Togo. Katanga, le « ghetto » des pêcheurs délogés puis délaissés

Reportage · Face à la mer, à l’est du vaste port de la capitale Lomé, ce quartier de pêcheurs est devenu un vrai « ghetto » à la suite du délogement de ses habitants de son ancien emplacement pour l’extension du grand port construit par Bolloré. Malgré la mauvaise réputation et les violences policières, les « Katangais » tentent de maintenir une certaine solidarité et de reconstruire leur lieu de vie.

Dans cette scène vibrante, une femme porte une grande bassine sur sa tête, symbole de son travail quotidien. Elle avance avec assurance sur un chemin, tout en étant entourée de maisons à architecture simple, en bois et en bambou. Le ciel est clair, laissant présager une belle journée ensoleillée. À proximité, des enfants jouent ensemble, ajoutant une atmosphère de vie et de dynamisme à l'environnement. Les ombres et les textures des matériaux environnants se mêlent, créant un paysage riche et vivant. L'ensemble dégage une ambiance d'activité et de communauté.
Dans le village de pêcheur Katanga, près de Lomé (2011).
© European Union 2011 PE-EP / Johanna Leguerre

Des centaines de petites cabanes posées côte à côte, avec des feuilles de palmiers pour murs et des bâches pour toits : le quartier de pêcheurs de Katanga, niché face à la mer, à une dizaine de kilomètres à l’est de Lomé, la capitale du Togo, détonne au milieu des hôtels, des restaurants, des villas ostentatoires et des grandes usines de la ville. Coincé entre le grand port de la capitale, dirigé jusqu’en 2023 par le groupe français Bolloré, et le nouveau port de pêche – un don des Japonais.

La situation géographique de Katanga attire depuis longtemps des populations arrivées de différents pays du golfe de Guinée. Togolais, Ghanéens, Béninois et Nigérians… Quelques 3 000 personnes cohabitent dans ce village à l’allure négligée. Deux entrées permettent d’accéder à Katanga : une piste partant de la route du Bénin, ou depuis la plage, en contournant l’embouchure d’un ruisseau grisâtre malodorant qui charrie les déchets des usines environnantes.

Les difficultés d’accès, à cause de l’éloignement géographique du centre urbain de Lomé et du manque d’infrastructures de transport, conjuguées au caractère « étranger » du lieu, ont cantonné le quartier à une position périphérique. Cette mise à l’écart a nourri le sentiment d’altérité des citadins de la capitale envers cette population d’exilés considérée comme marginale. Amandine Spire, spécialiste des sociétés urbaines et des dynamiques migratoires en Afrique subsaharienne, définit cette marginalité comme « le paradoxe de l’invisibilité de l’identité étrangère », un paradoxe consistant en une invisibilité sociale et politique.

Ici on parle l’akan, l’adan, l’ashanti et le kabiyè

Sans représentation, peu reconnu par les institutions, mais loin de passer inaperçu, le quartier attire l’attention par ses pratiques sociales et culturelles atypiques incarnées par la forte présence d’une population considérée comme étrangère. Ce contraste révèle toute la complexité de Katanga : mis à l’écart des circuits officiels de la ville, il n’en occupe pas moins une place bien réelle dans l’imaginaire urbain, comme un espace différent, marginal, et pourtant symboliquement central dans la construction de l’altérité à Lomé.

La forte diversité communautaire se manifeste clairement dans les espaces de sociabilité de Katanga, marqués par une grande richesse linguistique. Jacques, 37 ans, pêcheur depuis son enfance, habite dans le village voisin de Gbétsogbé, accolé au port de pêche. Pourtant, tout le monde à Katanga le connaît et le salue en passant. « Jack bless », lui lancent-ils. « No one cares », répond-il en souriant. En nous accompagnant, il précise que les langues les plus parlées à Katanga sont l’akan, l’adan, l’ashanti et le kabiyè.

Ce samedi de mars, sous un soleil brûlant à son zénith, nous empruntons la piste qui mène au quartier depuis la route. Nous traversons des venelles recouvertes de sable noirâtre : des femmes participent à la transformation du poisson, des hommes reprisent des filets de pêche, d’autres reviennent de la mer imprégnés d’une odeur iodée.

La drogue pour s’évader

Peu s’aventurent dans ce quartier, réputé dangereux et rempli de « drogués », mais, malgré les déchets omniprésents, les ruelles sont animées et mènent toutes à une place circulaire, le point névralgique du village.

Installé sur un banc en bois, non loin du bar qui fait vibrer le quartier chaque jour au rythme de l’afrobeat, Khalifa, pantalon en dessous de la taille façon sagging, allume son joint de cannabis avant de le tendre à son « grand frère » Jacques. « On aime porter le pantalon comme ça, comme Tupac », lance Khalifa. Ce pêcheur résidant lui aussi à Gbétsogbé, aime se poser à Katanga pour se détendre après une nuit passée en mer. Deux autres jeunes semblent en transe après avoir consommé du tramadol, un analgésique de la classe des opioïdes très répandu au Togo. Le regard perdu dans l’horizon, ils basculent vers l’avant se pliant sur eux-mêmes, leurs mentons sur le point de toucher leurs genoux, avant de se redresser soudainement, tels des zombies.

À quelques mètres, des enfants jouent au football avec un ballon déchiqueté. Soudain, arrivant comme par magie au milieu de la fumée, une mère hèle son gamin. Cette femme d’une quarantaine d’années est vendeuse de fruits au port de pêche. « Mon dernier ne veut plus aller à l’école depuis quelques semaines. J’ai essayé de le convaincre mais, pour devenir pêcheur, il pense qu’il n’a plus besoin d’y aller », confie-t-elle.

Tué à 27 ans lors d’une intervention policière

Katanga n’est pas seulement le territoire des jeunes fumeurs. Les habitations à même le sable ne sont pas la propriété de ceux qui les occupent. Chaque ménage est tenu de verser une taxe mensuelle de 1 000 F CFA (soit environ 1,53 euro) à l’État, sous peine d’expulsion. Aux yeux du gouvernement, cette forme de « ghettoïsation » ternit l’image de la ville et reste perçue comme un obstacle à son développement urbain. Livrés à eux-mêmes, les habitants de Katanga se plaignent de l’absence de services de nettoyage, un abandon illustré par l’imposante montagne de déchets qui borde le littoral et altère le paysage maritime. Les habitants disent avoir attendu deux ans pour que des techniciens municipaux se rendent enfin sur place, en janvier, afin d’étudier la possibilité d’une nouvelle opération de salubrité.

La montée des eaux est un autre défi pour le village. L’inaction du gouvernement est perçue comme le signe d’une volonté de se débarrasser du quartier. L’océan engloutit chaque année de cinq à dix mètres de plage et les maisons construites avec des matériaux de fortune sur son passage. Cette situation s’est aggravée avec la construction du port de Lomé, en 1967, et le barrage hydroélectrique d’Akosombo, au Ghana. La modification des fonds marins a précipité, à l’est du port, un départ de sédiments qui contribuaient à limiter l’érosion, et le phénomène a été exacerbé par les effets du changement climatique ainsi que par l’extraction de graviers par les riverains.

Les installations électriques improvisées, basées sur un système de câblage en araignée relié à un réseau clandestin, exposent les habitants à un risque permanent d’électrocution et d’incendie. Patricia, vendeuse ambulante de fruits, a vu sa maison familiale partir en fumée début décembre 2024. « Nous n’avons pas les moyens de la reconstruire », dit-elle, visiblement éprouvée. Quelques semaines auparavant, la famille avait déjà été frappée par un autre drame : son frère Modcho, 27 ans, avait été tué lors d’une intervention policière visant à démanteler un point de vente de cannabis. Selon plusieurs témoins, Modcho aurait tenté de s’interposer pour empêcher l’arrestation d’une vendeuse. Les policiers auraient alors ouvert le feu. Modcho était l’un des rares soutiens financiers du foyer, dont dépendaient également sa compagne et ses enfants. Depuis l’incendie, la famille est complètement désemparée, livrée à elle-même, sans ressources ni perspectives.

« On constate une réduction des stocks de poissons »

Assis en cercle sur le sable, devant la mer, cinq hommes d’une cinquantaine d’années réparent des filets de pêche en sirotant du sodabi, la boisson locale distillée à base de vin de palme.

La réparation d’un filet de 100 mètres est rémunérée 10 000 F CFA, une somme dérisoire pour deux semaines de travail. Ils ne parlent pas français mais éwé, l’une des langues officielles du Togo, sont analphabètes et n’ont jamais fréquenté l’école. « Nos enfants sont aussi pêcheurs, mais les nouvelles générations prennent d’autres chemins parce qu’on constate une réduction des stocks de poissons », raconte Pascal, débraillé, avec une tenue aussi échevelée que son discours est hésitant. « De plus, les Ghanéens viennent ici avec des embarcations plus sophistiquées et des filets qui ne respectent pas les tailles autorisées. Ils capturent tous nos poissons », poursuit l’ancien pêcheur.

« Il y a cinquante ans, on pêchait deux fois plus de poissons. Des navires chinois viennent capturer nos espèces avec des filets trop serrés », dénonce David, ancien pêcheur résidant à Katanga. Dans les eaux du Togo, pays du golfe de Guinée, la surpêche et la pêche illégale sont un problème récurrent depuis des décennies. En dépit des efforts du gouvernement togolais, à travers des patrouilles maritimes et le renforcement de la législation en 2016, la pêche illégale représente 37 % des captures.

« Le gouvernement permet cette situation »

Au Togo, les conséquences de la surpêche sont aggravées par d’autres facteurs, comme l’absence de période de repos biologique maritime. L’expérimentation par le Ghana de cette trêve imposée pousse les pêcheurs ghanéens à venir pêcher au large des côtes de son voisin, fragilisant davantage son écosystème.

Face aux navires industriels étrangers, les pêcheurs artisanaux sur leurs petites pirogues motorisées ne font pas le poids. Parfois, voulant pêcher de nuit et profiter des lumières des grands navires stationnés dans le port de Lomé, ils s’approchent trop près et sont pris pour des pirates.

« Les Ghanéens viennent sur nos côtes et ramassent tous les petits poissons. C’est pour ça qu’on a de moins en moins de gros poissons », raconte Kossivi, qui a dû abandonner la pêche quand sa pirogue s’est cassée. Depuis longtemps, la pêche n’était plus une activité lucrative : « On dépense plus en carburant qu’on ne fait de bénéfices. » Et le quadragénaire de conclure : « Le gouvernement permet cette situation en acceptant l’argent des Ghanéens qui paient une taxe pour violer en toute impunité la loi qui interdit les filets de mailles trop étroites. De plus, les vendeuses de poisson sont elles aussi complices. Elles en profitent. »

Quand le port de Bolloré délogeait les pêcheurs

La pêche artisanale représente 99 % de la production totale marine du Togo. Pourtant, les pêcheurs déplorent un manque de soutien du gouvernement à ce secteur qui emploie 20 000 personnes et représente 4,5 % du PIB, selon les chiffres du ministère de l’Économie maritime du Togo.

Le gouvernement prétexte la nationalité étrangère supposée des habitants de Katanga pour justifier le manque d’investissement en faveur de cette communauté de pêcheurs. Cette dernière se sent abandonnée de l’État et craint à tout moment d’être délogée.

« On nous a forcés à partir avec la construction du troisième quai du port de Lomé en 2002 », rappelle Cécile, une résidente d’environ 70 ans qui connaît bien l’histoire du quartier. Le souvenir du délogement forcé, pour construire le port de Bolloré, reste encore très présent dans les esprits. Contraints de partir, les gens se sont installés quelques kilomètres plus loin sans aucun dédommagement.

Les habitants l’appellent le « ghetto »

En plus de leurs habitations, les pêcheurs perdent alors leur port artisanal. La promesse d’un nouveau port de pêche ne se concrétise que bien plus tard, en 2019. Les pêcheurs dénoncent aujourd’hui des insuffisances dans le chenal d’accès du nouveau port de pêche qui a déjà coûté la vie1 à deux d’entre eux et causé la perte de treize pirogues rien que pour le mois de juillet 2020. « Les vagues doivent être cassées en amont, elles sont trop proches du chenal », explique Kossi, un jeune pêcheur.

Les stupéfiants en circulation, la prostitution, la pauvreté, l’insalubrité et la délinquance ont fait de Katanga ce que beaucoup considèrent comme la pire banlieue de la capitale. Les habitants eux-mêmes l’appellent le « ghetto ».

La précarité économique de la pêche (500 F CFA de gains lors d’une mauvaise journée) et le manque d’opportunités en dehors de ce secteur poussent les jeunes à considérer la vente de cannabis comme l’unique option de survie. D’autres formes de délinquance telles que le vol, le braquage ou des règlements de comptes violents ont contribué à stigmatiser cette population au sein de la société loméenne.

Une mauvaise réputation qui perdure

Les zemidjans (motos-taxis) refusent de s’y rendre, et les citadins de Lomé déconseillent d’y aller. De fait, les personnes étrangères ne faisant pas partie du village sont perçues avec méfiance et exposées aux braqueurs. Se faire accompagner d’un résident est le seul moyen d’entrer en toute sécurité. Face à cette situation, la communauté s’est organisée pour écarter les bandits. La mauvaise réputation perdure bien que les agressions en plein jour soient de plus en plus rares.

À l’intérieur, une hiérarchie tirée de la coutume garantit un certain ordre, fidèle aux perceptions de la justice sociale. Loin de s’apitoyer, la population compense la précarité par des formes multiples de solidarité et d’entraide.

Les conditions de vie engendrées par la précarité et amplifiées par l’isolement de Katanga favorisent une addiction précoce aux stupéfiants. Katanga est devenu un lieu de deal mais aussi un refuge pour celles et ceux qui sont en rupture avec les normes sociales imposées par la famille.

Vente de cannabis et de repas chauds

Chez elle, une mère de famille prépare des enveloppes de cannabis pour la vente. « On est nés dedans », explique Jeanne (nom d’emprunt), qui consacre sa vie aux enfants vulnérables. Proche de la soixantaine, elle s’est dévouée corps et âme à nourrir, habiller et scolariser ces mineurs abandonnés à leur sort.

Pour ce faire, elle utilise une méthode peu orthodoxe : la vente de cannabis et de repas chauds qui lui permet d’assurer un revenu régulier pour financer les besoins de dizaines d’enfants. « Ce n’est pas pour rien qu’on la surnomme “la maman” dans tout Katanga ! », dit Akalai, un jeune que Jeanne a vu grandir. Malgré quelques passages éphémères à la prison civile de Lomé, elle n’a jamais baissé les bras. Elle fait la fierté des habitants de Katanga, qui la protègent même des descentes de police régulières dans le quartier.

La criminalité et la présence de stupéfiants justifient les opérations inopinées de la gendarmerie à Katanga. « Des grands bandits se réfugient à Katanga. Il y a quelques années, la police n’osait même pas y intervenir », affirme Kokou, habitant de Lomé et fondateur d’un centre culturel. La stigmatisation du quartier engendre parfois des interventions disproportionnées, comme celle qui a coûté la vie à Modcho. Sa famille, résignée, refuse de saisir la justice. « Ça ne sert à rien de porter plainte contre l’État », lâche sa sœur, d’un ton las. Pour sa compagne, la perte est lourde : endeuillée, elle se tourne désormais vers la solidarité de la communauté pour subvenir aux besoins des enfants du couple.

1Voir «  Le gouvernement compatit à la douleur des pêcheurs, suite au décès de deux des leurs  », Le Nouveau Reporter, 20 juillet 2020. Et Yao Bernard Adzorgenu, «  Port de Pêche de Gbetsogbé : le drame évité de justesse dans une mer déchaînée  », Togo Daily News, 14 août 2023.