreprise française, Veolia, contrôle le secteur de l’eau, une ressource qui devrait prendre de la valeur dans les années à venir. Mais si les Français ne s’intéressaient qu’aux ressources du Niger, comme le pensent de nombreux Nigériens, alors pourquoi n’ont-ils pas signé davantage de contrats pour extraire ses ressources naturelles à des conditions favorables ces dernières décennies ? Après tout, l’accord de défense signé en 1962 leur donnait un accès prioritaire à ces ressources.
Ces arguments, aussi solides soient-ils, n’ont que peu de poids face au flux constant d’« infox » - notamment véhiculées par la propagande russe - qui prétendent prouver le véritable agenda de la France au Niger et au Mali, voire au Burkina Faso. Et même si la France renforce massivement son programme de « guerre informationnelle », comme elle l’a annoncé ces derniers mois et comme l’affaire de Gossi l’a démontrée, ces théories du complot perdureront. La guerre mondiale contre le terrorisme, avec sa multitude d’acteurs, crée trop de complexité, trop de contradictions. Dans un tel contexte, l’histoire coloniale et les structures postcoloniales qui en ont découlé pèsent trop lourd.
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1En réalité, les seuls contrats « français » dans la zone concernent l’extraction de l’uranium au Niger.
2Lire à ce sujet Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Le rejet de la France au Sahel : mille et une raisons ? », AOC, 7 décembre 2021.
3Les deux otages ont péri dans l’attaque de leur convoi par les militaires français.
4Lire Aliou Mahamane, « La naissance de l’armée nationale au Niger : 1961–1974 », in Armée et politique au Niger, sous la direction de Kimba Idrissa, Codesria, 2008.