« La vie nous gêne. » Au Cameroun, la survie avant la politique

Reportage · Pendant des semaines entre septembre et octobre, des rumeurs ont annoncé la mort du président camerounais, Paul Biya, âgé de 91 ans. Une fausse nouvelle qui n’a pas perturbé les Camerounais, dont le quotidien est mis à mal par une succession de crises, économiques et sécuritaires.

L'image montre une grande affiche publicitaire installée sur un mur à l'extérieur. Sur cette affiche, un homme, probablement un homme politique, se tient debout avec un sourire, vêtu d'un costume. Le fond est bleu, ce qui attire l'attention. En haut de l'affiche, on peut lire le texte "BON RETOUR", suivi d'un message qui semble faire référence à un événement ou une situation spécifique. En dessous, s'étend un paysage urbain avec des bâtiments, des routes et des arbres, et l'image suggère un périphérique ou une route en pente. Le ciel est partiellement nuageux, ajoutant une ambiance calme à la scène.
À Yaoundé, en octobre 2024.
© MEP

« La vie nous gêne », se plaint Madame C. (tous les témoins ont été anonymisées), employée de maison à Yaoundé, quand la discussion glisse sur le devenir de ses quatre enfants. « Vivons vivants », semble lui rétorquer la devanture d’un débit de boissons dans un autre quartier de la capitale du Cameroun. Ces évocations de la vie, exténuante ou légère, chassent celle de la mort annoncée d’un président de la République vieillissant.

Pendant plusieurs semaines, entre septembre et octobre, des rumeurs autour de la disparition de Paul Biya avaient envahi les espaces médiatiques et politiques. La durée du silence présidentiel, les démentis virulents de certaines personnalités politiques et l’interdiction légale de débattre de l’état de santé de la « première institution de la République » avaient agité les débats télévisés du soir. Sans toutefois perturber le quotidien des Camerounaises : le départ éventuel d’un homme de 91 ans au pouvoir depuis quarante-deux ans ne semble avoir suscité aucun enthousiasme exceptionnel ; ni crainte excessive sur un futur politique pourtant bien incertain.

La lutte quotidienne pour la survie occupe les esprits, au point que les très nombreux commentateurs, médiatiques ou ordinaires, se sont demandé si cette rumeur n’était pas une manipulation pour détourner les citoyennes des vrais enjeux sociaux et politiques auxquels fait face le Cameroun.

Martin Mbarga Nguele découvre l’état des routes

L’état du pays, c’est d’abord l’état de ses routes, celles qui permettent de retourner au village enterrer ses morts, de se débrouiller pour gagner son pain quotidien et, plus largement, de faire circuler les marchandises et les hommes dans cet État côtier, porte d’entrée vers l’Afrique centrale. En octobre, la sortie médiatique du patron de la police, revenant d’un déplacement dans la région du Sud-Ouest, a relancé un débat perpétuel sur le réseau routier : « Entre Yaoundé et Mutengene, c’était un calvaire pour circuler », semblait découvrir Martin Mbarga Nguele.

Les opérateurs économiques, les transporteurs et les financeurs dénoncent depuis longtemps l’état catastrophique du réseau. Selon les informations du ministère des Travaux publics (juillet 2024), 70 % des routes sont en mauvais état. Au quotidien, le chaos accidentogène de voies trop étroites et truffées de nids-de-poule, la fatigue liée aux transports inconfortables et le coût prohibitif de certains trajets impriment dans les chairs l’idée qu’une vie, et notamment une vie mobile, est forcément le résultat d’une lutte.

L’état du pays s’exprime aussi à travers ce kiosquier, un ami de Madame C. Il se plaint de ne pas avoir de vie, ni d’amis, parce qu’il doit fermer sa boutique à minuit et l’ouvrir à 4 heures du matin pour espérer en tirer un profit. Cet acharnement au travail, pour des gains dérisoires, est le quotidien des conducteurs de moto-taxi, de plantons, de ménagères, de commerçantes de rue, de cultivatrices et de cultivateurs.

Deux personnes sur cinq au-dessous du seuil de pauvreté

À 90 % informelle, selon les derniers chiffres de l’Institut national de la statistique1, l’économie camerounaise rémunère mal ces travailleuses et travailleurs indépendantes : le revenu moyen des femmes dans ce secteur est de 22 000 F CFA (33,50 euros) ; celui des hommes, 44 000 F CFA – ce qui révèle au passage un fossé de genre exceptionnellement élevé2. Selon les données 2022 de l’Institut national de la statistique, « près de deux personnes sur cinq, soit 37,7 %, vivent au-dessous du seuil national de pauvreté, estimé à 813 francs CFA par personne et par jour. Avec ce seuil, ce sont environ dix millions de personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté en 2022, pour une population totale estimée à environ 27 millions d’habitants ».

Très inégalement répartie sur le territoire, cette pauvreté touche d’abord les zones rurales et la partie septentrionale du pays. Mais les obligations familiales et sociales de redistribuer font que toutes et tous expérimentent la pesanteur de cette économie au ralenti (environ 3,5 % de croissance en 2023 et 2024) et à double vitesse. Avec 130 000 F CFA par mois en moyenne, les 10 % des salariées du secteur formel (principalement dans l’administration) sont bien mieux rémunérées. L’attrait pour la fonction publique, longtemps considérée comme le Graal de toute étudiante, semble cependant en passe de disparaître, au profit d’une envie d’ailleurs.

Ce constat est illustré par cette boutade entendue dans un bureau de l’administration dans l’ouest du pays, lancée par l’un des usagers venus de Yaoundé et se plaignant du froid : « On se prépare pour le Canada ! » Profitant de la politique volontariste de ce pays, les Camerounais ont en effet massivement émigré au Canada depuis cinq ans, jusqu’à représenter la deuxième communauté étrangère arrivée au Québec en 2023, après les Français3, selon le Groupement des entreprises du Cameroun. Le taux de migration net du pays est négatif depuis plusieurs années. Le conflit dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest a en partie contribué au départ des habitants de ces zones affectées, vers le Nigeria et les États-Unis.

« On a trop supporté »

Bien sûr, les autorités camerounaises peuvent se féliciter d’accueillir massivement les réfugiés nigérians et centrafricains4, et d’avoir limité les conséquences visibles des déplacements internes liés aux attaques de Boko Haram et au « conflit anglophone ». Mais le départ massif de travailleurs qualifiés, en plus d’amoindrir le potentiel de croissance du pays, témoigne du découragement de ces derniers à se lancer dans une aventure professionnelle dont ils et elles savent qu’elle sera entravée.

Un réalisateur de cinéma a pourtant décidé de relever le défi. Primé il y a une quinzaine d’années, il conduit un VTC pour financer son prochain film. Il le sait déjà : s’il arrive à réaliser cette fiction sur la consommation de drogue dans les écoles, elle aura peu de résonance au Cameroun, où seuls deux petits cinémas détenus par Canal + (propriété de Vincent Bolloré) subsistent et diffusent plutôt des blockbusters. De manière générale (et comme dans d’autres pays du continent), les infrastructures culturelles disparaissent progressivement du pays. Il ne reste qu’une seule librairie à Yaoundé, la Librairie des peuples noirs, qui se maintient grâce à l’énergie militante de ses propriétaires. Les journaux quotidiens ne sont plus imprimés qu’à quelques centaines d’exemplaires et, de toute manière, ne sont plus diffusés du fait de la disparition du distributeur Messapresse, en 2020.

De leur côté, les infrastructures éducatives – centrales dans ce pays surdiplômé – connaissent une grave crise de moyens et de légitimité. « On a trop supporté », se plaignaient les enseignants du secondaire en 2022-2023, dans un mouvement de grève auquel ils ont accolé cette expression évocatrice. Ils dévoilaient alors, sur les réseaux sociaux, les conditions de travail indignes d’enseignants qui peinent à recevoir leur solde au moment de leur intégration, et cumulent pour certains plusieurs années d’arriérés de salaire.

« Ils n’aiment pas le pays »

Les universités publiques – dans lesquelles le nombre d’inscriptions diminue – font face à la concurrence d’instituts privés professionnels. Ils sont coûteux et ont une réputation encore à construire, mais profitent de la dégradation de celle des structures publiques. Cette pénurie généralisée rend le travail intellectuel et artistique dépendant d’énergies individuelles et de connexions à l’étranger. La lutte pour la survie, comme la lutte pour exercer des activités dignes, accapare les Camerounais et les Camerounaises, qui paraissent indifférentes aux exhibitions et aux gesticulations vaines du pouvoir.

À l’une des extrémités du boulevard du 20-Mai, artère centrale et politique de Yaoundé, trône un grand arc sur lequel est inscrit « J’aime mon pays le Cameroun ». Cette injonction peut sembler étrange, dans un pays marqué par l’histoire longue d’un nationalisme partagé par les dirigeants comme par leurs opposants. Le nationalisme populaire ne peut être mis en doute, tant il s’exprime régulièrement, par exemple, dans la ferveur autour de l’équipe de football, de la musique et des délices culinaires. L’injonction semble en fait s’adresser aux dirigeants du pays. En tournant autour de ce monument, un chauffeur estime, sans nommer personne, « qu’ils n’aiment pas le pays. S’ils l’aimaient, ils ne le dirigeraient pas comme ça ».

Les luttes de pouvoir inévitables autour de la transition à venir sont considérées comme celles d’élites politiques déconnectées des réalités du pays. Il est certain que celles-ci semblent faire peu de cas de l’état général du pays, à part lorsqu’elles sont interpellées par quelques sentinelles courageuses sur les réseaux sociaux. Pourtant, l’engagement populaire des Camerounaises, habituées à lutter au quotidien, sera déterminant dans ces moments décisifs – et imprévisibles – pour l’avenir du pays.

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1Institut national de la statistique du Cameroun, «  Résultats de la 5e enquête camerounaise auprès des ménages (ECAM5)  », communiqué de presse du 30 avril 2024.

2Claudia Nono Djomgang, «  Effet du différentiel de revenus attendus sur le choix entre secteur formel versus informel au Cameroun  », Statéco n° 112, 2018.

3Liliane Ndangue : «  Environ 6 000 Camerounais ont quitté le pays pour s’installer au Canada entre janvier et avril 2024  », Actu Cameroun, 18 septembre 2024.

4Selon le Haut-Commissariat aux réfugiés, en 2024, le Cameroun accueille environ 460 000 réfugiés et demandeurs d’asile. La plupart des 332 000 réfugiés centrafricains ont fui divers épisodes de violence dans leur pays, notamment en 2013-2014, et résident dans des villes et des villages de la façade orientale du Cameroun. Les 120 000 réfugiés nigérians ont fui les violences liées à l’insurrection Boko Haram et à sa répression, et vivent dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun.