La prochaine élection présidentielle n’est prévue que dans quatre ans, en 2025, mais déjà, des voix commencent à s’élever au Cameroun pour demander une nouvelle candidature du président Paul Biya. Le scénario, mainte fois éprouvé, n’a rien d’original. C’est même devenu un rituel : quelques années avant chaque élection présidentielle, des militants de son parti, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), lui adressent des « motions de soutien » l’implorant de se porter une nouvelle fois candidat. Avec le temps, le rituel a pris la forme d’une compétition de loyalisme : c’est à qui apportera son soutien le plus tôt et avec le plus d’ardeur. Et au bout de la manœuvre, écoutant cet « appel du peuple », le président accepte invariablement de mettre une nouvelle fois sa personne au service de la nation et de remporter haut la main la nouvelle élection…
L’appel le plus spectaculaire et le plus commenté pour ce nouveau mandat, est venu d’un ministre, celui des Domaines, du Cadastre et des Affaires foncières, Henri Eyebe Ayissi, par ailleurs cadre du RDPC. Au cours d’un meeting dans son village d’origine, une large banderole a été déployée, annonçant le soutien du département de la Lékié à une nouvelle candidature de Paul Biya à l’élection présidentielle de 2025. Sans ironie, Henri Eyebe Ayissi encourage le « camarade-président », âgé de 88 ans, et qui vient d’entamer sa quarantième année de pouvoir, « à poursuivre l’œuvre de modernisation et de rajeunissement du RDPC ».
Depuis quelques années pourtant, la tradition des « motions de soutien » est contestée. Déjà moquée par bon nombre de Camerounais, elle fait désormais tousser jusque dans les rangs du RDPC. Réagissant à la sortie du ministre Eyebe Ayissi, un ancien militant du parti présidentiel, Saint Eloi Bidoung, aujourd’hui en retrait, parle d’un acte « d’irresponsabilité, de trahison et de provocation » au moment où, enfonce-t-il, « le peuple camerounais attend impatiemment un acte de sagesse relatif à la sortie honorable de la scène politique du président de la République ».
Fracture entre l’« élite » et la base du RDPC
Cet appel dit du peuple était présent dans les esprits ce 6 novembre 2021, date anniversaire de l’accession de Paul Biya au pouvoir en 1982. Si officiellement, un nouveau septennat en 2025 ne fait pas l’objet d’un débat au sein du RDPC, en coulisse, les choses s’animent et les camps se forment. D’un côté, ceux qui estiment que le capitaine doit passer la main. De l’autre, ceux qui militent pour le statu quo. Les opérations de « renouvellement des organes de base » du RDPC organisées en septembre et octobre 2021 ont laissé apparaître une grosse fracture entre l’« élite » du parti et sa base militante. Ces opérations se sont déroulées dans une ambiance délétère, faite d’accusations de fraude, d’actes de violencs et de menaces.
Les violences ont été particulièrement importantes dans la région du Sud, d’où est originaire Paul Biya. Les militants du RDPC ont érigé des barricades et incendié le domicile d’un préfet, pour dénoncer non seulement l’absence de démocratie dans leur propre parti, mais aussi pour s’insurger contre le retard de développement dans cette région. Celle-ci compte parmi les plus enclavées du pays. L’électricité, lorsqu’elle est accessible, est distribuée par intermittence alors que l’accès à l’eau potable est un luxe dans bien des localités.
Selon Richard Makon, politologue et enseignant à l’université de Douala, les violences observées lors des élections locales au sein du RDPC traduisent un malaise interne. « Ce parti est devenu le lieu d’un conflit ouvert de générations, entre une vielle élite politique repue de victuailles et de rentes et une jeunesse affamée d’expectatives et d’opportunités, analyse-t-il. On assiste aussi à des luttes de classes, entre une oligarchie politico-administrative généralement parachutée dans les fonctions de coordination et de direction, et une base militante ostracisée, assoiffée de changement et désireuse de promotion politique. »
Jeu de massacre entre camarades
Au-delà de ces différends entre camarades, c’est la succession du président Biya qui se joue dans les opérations de renouvellement des organes de base du RDPC - lesquelles doivent aboutir à un congrès national dont la date n’est pas encore fixée officiellement. « Personne dans nos rangs n’oublie l’âge du capitaine, commente un cadre du parti. À 88 ans, tout peut arriver à tout moment. Et pour éventuellement hériter du parti, il faut commencer par contrôler la base. »
Cette analyse est partagée par le chercheur Aristide Mono, qui pense que la lutte pour la succession de Paul Biya est désormais lancée. « Les ambitions de succession transpirent dans ces tensions, avance-t-il. Les prétendants à la succession au sein du RDPC et leurs états-majors se sont déployés directement et indirectement dans le contrôle de l’électorat du prochain congrès, qui risque de voir le retrait du président Biya de la tête du parti. Et même si ce n’est pas le cas, il reste l’hypothèse d’un retrait naturel qu’est l’incapacité physique du président. »
Tous les scénarios de la succession du président sont sur la table. Mais au RDPC, le flou est total. Et pour cause : Biya a régné pendant les trente-neuf dernières années sur le Cameroun et sur sa formation politique sans second. Les quatre vice-présidents du RDPC sont d’illustres inconnus, même pour leurs propres camarades. Les ambitieux de l’intérieur qui souhaitent hériter de la machine du parti pour une éventuelle course à la succession sont obligés de marcher sur des œufs. Ils ont à l’esprit le sort peu enviable qui a toujours été réservé à leurs camarades aux ambitions un peu trop voyantes, qui lorgnaient trop ostensiblement le siège présidentiel.
À titre d’exemple : Titus Edzoa. Ancien secrétaire général de la présidence de la République, ministre de la Santé publique et cadre du RDPC, ce proche de Paul Biya démissionne du gouvernement en 1997. Il annonce dans la foulée sa candidature à la présidentielle de cette année-là. Mais très vite, son directeur de campagne, le franco-camerounais Thierry Michel Atangana, et lui-même sont accusés de détournement de fonds publics, puis arrêtés et écroués dans une prison spéciale logée dans un camp militaire à Yaoundé. Ils y passeront dix-sept ans avant d’être libérés, grâce à la pression notamment des autorités françaises.
Ambiance de fin de règne
D’autres ministres et militants du parti au pouvoir subiront le même sort quelques années plus tard. Soupçonnés de faire partie d’une nébuleuse dénommée « G11 », à laquelle on prête le dessein de vouloir succéder au président lors de la présidentielle de 2011, ils sont eux aussi accusés de détournement de fonds publics et écroués à la prison centrale de Kondengui à Yaoundé. Ils y croupissent encore.
Toutes ces déconvenues montrent que seul le départ volontaire - ou naturel - de Biya permettra de libérer les énergies au sein de son propre camp. Les ambitions ne manquent pas pour autant. Elles restent pour le moment discrètes ou sourdes, étouffées par la figure quasi totémique du président.
Il n’empêche qu’il règne sur le Cameroun une ambiance de fin de règne qui empoisonne toute la société. L’absence de lisibilité sur l’alternance au sommet de l’État a exacerbé les tensions sociales et réveillé le tribalisme. « Tous les ingrédients d’une implosion totale du Cameroun après le départ du président Biya sont en phase de maturation », prédit Aristide Mono, qui s’inquiète de l’instrumentalisation du registre ethnique dans le débat public, et pour qui la fin du règne de Biya « se traduira inéluctablement par une succession d’instabilités à la tête de l’État ».
Plus le président national du RDPC prend de l’âge, plus la tension monte dans son propre camp. « Il n’y a pas dans ce parti un véritable militantisme de cœur, c’est-à-dire sur une base idéologique, mais plutôt un militantisme de rente », souligne Aristide Mono. Un constat déjà ancien, lié notamment au fait qu’il faut être membre du parti au pouvoir – héritier de l’ancien parti unique, seul autorisé entre 1966 et 1990 – pour progresser dans la fonction publique ou dans le milieu des affaires.
Les silences de Paul Biya
Quant à l’opposition, elle semble depuis longtemps anéantie. Les échecs successifs aux élections depuis 1990, date du retour au multipartisme au Cameroun, ont découragé une bonne partie des citoyens. La fraude électorale, les obstructions institutionnelles, la corruption, la brutalité politique ont fini par avoir raison des opposants les plus téméraires. Lesquels ont aussi péché par leur incapacité à faire bloc pour affronter la machine du parti au pouvoir.
Premier ministre de 1975 à 1982, président de la République depuis cette date, Paul Biya peut se targuer d’une solide expérience au sommet de l’État. Une carrière marquée par la toute-puissance de l’ancien parti unique dont il a pris le contrôle au début des années 1980. Arrivé à la présidence du Cameroun à la suite d’une succession alors qualifiée d’exemplaire dans une Afrique déchirée par les coups d’État1, Paul Biya s’est depuis lors maintenu au pouvoir par le jeu électoral, grâce à des scrutins jugés peu transparents par les observateurs internationaux et régulièrement contestés par une partie de l’opposition. Il a été officiellement réélu en octobre 2018 pour un nouveau septennat avec 71 % des voix au terme d’une élection une fois de plus très douteuse.
Alors qu’il amorce sa quarantième année de règne, son pouvoir et l’intégrité du Cameroun sont aujourd’hui menacés par une série de crises sécuritaires. Au nord, le pays fait face aux attaques meurtrières de l’insurrection djihadiste venue du Nigéria voisin. Dans l’ouest anglophone, un conflit sécessionniste sanglant sévit depuis cinq ans, et menace la partition de deux régions, le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, sur les dix que compte le Cameroun. Face à toutes ces crises et aux interrogations qui s’amoncellement quant à l’avenir de son pays, Paul Biya, comme à son habitude, reste silencieux.
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1Paul Biya a succédé le 6 novembre 1982 au premier président du Cameroun, Ahmadou Ahidjo. Celui-ci avait décidé de démissionner après vingt-deux ans de pouvoir pour céder la place à son successeur constitutionnel. Paul Biya était son Premier ministre depuis 1975. Dès son arrivée au pouvoir, Biya hérite de la machine de l’Union nationale camerounaise (UNC), le parti unique fondé en 1966 par son prédécesseur, Ahmadou Ahidjo, et rebaptisé RDPC en 1985.