En Éthiopie, le nettoyage ethnique du Tigray de l’Ouest

« Ça ne se réglera pas sans une nouvelle guerre »

Enquête (3/3) · Durant dix-huit mois, le chercheur Mehdi Labzaé a parcouru les camps de déplacés du Tigray de l’Ouest, dans le nord de l’Éthiopie. Il a recueilli des centaines de témoignages de survivants de la guerre que se livrent les nationalistes amharas et les Forces de défense du Tigray. Ce troisième et dernier volet explique comment un système d’apartheid a été mis en place et comment le retour des réfugiées, malgré l’accord de paix, est encore incertain.

Sur le mur, on peut voir une grande fresque représentant un poing levé, symbole de résistance et de solidarité. Ce poing est peint dans des tons clairs, avec des détails qui soulignent sa force. Autour de lui, plusieurs drapeaux flottent, chacun arborant des motifs distincts en rouge et jaune, rappelant des symboles nationaux. En arrière-plan, on distingue des formes qui évoquent des paysages, créant une ambiance dynamique et engageante. L'ensemble transmet une forte impression de détermination et d'unité.
«  Pays du Tigray  » : graffiti indépendantiste photographié le 30 novembre 2023 à Hagere Selam, Tigray de l’Ouest.
© Mehdi Labzae

(Suite de l’article : « J’ai fini par donner ma fille sinon ils l’auraient prise de force »)

Pour les réfugiées, l’horreur n’a pas pris fin en traversant le Tekezé vers le Soudan ou le centre du Tigray. Les déplacées ont été exposées à l’intensité des combats qui se sont déroulés autour de la ville de Sheraro, occupée de novembre 2020 à juin 2021 par l’armée érythréenne1. Les déplacées ont aussi été poursuivies par des Fanno (le nom donné aux miliciens nationalistes amharas) – parmi ces derniers, certains nourrissent bien le désir d’exterminer les Tigréennes et pas seulement de les expulser du Tigray de l’Ouest.

Un homme originaire de Dansha raconte avoir vu des Fanno du Wolqayt désigner des déplacées du Tigray de l’Ouest à exécuter, en janvier et février 2021, dans la ville de Dedebit. Cette petite ville, connue dans toute l’Éthiopie comme le lieu où le TPLF a lancé sa lutte armée en 1975, lors de la précédente guerre civile, a accueilli des milliers de réfugiées du Tigray de l’Ouest.

Le 7 janvier 2022, un drone de l’armée fédérale éthiopienne a frappé l’école où vivaient des centaines de déplacées. Un vieil homme rescapé témoigne : « C’était le soir, beaucoup [de gens] dormaient. Dans l’enceinte de l’école, 52 personnes sont mortes. Les autres sont mortes sur la route alors qu’on les emmenait à l’hôpital de Shiré. À ce moment-là, il n’y avait aucun service de santé à Dedebit. » Un homme qui a participé en urgence à l’enterrement des victimes dans une ancienne carrière raconte : « Les corps étaient déchiquetés, mélangés, on ne pouvait pas les reconnaître. On a dû enterrer ensemble les chrétiens, les musulmans, les prêtres, les hommes, les femmes. Tous originaires de l’Ouest, Dansha, Humera, Adebay... partout. » 

« Ils se sont approprié les maisons des gens »

Depuis l’annexion du Tigray de l’Ouest, les autorités amharas ont organisé l’afflux de nouveaux habitants. Si certaines se sont spontanément présentées dans ces basses terres afin de sécuriser un accès pérenne à la terre, des milliers de colons ont été installés par les autorités. Des réfugiées ayant traversé le Tekezé dans les derniers jours du mois de mai 2024 affirment qu’il « se sont approprié les maisons que les gens ont quittées. »

© Mehdi Labzaé
© Mehdi Labzaé

Ces témoins assurent que l’administration a distribué des armes aux nouveaux habitants peu de temps après leur arrivée : « Une fois arrivés, ils se sont armés, c’est [une fois au Tigray de l’Ouest occupé] qu’ils les ont eues ! » Une femme récemment arrivée explique avoir décidé de fuir le Tigray de l’Ouest à cause de l’arrivée des colons, en mars 2024 : « On a eu peur de ceux qui sont venus dans le cadre du programme d’installation, car ils sont armés. Sinon, on ne se serait pas laissé faire [mais] deux jours après leur arrivée, [l’administration] leur a donné des armes. » Des déplacées arrivées au Tigray début juin décrivent comment les terres ont été redistribuées aux nouveaux venus par des hommes en armes et comment les Tigréennes et les Tsellim Bét restants ont été forcées de travailler la terre pour au mieux un quart de la récolte, quand ils n’étaient pas tout simplement empêchés de travailler.

Pour empêcher les personnes identifiées comme Tigréennes de circuler et donc de travailler, l’administration leur refuse la délivrance de cartes d’identité, et celles qui en font la demande sont arrêtées, ce qui en dissuade beaucoup d’essayer. La carte d’identité est pourtant indispensable pour traverser les nombreux check-points que comptent les routes de la zone : toute personne qui n’en possède pas est sûre d’être arrêtée et emprisonnée.

Un système d’apartheid

Dans certaines localités, l’administration locale a mis en place un système connu sous le nom de « papiers blancs ». Ces documents, qui ne sont pas des cartes d’identité à proprement parler, sont délivrés à la discrétion des administrateurs locaux et permettent de circuler au sein d’un district (wereda) pendant trois mois maximum. Fourni à toutes les forces de sécurité, ce permis de déplacement temporaire s’accompagne d’un avertissement : « Toute personne trouvée en possession de ce document en dehors de notre wereda ou de la ville de Humera sera poursuivie. »

« Papier blanc » délivré par l'administration de Rawyan en octobre 2023 et valable pour trois mois.
«  Papier blanc  » délivré par l’administration de Rawyan en octobre 2023 et valable pour trois mois.
© Mehdi Labzaé

De tels documents entretiennent et marquent l’institutionnalisation d’un système d’apartheid où les personnes identifiées comme Tigréennes n’ont pas les mêmes droits que celles identifiées comme Amharas. Empêchées de circuler librement, les Tigréennes sont volontairement tenues à l’écart du marché du travail et sont constamment maintenues dans une forme d’illégalité.

Pour les Tigréennes demeurées à Wolqayt-Tegedé, l’emprisonnement est par ailleurs devenu commun. Toutes les personnes rencontrées qui ont traversé le Tekezé en 2024 ont été emprisonnées, la plupart plusieurs fois. La prison est un élément central de l’administration de la zone. Il en existe plusieurs types : des prisons officielles, des postes de police et des hangars agricoles transformés en lieux de détention.

Les prisonniers et les prisonnières sont exposées à de mauvais traitements. La nourriture est à la charge de la famille. À défaut, ils doivent compter sur ce qu’apportent les proches des autres détenues ou sur le pain et l’eau que leur donnent, au mieux une fois par jour, leurs geôliers. Les conditions de détention, sous des tôles ondulées surchauffées par le soleil des basses terres, sont extrêmement difficiles. Plusieurs témoins ont rapporté des morts en prison, ainsi que des assassinats et des disparitions.

Les « intellectuels » particulièrement visés

En octobre et novembre 2022, les Fanno et l’administration nationaliste ont fait disparaître des dizaines de détenues de la prison de Humera. Rencontrés à Sheraro, d’anciens prisonniers listent les noms de ces détenus disparus. Enseignants, fonctionnaires, employés de banques, représentants de commerce : tous avaient en commun d’avoir fait des études supérieures et d’être perçus localement comme des « intellectuels ».

Berhe2, un jeune homme que l’armée fédérale a fait sortir d’une prison de Humera dans les premiers jours de juin 2024 pour l’amener à Sheraro, où je l’ai rencontré, a passé un mois en détention. C’était sa troisième incarcération. Il a été arrêté lors d’une des nombreuses rafles de Tigréennes à Humera et dans les alentours, puis a été retenu dans un hangar agricole, celui « de Kassahun », du nom de l’homme en arme qui le dirige. Il garde de ce dernier mois d’enfermement de mauvaises plaies au-dessus des coudes, recouvertes par des bandages suintants.

Il a été soumis une journée entière à la technique du « numéro 8 », qui consiste à attacher ensemble les bras et les jambes dans le dos. Ses tortionnaires l’accusaient d’avoir été membre des forces spéciales du Tigray – quand bien même il avait 16 ans au début de la guerre. Sa mère et sa sœur, restées dehors, ont payé les 20 000 birrs (325 euros) demandés par l’armée pour le faire sortir. Certains détenus ont été torturés via la technique du « numéro 8 » plusieurs jours durant, en plein soleil (au printemps, les températures de Humera tutoient les 45 °C à l’ombre).

Malgré l’accord de paix, l’incertitude des déplacés

Depuis mars 2024, des réunions se sont multipliées à différents échelons administratifs pour préparer le retour des déplacées. L’accord de Pretoria mettant fin aux hostilités, signé en novembre 2022, ne prévoyait pas explicitement le respect des frontières régionales ante bellum, mais un retour à l’ordre constitutionnel au Tigray, interprété comme incluant le retour de l’intégrité territoriale de la région. En théorie, il incombe au gouvernement fédéral d’assurer le retrait des forces amharas pour que les déplacées du Tigray puissent revenir.

Peu d’éléments ont filtré sur les négociations entre le gouvernement fédéral, les autorités de la région Amhara et le TPLF, mais la date du « 30 ginbot » (7 juin) a été retenue pour le retour des déplacées d’une partie du Tigray de l’Ouest, et celle du « 30 sené » (7 juillet) pour le retour de l’essentiel des réfugiées. Dans les camps, des réunions préparatoires ont même été organisées. Mais la situation reste confuse : si les Forces de défense du Tigray et quelques centaines de déplacées ont amorcé un retour, on ignore quelle administration va gouverner ces espaces en cas de réelle réinstallation, plongeant dans l’incertitude des milliers de personnes.

Le gouvernement intérimaire du Tigray et le gouvernement fédéral auraient intérêt à voir ce retour se concrétiser : cela incarnerait une paix réelle, notamment aux yeux des bailleurs de fonds étrangers et des institutions financières internationales. Le gouvernement fédéral pourrait espérer une rallonge de l’aide internationale dont il a cruellement besoin alors que des négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) sont en cours. Empêtré dans une nouvelle guerre en région Amhara, le Premier ministre, Abiy Ahmed, joue la montre et ne semble pas avoir arrêté une politique quant au futur statut de Wolqayt-Tegedé. En novembre 2022, il affirmait que les questions territoriales devaient être réglées « par des mécanismes légaux ». Un an plus tard, il prônait un référendum.

« On a la liste, s’ils reviennent on les tue tous ! »

Cette idée a fait réagir les États-Unis. Lors de débats sur la politique étrangère états-unienne dans la Corne de l’Afrique, un élu démocrate à la Chambre des représentants s’interrogeait : « Quoi de plus malvenu qu’un référendum après un nettoyage ethnique ? » Pour l’administration du Tigray, dirigée par le TPLF, un retour des réfugiés acterait tout de même au moins une réussite, alors que les divisions internes au TPLF et à l’administration s’étalent dans les médias régionaux et que la région a été marquée par une nouvelle famine en 2024.

Les réfugiées s’apprêtant à passer une quatrième saison des pluies dans des conditions très précaires souhaitent rentrer. Mais après ce qu’ils ont vécu au Tigray de l’Ouest, occupé jusqu’à leur départ, ils savent que tout retour sans garantie de sécurité sera synonyme de nouveaux massacres. Un homme, arrivé d’Adebay en mars 2024 après de multiples séjours dans les prisons de l’administration nationaliste amhara, témoigne : « Il y a deux Fanno qui disent aux gens qu’ils ont des listes, qu’ils savent où sont les Tigréennes et ceux qui restent : “On a la liste, on sait qui est là, et s’ils reviennent, on les tue tous ! Les Tigréenes restées ici sont entre nos mains.” »

Les autorités qui occupent la zone peuvent facilement mettre à jour leurs listes. En effet, elles arrêtent régulièrement des Tigréennes sans motif légal autre que l’absence de document d’identité et les gardent en prison jusqu’au paiement d’une rançon. Depuis mai 2024, certains Fanno ont même commencé à faire payer des rançons aux familles pour l’accès à la simple information du lieu d’emprisonnement de leurs proches. L’armée fédérale éthiopienne, présente dans la zone aux côtés des nationalistes amharas, est elle aussi impliquée dans ces affaires. Si Berhe a payé 20 000 birrs, d’autres anciens détenus parlent de sommes deux à trois fois supérieures.

Ainsi, le retour des réfugiées laisse craindre de nouvelles violences. On ignore le nombre de Tigréennes toujours présentes au Tigray de l’Ouest. Le fait que les catégories identitaires soient si malléables laisse penser que de nouvelles personnes peuvent toujours être identifiées comme telles et être réprimées. Désespérées, nombre de réfugiées confient leurs craintes : « Ça ne se réglera pas sans une nouvelle guerre. »

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1Alliée au gouvernement fédéral éthiopien, l’Érythrée a occupé de larges portions du Tigray entre novembre 2020 et juin 2021. Des localités frontalières demeurent sous emprise à l’heure actuelle.

2Tous les prénoms ont été changés.