Bonnes feuilles

Au Mali, l’immense poids politique des « familles fondatrices »

Au Mali, l’influence des trois familles qui sont présentées comme ayant fondé la capitale, Bamako, est considérable. Dans un ouvrage issu d’un travail de thèse, le journaliste et chercheur Bokar Sangaré revient sur leur poids politique et sur leur instrumentalisation par les pouvoirs successifs.

L'image montre un groupe de quatre hommes dans une pièce intérieure. Ils portent des vêtements traditionnels : des turbans et des vêtements clairs, souvent en coton. Un des hommes, sur la droite, est en train de serrer la main d'un autre homme, tandis que deux autres les regardent avec un air amical. La lumière entre par une fenêtre derrière eux, créant une atmosphère chaleureuse. Les murs sont texturés, avec un éclairage doux, et l'ensemble donne une impression de convivialité et de respect mutuel.
En février 2016, le chef de la Minusma, Mahamat Saleh Annadif, avait rendu visite aux «  familles fondatrices  » de Bamako.
© Minusma

Au Mali, l’honneur de la fondation de la capitale Bamako est revendiqué par les familles Niaré, Touré et Dravé, parées du titre de « familles fondatrices ». Dans Les Familles fondatrices. Une histoire de l’État au Mali (Éd. La Sahélienne, 2023), ouvrage qui trouve son origine dans un travail réalisé au Laboratoire mixte international (LMI) MaCoTer, le journaliste et chercheur Bokar Sangaré (membre du comité éditorial d’Afrique XXI) postule que ces lignées fondatrices sont un produit et un exemple d’une « invention de la tradition » (ou d’une « invention de la modernité par invention de la tradition ») qui sont mobilisés par les dirigeants dans leurs stratégies politiques, et instrumentalisés comme des vecteurs de légitimation du politique. L’auteur montre, à travers divers épisodes, comment le pouvoir y a eu recours afin de « stabiliser » le jeu politique en temps de « crise » depuis la transition démocratique, en 1991, et avec une acuité particulière depuis 2012.

Dans la préface, le chercheur Gilles Holder qualifie ce livre de « nécessaire », « dérangeant » et surtout « courageux », car « pour la plupart des Maliens, un tel questionnement sur les “familles fondatrices de Bamako” n’est pas concevable ; le simple fait d’invoquer l’idée de “tradition inventée” à leur propos laisse prévoir, au mieux de la perplexité, au pire un sentiment quasi blasphématoire ». Selon Holder, en s’intéressant à ces familles, Bokar Sangaré questionne « la nature et les logiques para-administratives de l’État profond » : non pas sa gouvernance, ni sa diplomatie, mais « l’État en sa capitale, l’État dans sa légitimité historique, l’État de droit ».

Afrique XXI en publie ci-dessous deux passages.
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En 2017, l’échec de la réforme constitutionnelle d’IBK

En 2017, quatre ans après son accession au pouvoir, IBK [Ibrahim Boubacar Keïta] propose un projet de réforme de la Constitution qui fait l’objet d’un rejet massif, aussi bien en raison de son contenu que du calendrier qui ne s’y prête pas. C’est en tout cas l’opinion d’une partie de la classe politique et de la société civile regroupée dans la plateforme Antè Abana – Touche Pas à ma Constitution. À l’époque chef de file de l’opposition et président de l’Union pour la république et la démocratie (URD), Soumaïla Cissé a décliné les points de désaccords lors de son audition par la commission des lois de l’Assemblée nationale. Comme le rapporte le journal Le Prétoire, M. Cissé a souligné la violence qui fait rage dans ce que les médias et plusieurs acteurs appellent depuis plusieurs années le « centre du Mali » (Ségou, Mopti), et qui vise les symboles de l’État pour expliquer que la révision constituerait une violation de l’article 118 de la Constitution1. Pour contrecarrer cet argumentaire, la Cour constitutionnelle avait, dans un arrêté, qualifié cette insécurité de « résiduelle ». [...]

Après l’échec du président Konaré en 2000 et celui d’Amadou Toumani Touré en 2011, renversé par un putsch avant même la soumission du projet au référendum, la réforme de la Constitution du 25 février 1992 envisagée par IBK était la troisième tentative. Pour le gouvernement, la révision répond à un besoin de corriger les lacunes constatées dans la Constitution et de prendre en compte les réformes prévues par l’Accord pour la paix et la réconciliation (APR), signé en mai-juin 2015 entre le gouvernement malien et les groupes armés du Nord.

Le régime d’IBK est de plus en plus sur la sellette : la plateforme Antè Abana multiplie les manifestations, émaillées de violences, dont certaines sur le boulevard de l’Indépendance. Cet espace, où se déroulent les marches, a une histoire longue d’interpellation du politique : par le passé, des prêcheurs y ont interpellé le pouvoir et des violences y ont été exercées contre les wahhabites en 1957. Sous la pression, le président IBK suspend le projet de révision de la Constitution. Une décision intervenue après la médiation des familles fondatrices de Bamako et des religieux, dont la participation au Sénat avait constitué un sujet de débat. Comme l’explique un des anciens Premiers ministres d’IBK :

Dans tous les pays, les autorités traditionnelles sont conservatrices. Elles collaborent toujours avec le pouvoir en place. Elles sont respectueuses de l’ordre établi. Quand il y a eu Antè Abana, les familles fondatrices sont intervenues pour sauver IBK et stabiliser. Ces familles ont été actives dans les trente dernières années où elles ont été investies d’un rôle d’amortisseur quand il y a conflit.

Un communiqué de la médiation menée par les familles fondatrices, daté du 12 août 2017, affirme que la demande a été faite au président IBK – qui y a adhéré – de « surseoir au projet de révision constitutionnelle et de continuer les concertations afin d’obtenir un consensus ». Le communiqué poursuit :

Par la suite, les familles fondatrices de Bamako et les leaders religieux ont rencontré la Plateforme « Antè A Bana – Touche Pas à ma Constitution » pour lui demander de surseoir à sa marche du mercredi 16 août. À l’issue de L’assemblée générale du mardi 15 août, la Plateforme « Antè A Bana – Touche Pas à ma Constitution », par respect pour ces autorités morales et spirituelles, a accepté de surseoir à cette marche. Les familles fondatrices de Bamako et les leaders religieux remercient le Président de la République et la Plateforme « Antè A Bana – Touche Pas à ma Constitution » d’avoir accédé à leur demande. [...]

Dans un contexte de polarisation du champ politique, les familles fondatrices de Bamako ont ainsi servi de soupape de sûreté pour le régime. Pour la presse, IBK a été « sauvé par les autorités coutumières », comme l’a titré l’éditorialiste du quotidien Le Républicain (17 août 2017), qui y voit la démonstration que « la tradition à la malienne recèle des pouvoirs plus forts et au-dessus des institutions de la République ». La médiation des familles fondatrices de Bamako et des religieux a permis au président IBK de sauver la face et de désamorcer une crise politique qui a fait vaciller son régime. Le journaliste Boukary Daou conclut son analyse sur un constat quelque peu désabusé sur l’incapacité à faire émerger des institutions sur lesquelles s’appuyer pour gouverner – un reproche déjà adressé par le passé au président Konaré : « S’il faut compter sur les institutions informelles pour à chaque fois maintenir l’État en l’état, il y a lieu de s’interroger sur la fiabilité de cet État. »

[...]

La mise en scène d’un rite consensuel

Le samedi 3 septembre 2017, dans l’après-midi, le président Ibrahim Boubacar Keïta est en déplacement dans la ville de Bamako pour saluer les familles fondatrices Niaré, Touré et Dravé à l’occasion de la fête de l’Aïd el-Kébir célébrée deux jours auparavant. La capitale malienne sortait à peine des mobilisations de rue organisées par la plateforme Antè Abana contre le projet de révision de la Constitution. Dans la couverture qu’il a faite de la visite, le quotidien Info-Matin rapporte que IBK aura remercié « de vive voix les chefs coutumiers pour leur implication dans la préservation de la paix concernant l’épineuse question de la révision constitutionnelle », qui n’avait pas recueilli l’adhésion d’une frange de la classe politique et de la société civile. [...] il est important de relever d’ores et déjà que la visite d’IBK s’inscrivait dans le prolongement d’une tradition.

Notre interlocuteur dans la famille Touré de Bagadadji, Lahaou Touré, expliquait que le président Konaré avait institué « tout seul » la visite dans les familles fondatrices. C’est d’ailleurs lui-même qui, en 1994, l’avait reçu, accompagné d’IBK : les deux personnalités « s’entendaient à merveille à l’époque ». Du reste, « Alpha [Konaré] a commencé à nous rendre visite sous l’impulsion d’IBK qui était Premier ministre. » Les visites du président Konaré dans les familles à chaque fête, interprétées par des interlocuteurs comme une « recherche de légitimité », sont devenues un rituel auquel il est fait une place considérable dans les pratiques politiques. Elles s’inscrivent dans ce que Marc Abélès (1990) a appelé « l’horizon du rite ».

[...] Depuis la présidence d’Alpha Oumar Konaré, les gouvernements passent au Mali, mais le rituel des visites demeure. Ses successeurs Amadou Toumani Touré et Ibrahim Boubacar Keïta ont perpétué la pratique. Fin août 2020, après avoir mis fin au pouvoir d’Ibrahim Boubacar Keïta, le Comité national pour le salut du peuple (le CNSP a été dissout théoriquement en janvier 2021), au sein duquel siégeaient les militaires putschistes, ont rendu une visite de courtoisie aux familles fondatrices de Bamako pour prendre attache avec elles et, selon le journal Nouvel Horizon, « s’imprégner de leur sagesse dans le but d’entamer une transition apaisée, répondant aux aspirations des Maliens ».

Par la suite, après l’installation du premier attelage gouvernemental, Moctar Ouane, qui en a pris la tête, « a effectué cette visite devenue une tradition […] », rapporte L’Essor. A Niaréla, Bagadadji et Dravéla, le tout nouveau Premier ministre « a sollicité l’accompagnement des chefs coutumiers de la capitale pour la réussite de [sa] mission ». À travers ce discours médiatique, et en se fondant sur la pratique même de la visite, les familles fondatrices apparaissent en quelque sorte comme « un groupe qui se pose comme le porte-parole de l’ensemble » (Abélès, 1997).

« Pour les visites, on commence par les Niaré, Touré et enfin Dravé. Cet ordre est immuable. Ils le maintiennent, même le président de la République. Le lien a été fort malgré les clivages de religion. » Ainsi, comme l’a déjà montré Marc Abélès dans Anthropologie du politique (1997), du président de la République à l’élu de base en passant par les diplomates, des dirigeants de partis politiques et d’associations, on se livre à la pratique des visites. Celles-ci, périodiques, sont désormais ancrées « dans le quotidien politique de [la] société ». À Koulouba, siège de la présidence, les familles fondatrices sont reçues dans le cadre de la traditionnelle présentation des vœux au président de la République lors des fêtes musulmanes (Ramadan, Tabaski). Comme en 2021, lorsque leur représentant a participé à une rencontre dans le cadre de la célébration de l’Aïd el-Kebir avec le chef d’État, le colonel Assimi Goïta [...].

Preuve que la fonctionnalité de ce rituel est intelligible pour les acteurs étrangers, les différents représentants des Nations unies au Mali se sont pliés à cet exercice. Quelques semaines après sa prise de fonction en 2016, le représentant spécial, Mahamat Saleh Annadif, s’est rendu en visite dans les familles fondatrices réunies à Niaréla pour la circonstance. Le chef de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) « a sollicité la sagesse et le concours [des familles fondatrices] pour la mise en œuvre de l’Accord pour la paix et la réconciliation » dont la communauté internationale est garante. Marchant dans les pas de son prédécesseur, El-Ghassim Wane, à la mi-mai 2021, a rendu visite aux familles fondatrices dont il a salué le « rôle essentiel […] dans le maintien et le renforcement de la cohésion sociale ». Ces familles dominantes deviennent ainsi des itinéraires de rituels politiques valorisés dans les pratiques diplomatiques. À son arrivée, selon un interlocuteur à l’ambassade, l’ancien ambassadeur de France au Mali, Joël Meyer, « a fait le tour des patriarches parce que ce sont des acteurs influents ».

Dans le champ politique, la visite aux familles fondatrices est un « schéma invariant » dans lequel s’inscrivent les acteurs, pendant ou en dehors des périodes électorales, et pour qui Bamako est en quelque sorte une « circonscription à “cultiver” » (Abélès, 1997). Lors de la visite de courtoisie rendue aux familles fondatrices, en septembre 2021, Moussa Mara a abordé avec elles le « contexte sociopolitique tendu du pays, avec une forte dissension entre les acteurs autour de certaines questions de l’heure », peut-on lire dans un post à ce sujet sur le réseau social Facebook. L’ancien Premier ministre a sollicité l’implication des familles « afin que les gens se parlent et s’entendent sinon le pays va vers des jours difficiles ».

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1Cet article interdit toute révision en cas d’atteinte à l’intégrité territoriale. Pour les opposants, l’absence de l’État à Kidal et dans certaines localités du Centre constitue une atteinte à l’intégrité territoriale.