Éthiopie. L’inauguration d’un barrage, mais pour quelle Renaissance ?

Parti pris · Le grand barrage de la Renaissance, en construction depuis 2011 sur le Nil bleu et plus grand barrage d’Afrique, a été inauguré le 9 septembre. Derrière la brouille diplomatique durable qu’il a entraînée entre l’Éthiopie et l’Égypte, l’ouvrage révèle de profondes modifications du pouvoir.

L'image montre un homme debout au premier plan, portant des lunettes de soleil et un uniforme militaire, qui semble s'adresser à un public. Il est probablement en train de faire un discours. En arrière-plan, on aperçoit une grande scène décorée de drapeaux éthiopiens et d'autres couleurs vives, avec une grande structure ressemblant à un barrage. Au premier plan, on peut voir des personnes assises, attentives, apprêtées pour un événement officiel en plein air, sur une pelouse verte. L'atmosphère semble d'une grande importance, peut-être liée à une célébration ou une inauguration.
Abiy Ahmed, Premier ministre de l’Ethiopie, lors de l’inauguration du Grand Barrage de la Renaissance, le 9 septembre 2025.
© Fana TV

Le 2 septembre, le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, a donné à Daniel Kibret, son conseiller spécial aux affaires sociales, une interview1 de près d’une heure, au pied du grand barrage de la Renaissance éthiopienne.

Les deux hommes sont assis face à face sur un petit promontoire avec vue sur le barrage et, au loin, l’impressionnant panache d’écume d’un des spillways. Le Premier ministre tutoie son conseiller, l’appelle « Danny », quand ce dernier vouvoie son maître. Daniel Kibret, qui s’était fait connaître en dehors d’Éthiopie pour ses appels2 à exterminer les Tigréens pendant la guerre au Tigray (lire notre dossier), pose le ton dès la première question : « Cher Premier ministre, depuis ce lieu où nous sommes, lieu d’un grand succès éthiopien, on pense forcément à celui qui est encore plus grand, le Créateur. Que lui dire, à lui qui nous a fait en arriver là ? » Peu surprenant de la part d’un conseiller entré en politique en 2018 dans le sillage de l’accession d’Abiy à la primature, mais surtout précédé par une réputation d’écrivain prolifique, diacre et membre d’une association chrétienne orthodoxe conservatrice. La réponse d’Abiy, invitant à humblement remercier le Seigneur, confirme la conception qu’a le Premier ministre de son pouvoir – permis par la volonté divine – et du peuple éthiopien car, selon lui, « tout le monde est croyant, en Éthiopie ». Sept jour après cet exercice de communication, le 9 septembre, jour de l’inauguration, il a commencé son discours3 par des remerciements similaires.

La religiosité de ses propos tranche avec l’esprit original du projet de barrage. Si des plans de barrage4 sur le Nil bleu étaient déjà évoqués sous l’empereur Haïlé Sélassié, c’est à Meles Zenawi, Premier ministre de 1991 jusqu’à sa mort, en 2012, que revient le lancement du projet. Le barrage avait alors plusieurs buts. Doté de seize turbines et d’une capacité de plus de 5 000 mégawatts, il s’inscrivait dans une politique hydroélectrique résolue5 et devait fournir l’électricité nécessaire à l’industrialisation de l’Éthiopie. Vite nommé barrage de la Renaissance, l’ouvrage devait être le symbole de l’État développemental, ce modèle économique pensé par Meles, forme de keynésianisme marqué où l’État devait être le premier investisseur dans l’économie et empêcher l’émergence de rent-seekers, ces parasites et autres courtiers non investis dans les activités productives que Meles Zenawi craignait de voir pulluler en cas de libéralisation de l’économie.

Meles Zenawi comptait assurément parmi les anciens marxistes (et athées) qui plaçaient avant tout dans la mobilisation des masses, notamment paysannes, le moyen d’assurer croissance et sortie de la pauvreté. Ses discours étaient conclus par des appels à s’unir pour le développement ou à des hommages aux martyrs des dix-sept ans de lutte armée qui l’avaient amené au pouvoir, lui et ses camarades du Tigray People’s Liberation Front (TLPF), à la tête de la coalition de l’Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front (EPRDF).

Un projet financé par les Éthiopiens, et non par le « Seigneur »...

Voir le Premier ministre actuel remercier le Seigneur plutôt que les peuples d’Éthiopie est d’autant plus frappant que le barrage est le résultat d’un effort massif de la population éthiopienne. Les 5 milliards de dollars (4,3 milliards d’euros) qu’ont coûté le projet ont été quasi exclusivement payés par le peuple éthiopien. Certes, une banque publique chinoise a participé au financement, mais le barrage a coûté cher à la population. Pendant plusieurs années, les fonctionnaires éthiopiens se sont vu retenir un mois de salaire par an pour contribuer au financement du barrage. Au milieu des années 2010, certains citoyens aisés allaient spontanément acheter des « bonds » pour financer le barrage, dans un effort collectif appuyé par de nombreux spots publicitaires et campagnes de mobilisation. « On l’a commencé, on va le finir », un des slogans faisant référence au barrage, était en passe de passer dans le langage courant, répété par des employés devant un travail difficile comme par des amis devant un bon plat. Si les ponctions obligatoires opérées au nom du barrage pouvaient être raillées, très peu nombreuses étaient les critiques directes du projet en lui-même6.

Derrière ce grand projet résidait aussi une intention nationaliste, visant à unir les Éthiopiennes de tous horizons vers le développement. Si dans les discours publics l’EPRDF avait, dans les années 1990, fait en sorte que la pauvreté soit l’ennemi à abattre en lieu et place du régime militaire, il avait aussi joué d’une forme de nationalisme éthiopien post-impérial pendant la guerre contre l’Érythrée de 1998-2000. Une décennie plus tard, le barrage et la mobilisation qu’il entraînait, formulée en termes martiaux, devaient donner un nouveau but, pacifique celui-ci, à l’union nationale.

Le récit porté par Abiy Ahmed sur le barrage reflète une réécriture de l’histoire permettant au Premier ministre de s’approprier le projet. Pendant la guerre au Tigray, qui a vu le gouvernement fédéral assiéger la région septentrionale d’Éthiopie, gouvernée par le TPLF, de faux récits attribuant la conception du barrage de la Renaissance à l’empereur Haïle Sélassié plutôt qu’à Meles Zenawi avaient déjà circulé. Dans son interview, Abiy Ahmed avance désormais que, lors de sa première visite sur le site en tant que Premier ministre, en avril 2018, on n’y trouvait que quelques baraquements désordonnés, quand bien même le projet était réputé à 50 % terminé7 dès 2016.

Le barrage ne portera pas le nom de l’ingénieur qui s’est suicidé

Réglant ses comptes, Abiy Ahmed précise à un conseiller conquis qu’à la différence du lac Nasser, le lac du barrage de la Renaissance ne portera pas le nom de l’homme d’État l’ayant initié. En Éthiopie, beaucoup auraient aimé que le lac porte le nom de Simegnew Bekele, l’ingénieur responsable des travaux, devenu figure médiatique du fait de ses points d’information sur l’avancement du projet. Celui-ci se serait suicidé par arme à feu dans sa voiture de fonction sur la plus grande place d’Addis-Abeba en juillet 2018. Sa mémoire est devenue un terrain d’affrontement entre des opposants, notamment nationalistes Amhara, et le gouvernement d’Abiy Ahmed, soupçonné par beaucoup d’avoir voulu faire disparaître l’ingénieur. L’affluence monstre lors de ses funérailles a témoigné aussi de la popularité du projet lui-même. Dans son discours d’inauguration8, Abiy Ahmed a confirmé qu’il a choisi de nommer le lac « lac de l’Aube ».

La réussite du mégaprojet cache pourtant d’autres dynamiques : 55,4 % des foyers éthiopiens avaient accès à l’électricité en 2022, selon la Banque mondiale9. Alors qu’il était passé de 23 % en 2011 à 44,8 % en 2018, la croissance de ce taux a ralenti, étant stable entre 2022 et 2023. Les guerres ne favorisent pas la pose d’infrastructures électriques.

Si ces chiffres masquent des politiques parfois autoritaires de l’EPRDF, et notamment la villagisation forcée de foyers ruraux, ils témoignent surtout d’un changement de paradigme. Le régime actuel veut augmenter la production d’électricité pour faire des grandes villes des vitrines, pas pour améliorer les conditions dans les campagnes. Addis-Abeba a été considérablement transformée dans les cinq dernières années. Des quartiers populaires entiers ont été détruits pour faire place à d’immenses buildings. Les projets de « corridor de développement » ont mené10 à l’expulsion de dizaines de milliers d’habitants. Ils sont désormais nombreux à marcher plusieurs heures pour se rendre au travail depuis les lointaines banlieues. Certains ont même emménagé dans des camps de déplacés internes en région Amhara…

Les habitants d’appartements à Addis-Abeba sont sommés de payer d’importantes sommes pour repeindre leurs façades en gris, couleur choisie par le Premier ministre. Un type particulier de lampe doit aussi être apposé sur les façades, produisant une illusion de modernité uniforme. L’énergie du barrage de la Renaissance éclairera une capitale vidée de son habitat populaire.

Un tiers de la production pour les bitcoins

Les plus de 5 000 mégawatts de capacité du barrage sont aussi employés pour une autre activité aux antipodes du développement : le minage de bitcoins. En effet, le barrage de la Renaissance a été mis au service d’un discours vantant une électricité bon marché en Éthiopie, et attirant, au moyen d’un cadre législatif peu clair, les entreprises de cryptomonnaies. La production de bitcoins en Éthiopie était même présentée11 comme verte, l’électricité utilisée étant entièrement d’origine hydaulique. L’énergie des barrages de l’État développemental finirait donc dans l’activité la plus parasitique qui soit, déconnectée de toute activité productive concrète. En 2025, le minage de bitcoins allait siphonner un tiers de la production annuelle du pays, poussant le gouvernement à y mettre un coup d’arrêt cet été12.

L’exemple des cryptomonnaies reflète la perception de l’économie politique portée par le régime actuel. De fleuron du développement collectif, que l’EPRDF disait répartir sur tout le territoire en ouvrant des parcs industriels ou des usines et des plantations (notamment de sucre) dans chaque région, le barrage est devenu l’une des nombreuses enclaves extractives ultra-sécurisées13 que le régime tient à la force des armes.

Ailleurs, les masses paysannes que l’EPRDF s’employait – quoi qu’elles en pensent – à « sortir de la pauvreté » sont abandonnées à la violence. Dans la zone de Metekel, à environ 150 km du barrage, les massacres se sont multipliés ces dernières années, sur fond de tensions foncières. Des parcs industriels ont été pillés et partiellement détruits, notamment pendant la guerre au Tigray, tout comme des usines de sucre, des projets laissés à l’abandon et au pillage par le gouvernement fédéral.

Le prochain projet ? La guerre

Le projet de barrage a occupé le devant de la scène politique éthiopienne pendant près de quinze ans. Que va-t-il advenir maintenant qu’il a été inauguré ? Abiy Ahmed semble avoir choisi quel projet nationaliste il allait mobiliser pour rallier la population derrière une grande cause : recouvrer l’accès à la mer d’un pays enclavé depuis l’indépendance de l’Érythrée, en 1993. Depuis l’automne 2023, les déclarations belliqueuses se sont multipliées. Premier ministre et différents responsables n’ont pas caché leurs vues sur le port érythréen d’Assab.

En déclarant le 6 septembre14 que « l’armée de l’air est prête », Abiy entretient la crainte d’une attaque contre l’Érythrée. Au cours d’une revue de plusieurs bases militaires, le chef d’État-major a invité les nouvelles troupes de la marine à « se tenir prêtes à tout moment à prendre leurs positions sur la mer ». Le jour de l’inauguration, présentant le barrage comme une « seconde victoire d’Adwa » – qui avait vu, en 1896, les armées éthiopiennes coalisées vaincre les envahisseurs italiens –, le Premier ministre se faisait plus menaçant encore, s’adressant aux « ennemis, de près ou de loin ». D’un ton appuyé, il a scandé : « Nous Éthiopiens, notre nom est immortel, mais notre corps est prêt à mourir […] pour laisser des traces éternelles. […] Il ne vaut mieux pas entrer en conflit avec nous. » Après la fête, les lendemains pourraient vite s’assombrir.

1L’interview diffusée sur Fana Television est disponible ici.

2Mehdi Labzaé et Sabine Planel, «  La République fédérale démocratique en guerre. Mobilisations nationalistes, ordre martial et renouveaux partisans en Éthiopie  », Politique africaine n° 164, Karthala, 2021, pages 141 à 164, à lire ici.

3La vidéo de l’inauguration est disponible ici.

4Jan Nyssen, Kiros Hailemariam, Paolo Billi, Ethiopia’s Nile dam was Meles’ endeavor, not Haile Selassie’s, Ethipia Insight, 18 mars 2022, à lire ici.

5Tom Laver, Dams, «  Power, and the Politics of Ethiopia’s Renaissance  », Oxford Studies in African Politics and International Relations, 2024, PDF disponible ici

6Voir Mehdi Labzaé, «  Partisans, fonctionnaires et paysans. Une enquête sur l’État-parti en Éthiopie  », Paris, Éditions de l’EHESS, 2024, p.103.

7Dale Whittington, «  Why technical discussions are needed for the Grand Ethiopian Renaissance Dam  », The Conversation, 8 juin 2016.

8Voir la vidéo sur la chaîne SNNPRS Radio & Television Agency ici.

9Les données sont disponibles ici.

10Ayehu Bacha Teso, Siyum Adugna Mamo, «  Ethiopia’s Authoritarianism is Built on Bulldozer Politics  », Ethiopia Insight, 17 juin 2025, à lire ici.

11La documentation de promotion est disponible en PDF ici.

12Nardos Yoseph, «  EEP to Phase out Crypto Mining as Grid Strain Concerns Mount  », the Reporter Ethiopia, 9 août 2025, à lire ici.

13Mehdi Labzaé, «  The Ethiopian Economy, Nation-Building and the Tigray War, An interview with Semhal M. Zenawi  », Politique africaine n° 173, 2024, PDF disponible ici.

14Voir la vidéo sur la chaîne Ethio Forum ici.