Alassane Kiemdé, vendeur de vêtements dans les rues du marché de Ouagadougou, au Burkina Faso, croit encore que la solution à la crise de son pays réside « dans le partenariat avec la Russie ». Comme de nombreux citadins, il ne souhaiterait rien de plus que la fin du terrorisme afin que l’on puisse de nouveau visiter leur village natal, et il estime que l’armée française a échoué lamentablement. « Les régimes passés ont perdu beaucoup de temps en comptant sur la France, estime-t-il. Si nous avions été du côté de la Russie dès le début, le terrorisme aurait été réprimé depuis longtemps. » Autour de lui, plusieurs commerçants sont d’accord. Une autre raison pour laquelle ils soutiennent la Russie, disent-ils, est liée au fait que ce pays, contrairement à l’Occident, partage certaines « valeurs culturelles africaines » – notamment en ce qui concerne le rejet de l’homosexualité, pensent-ils.
Dans les pays sahéliens voisins du Burkina, beaucoup tiennent le même genre de propos. Dans les villes du Mali, où une junte pro-russe a pris le pouvoir en août 2020, des pancartes et des discours radiophoniques diffusent tous les jours des slogans antifrançais et anticoloniaux. Au Niger, les jeunes militants politiques n’ont pas cessé de célébrer l’arrivée des nouveaux dirigeants militaires en 2023, lesquels ont choisi de s’associer à la Russie plutôt qu’à la France.
L’activiste de renom Nouhou Arzika, président du Mouvement pour la promotion de la citoyenneté responsable – un mouvement de la société civile persécuté sous les régimes précédents et désormais proche de la junte –, est heureux que les récents changements aient mis son pays en avant sur la scène mondiale. « Maintenant, tout le monde parle du Niger », déclare-t-il, satisfait, quelques semaines seulement après de grandes célébrations antifrançaises et prorusses qui ont secoué la capitale, Niamey, et la deuxième ville du pays, Agadez, où les foules dansaient sur le tube du chanteur ivoirien Alpha Blondy : « Armée française ! Laissez-nous… Nous ne voulons plus de vous… Nous ne voulons plus d’une fausse indépendance sous surveillance étroite… »
« Rien que de la poussière et de la pollution ! »
La France est critiquée au Sahel pour son incapacité à aider ses partenaires gouvernementaux de manière efficace dans leur lutte contre les groupes djihadistes. De nombreux observateurs, dont Bram Posthumus, membre du réseau ZAM, rappellent que des attaques françaises contre des villageois déjà tourmentés ont été perçues comme cruelles et indiscriminées. Ce ressentiment a été renforcé par les gouvernements précédents, faibles, corrompus et soutenus à bout de bras par la France. Alors que Bamako récoltait des centaines de millions d’euros d’aide, les citoyens du Mali voyaient les programmes des repas scolaires dévorés par des prédateurs associés au gouvernement.
Les Nigériens, pour leur part, souffrent encore de la pollution et des maladies causées par l’exploitation de l’uranium dans leur pays, grandement facilitée par un régime qui préférait signer des contrats lucratifs et garnir les poches des élites plutôt que de se soucier de la population affectée. « Si nous sommes le pays le plus pauvre de la planète, c’est simplement parce que la France l’a voulu ! [Elle] exploite l’uranium du Niger depuis presque cinquante ans, mais qu’a réellement gagné le Niger ? Rien que de la poussière et de la pollution ! Nous sommes irradiés ici », dénonce Almoustapha Alhacen, de l’ONG Aghir In’Man.
Il n’a pas fallu longtemps à la Russie pour commencer à tirer parti de la situation. Au Burkina Faso, tout au long de l’année 2022 (jusqu’en septembre, avec le coup d’État d’Ibrahim Traoré), des campagnes comptant des centaines de messages sur les réseaux sociaux critiquaient l’ancien chef de l’État, lui-même arrivé au pouvoir après un putsch, le lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba le traitant d’allié « lâche » de la France et accusant sa junte de « manquer d’intérêt pour explorer des partenariats avec des alliés anticoloniaux comme la Russie ». Les campagnes vantaient simultanément le prétendu succès de la force paramilitaire russe Wagner (renommée Africa Corps) dans la lutte contre le terrorisme au Mali.
Au Niger, les annonces de manifestations antifrançaises semblaient partiellement influencées par les trolls russes. « Ce n’était pas tant la Russie qui créait un terrain fertile pour une prise de contrôle » dans la région, selon l’analyse du professeur Augustin Loada, de l’université de Ouagadougou, « mais plutôt la Russie qui en faisait habilement usage. »
Une dégradation sécuritaire permanente
Mais les paramilitaires russes n’ont pas du tout rendu le Sahel plus sûr. Fin 2023, The Blood Gold Report (compilé par une équipe de recherche composée de diverses organisations internationales prodémocratie et axé sur les liens entre les sociétés minières, les gouvernements africains autoritaires et les mercenaires russes) comptait plus de 600 citoyens tués par Wagner dans les villages du Mali. Simultanément, toujours au Mali, la junte achetait de plus en plus d’armes à la Russie, faisant augmenter les dettes publiques au point que le pays ne peut plus payer le diesel nécessaire au fonctionnement de ses générateurs électriques. Aujourd’hui, il est plongé dans l’obscurité chaque soir, de nombreuses petites entreprises ont dû fermer leurs portes, et la criminalité est en hausse dans les villes.
Une augmentation de la criminalité qui frappe également la capitale du Burkina Faso, Ouagadougou, ainsi que des villages. Les massacres perpétrés par l’armée y sont également devenus plus fréquents et n’ont pas vraiment réduit la menace djihadiste. Selon un rapport de l’Institut pour l’économie et la paix, qui produit chaque année l’indice international du terrorisme dans le monde, le Burkina a été le pays le plus touché par le terrorisme en 2023.
Le Niger achète également « des tonnes d’équipements militaires » tandis que les routes, déjà en mauvais état, se détériorent davantage, avec des puits d’eau de plus en plus secs et des entreprises de construction « qui plient bagage », constate Almoustapha Alhacen. Pendant ce temps, l’entreprise russe Rosatom se prépare à reprendre les mines d’uranium dans le Nord. Il ne sert à rien « de changer un cheval borgne pour un aveugle », se désole-t-il.
Des officiers très intéressés
Les capitaines et les colonels qui dirigent les juntes sahéliennes semblent être devenus des versions encore plus déplorables des régimes corrompus qui les ont précédés. Les défaillances de gouvernance dans les trois pays vont de l’État qui ne parvient pas à payer ses factures – « Au Mali, nous attendons d’être payés depuis 2021 », affirme un fournisseur, tandis qu’au Burkina, des campagnes d’intoxication et le gouvernement ont pointé du doigt les agents de l’administration fiscale, les qualifiant de « saboteurs », en raison des caisses vides de l’État – à la dégradation accrue des infrastructures routières, d’eau et d’électricité.
L’analyse la plus simple de cette situation pointerait l’inexpérience des dirigeants militaires en termes de gouvernance, sans omettre cependant les conséquences des sanctions imposées par les pays voisins, alignés sur l’Occident. Mais un autre élément peut être considéré comme la cause (ou la conséquence) de ces échecs : le vortex d’auto-enrichissement qui s’est emparé des pouvoirs de la région.
Sur la route menant à la ville de garnison de Kati, au Mali, de nouvelles maisons pour les colonels ont récemment poussé comme des champignons, et des constructions sont toujours en cours. « C’est scandaleux !, déplore un voisin qui vit à proximité. Le colonel Sadio Camara [membre de la junte] nourrit plusieurs chevaux dans sa cour. Il a même deux écuries. Pendant que nous luttons pour survivre. » Les documents de la banque BMS au Mali, obtenus par ZAM, révèlent que les comptes courants appartenant à des individus actuellement au pouvoir ont été convertis en comptes d’épargne destinés à recevoir des fonds liés à des contrats publics.
Au Burkina Faso, des contrats publics lucratifs ont été attribués par la junte au pouvoir à des alliés, neveux et amis. Il y a des signes évidents d’enrichissement illicite dans ces contrats, comme dans l’affaire judiciaire en cours impliquant une société canadienne pour trafic d’or et évasion fiscale, qui a récemment été réglée subitement entre la société et le gouvernement pour 14 millions de dollars américains – bien en deçà du montant que les finances publiques auraient perçu si le procès avait suivi son cours normal. Au Niger, les contrats pour les « tonnes d’équipement militaire » que le pays reçoit actuellement de Moscou, ainsi que les montants impliqués dans l’accord de 2023 pour une centrale nucléaire russe et le contrat attendu pour une nouvelle exploitation d’uranium avec l’entreprise Rosatom, sont enveloppés de secret.
Besoin d’un « dialogue franc et sincère »
Pendant ce temps, la persécution des journalistes, des opposants politiques et des activistes de la société civile s’est intensifiée dans les trois pays. Les enlèvements, les disparitions et le recrutement forcé sur les lignes de front sont des menaces réelles au Burkina. Au Niger, un politicien qui a critiqué le massacre de neuf villageois par l’armée et ses alliés russes en mai 2024 a été arrêté pour « atteinte à la défense nationale » et risque deux ans de prison. Au Mali, un éminent activiste anticorruption a été interrogé et battu plusieurs fois à l’approche d’un procès intenté par son organisation contre les pratiques d’enrichissement de la junte, et le bureau d’Amnesty International à Bamako a dû fermer ses portes.
Dans les villages de ces trois pays, les arrestations, les meurtres et les disparitions restent monnaie courante. Le slogan « Ceux qui abritent des terroristes sont aussi des terroristes et doivent être traités comme tels » est de plus en plus pris au pied de la lettre. Plusieurs témoins nous ont dit qu’ils préfèrent presque les « terroristes » maintenant. Ils expriment une profonde indignation envers les djihadistes. Pourtant, certains pensent qu’il est encore possible de dialoguer avec eux. Selon une femme interviewée dans le nord du Mali, les djihadistes « [leur] donnent de l’argent », ils les auraient même « protégés contre plusieurs attaques armées ». L’armée et son allié russe par contre, « [les] ont bombardés plusieurs fois ici. [Ils] ne pardonneron[t] jamais cela ».
Malgré des perspectives d’amélioration minces, beaucoup restent motivés à trouver des solutions pour sortir leurs pays de cette impasse. Le professeur Augustin Loada plaide pour un « dialogue franc et sincère » entre toutes les forces de son pays et de la région, car « la force brutale dans les campagnes et la tyrannie dans les villes ne résoudront rien ». Un tel dialogue serait une bonne nouvelle pour ces passagers de bus au Niger qui débattaient des besoins en construction routière et en infrastructures d’eau tout en rebondissant sur leurs sièges dans la chaleur, et pour les hommes d’affaires du Mali, qui se rassemblent maintenant aux coins des rues et se demandent comment faire face aux coupures de courant et aux faillites. Selon un étudiant de Ouagadougou, la perspective d’un ensemble de dirigeants « plus technocratiques » qui « rassemblent les gens », ne serait pas non plus malvenue. Mais il reste à voir si le nouvel « ami » de la région, le président russe Vladimir Poutine, contribuerait à tracer de telles voies pour l’avenir.
_ _ _ _ _
Presque sans exception, les personnes interviewées pour ce projet ont requis l’anonymat. Pour leur propre sécurité, les reporters ont écrit sous des pseudonymes.
Des demandes de commentaires ont été envoyées aux représentants des communications des trois gouvernements du Mali, du Niger et du Burkina Faso. Aucune réponse n’a été reçue, à l’exception de celle du porte-parole du gouvernement nigérien, qui a envoyé un clip de drapeaux et de discours prononcés à l’occasion de la nouvelle formation des Alliances des États du Sahel (AES).
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Afrique XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.