En Éthiopie, le nettoyage ethnique au Tigray de l’Ouest

« J’ai fini par donner ma fille sinon ils l’auraient prise de force »

Enquête (2/3) · Durant dix-huit mois, le chercheur Mehdi Labzaé a parcouru les camps de déplacés du Tigray de l’Ouest, dans le nord de l’Éthiopie. Il a recueilli des centaines de témoignages de survivants de la guerre que se livrent les nationalistes amharas et les Forces de défense du Tigray. Ce deuxième volet dévoile notamment la notion de « pureté » ethnique utilisée pour trier les populations et la mise en esclavage d’une partie d’entre elles.

Des Éthiopiens fuient la région du Tigray en traversant la rivière Tekezé, à la frontière soudanaise (2020).
© HCR/Hazim Elhag

(Suite de l’article : « Ils nous ont tiré une balle pour vérifier si nous étions morts »)

Les propos de survivants originaires de Delesa Qoqah confirment le caractère planifié et organisé des massacres, des arrestations et des expulsions. Ils affirment avoir demandé au nouvel administrateur de leur donner des cartes d’identité afin qu’ils puissent se maintenir légalement sur zone : « On a demandé à Gétenet Alemu, l’un des administrateurs, et il a dit : “C’est au-dessus de mes responsabilités, je n’ai pas eu d’ordre clair”, puis quand il est revenu d’une réunion à Addi Remets, il a dit : “Moi, je ne vous sauverai pas.” » La hiérarchie administrative donnait des ordres, et les massacres n’ont pas été commis dans un contexte d’effondrement des chaînes hiérarchiques. Ils sont le résultat d’un emballement de la politique de nettoyage ethnique entamée dès les premières semaines de la guerre.

Les habitantes qui mentionnent Gétenet Alemu le connaissaient depuis des décennies. C’est là toute la complexité et la tragédie de la situation : à Wolqayt, avant la guerre, se trouvaient des locuteurs du tigrigna originaires d’autres zones du Tigray, dont certains avaient été installés là, surtout dans les basses terres, par le régime du Front de libération du peuple du Tigray (TPLF), qui avait administré la zone jusqu’en novembre 2020. À l’arrivée des nationalistes amharas, ces gens ont fui en masse. Mais, dans les hautes terres et plus près du Tekezé, d’autres locuteurs du tigrigna sont restés et ont rejoint les nouveaux maîtres et leur revendication d’un « Wolqayt amhara ». Nombreux étaient les habitants de Wolqayt à avoir des raisons d’en vouloir au TPLF, notamment quant aux enjeux fonciers, et certains ont donc accueilli favorablement les miliciens, en se déclarant alors « Amharas ».

Les miliciens qui sont arrivés de la région Amhara ont dû cohabiter avec ces Wolqaytés qu’ils disaient « libérer » du joug tigréen. Souvent, les nouvelles administrations locales ont été peuplées à la fois d’anciens habitants et de nouveaux, armés. Des familles ont été divisées. À May Gaba, un fils a rejoint les TDF après avoir vu les exactions commises par son père, membre de la nouvelle équipe de l’administration. Abrha1, le survivant du massacre de May Gaba cité dans la première partie de ce récit, se souvient des Wolqaytés de la nouvelle administration qui identifiaient les Tigréens pendant la rafle : « Ces gars-là, on les a vus grandir », se lamente-t-il. Parmi les membres de la nouvelle administration qui ont donné l’ordre de tuer se trouvait même le parrain d’un de ses enfants. Un autre témoin, qui a perdu des membres de sa famille dans le massacre de Qorarit, raconte comment un ami d’enfance et petit frère d’un des administrateurs locaux a fui vers le Tigray au début de la guerre. Il ne s’en est pas sorti.

« Nous, on est de vrais Amharas »

À Delesa Qoqah, ce sont deux anciens instituteurs qui ont pris les rênes de l’administration locale, nommé le « qebelé », et supervisé les massacres. Armés, ils ont aussi aidé des Fanno (le nom donné aux miliciens nationalistes amharas) arrivés de la région Amhara à identifier les « Tigréens », c’est-à-dire ceux qui ne pouvaient pas prouver la naissance d’un de leurs parents dans la région. L’administrateur principal du qebelé pendant les dix années précédant la guerre n’en revient pas : « On les croyait des nôtres et ce sont eux qui nous ont tués. »

© Mehdi Labzaé
© Mehdi Labzaé

Dans certains villages, des seuils de « pureté » ont été établis. Ne pouvaient rester que les gens capables d’établir qu’un seul de leurs grands-parents n’était pas amhara ou wolqayté. Un homme, né à Humera et qui aurait sur cette base pu se dire wolqayté, raconte : « Quand ils nous arrêtaient, ils avaient des critères, ils disaient “pur Tigréen”, “pur Amhara”, et ensuite ils avaient des niveaux : 50/50, 75/25, etc. Ils disaient aussi “premier junta” [surnom péjoratif faisant référence au TPLF, NDLR], “deuxième junta”, “troisième junta”… Les premiers étaient ceux qui étaient 100 % tigréens, les deuxièmes ceux qui avaient un parent tigréen, et les troisièmes ceux qui avaient un grand-parent tigréen. »

Des gens qui n’avaient jusqu’alors jamais affiché de différences avec leurs voisins, tous parlant tigrigna au quotidien, se revendiquaient soudain Amhara. Interrogée à la mi-mars 2024, le lendemain de sa traversée du Tekezé, Rigat raconte comment sa voisine l’a dénoncée aux miliciens. « Elle a dit : “Nous, on est de vrais Amharas”, car elle est amhara par sa mère. Elle se pavanait : “Moi je suis 50-50, toi t’es une Tigréenne d’Adwa ! » Cette ville est connue pour avoir vu naître plusieurs membres fondateurs ou importants du TPLF. La femme raconte comment des différends personnels avec sa voisine ont abouti à des oppositions politiques : « Je l’ai vue grandir, on était voisines ! Elle aussi est tigréenne. D’ailleurs, son père est ici, il a [fui et] traversé [la rivière Tekezé] dès le début ! »

« Les Tsellim Bét, c’est fait pour être vendus »

La souplesse des définitions des groupes ethniques joue dans la perpétuation de la violence. Des personnes qui parviennent à se présenter comme « wolqaytés » pendant des mois peuvent soudainement être dénoncées comme « tigréennes ». C’est ce qui est arrivé à plusieurs administrateurs locaux des premières heures de l’occupation. En prison, Elias a vu défiler des administrateurs Fanno qui avaient perdu la confiance de leurs camarades. Dans la vallée du Tekezé, côté Wolqayt, vivent des populations noires qui parlent tigrigna et sont considérées comme tigréennes, mais leur apparence physique plus foncée leur vaut le nom de « Tsellim Bét » (« foyer des Noirs », en tigrigna). Historiquement, de nombreux Tsellim Bét ont été réduits en esclavage. Les plus âgés d’entre eux se rappellent de kidnappings et de réductions en esclavage dans les années 1970, lors de la précédente guerre civile2. À l’arrivée des Fanno, en novembre 2020, les Tsellim Bét n’ont pas été forcément perçus comme Tigréennes, et beaucoup sont restées sur place.

Ar’aya, présent lors du massacre de Delesa Qoqah3, raconte : « Ils nous ont tous emmenés en réunion, ils nous ont fait lever la main en disant : “Les junta, levez la main.” On a levé la main, puis ils nous ont dit de la baisser. » Dans l’esprit de nationalistes amharas habités par des conceptions racistes, il est impensable que des descendantes d’esclaves, perçues comme Noires, se vivent comme des Tigréennes, perçues eux comme rouges, ou « habesha »4.

Mais petit à petit, la vie des Tsellim Bét sous l’occupation s’est largement complexifiée. Certaines rapportent les menaces de Fanno : « Les Tigréens, on va les tuer ; les Tsellim Bét, c’est fait pour être achetés et vendus. » « On est là pour vous vendre et vous acheter comme avant ! » Les meurtres de Tsellim Bét accusées d’être des espionnes du TPLF se sont alors multipliés. Ar’aya précise : « Ils ont commencé à dire que les Tsellim Bét étaient des “junta” quand ils n’ont plus eu de Tigréens [qui ont tous fini par fuir, NDLR] ». Les nationalistes amharas ont arrêté des Tsellim Bét et les ont accusés de passer des appels téléphoniques aux TDF pour leur donner des informations.

Pour les Tséllim Bét et les Tigréennes, le travail forcé est difficilement évitable. Les nouveaux propriétaires fonciers, souvent des Fanno ou d’anciens voisins wolqaytés, ne paient pas les salaires pour les activités agricoles. Yordi, une jeune femme Tsellim Bét mariée à un Tigréen, raconte qu’elle et son mari s’étaient déplacés dans une localité reculée après l’assassinat de son beau-père. Loin de leurs terres habituelles, elle confie : « On labourait un peu d’autres terres, mais les Wolqaytés venaient et prenaient tout. Ils disaient : “Tu es Tigréen.” Quand tu travailles, ils disent qu’ils vont te payer mais ils ne le font pas. Moi-même, j’ai travaillé deux jours. Quand j’ai demandé l’argent, ils m’ont dit : “Il n’y a pas d’argent, de quel argent tu parles ?” » La personne qui avait assuré son recrutement était l’administrateur principal de son qebelé. 

« Il n’a rien fait alors qu’il a eu un enfant avec ma fille »

Là où les accords de métayage dans l’essentiel des sociétés éthiopiennes est d’au minimum la moitié de la production (ekul) pour le métayer, voire les deux tiers (siso), à Wolqayt, les trois quarts de la production sont maintenant réservés au « propriétaire » des terres. Mais tous ne respectent pas le partage négocié en début de saison. Un jeune homme qui pensait travailler pour un tiers de la récolte de champs appartenant à un Fanno local témoigne : « Au final, il ne m’a donné qu’1 quintal alors que j’en avais récolté 63 ! Je lui ai demandé pourquoi il faisait ça, que ce n’était pas le contrat, et il m’a dit : “Eh, mais t’es Tigréen ! Tu as oublié Addi Remets ? Tu veux y retourner ? Les Tigréens, ça ne demande pas leur dû !” » Le Fanno en question avait recruté ce jeune à sa sortie de la prison d’Addi Remets, lui ayant au préalable fait payer une caution.

Listant les contraintes pesant sur les gens restés sur place ainsi que les crimes commis, Ar’aya fait une allusion aux violences sexuelles de manière un peu moins furtive que l’essentiel des déplacées, qui évoquent rarement cet aspect pourtant central dans la brutalité quotidienne : « Les femmes, c’est de force ou en les kidnappant. » Pendant la guerre au Tigray, plus de 120 000 femmes ont été victimes de viols, généralement en réunion.

Parmi les déplacés du Tigray de l’Ouest, de rares hommes racontent comment ils ont dû laisser derrière eux une épouse ou une fille. « Moi-même, j’ai fini par donner ma fille à un gars originaire [de la région Amhara]. C’était une bonne élève, elle était jeune. J’ai fini par céder car je savais que sinon [lui et ses amis miliciens] allaient la prendre. » L’abandon forcé d’une enfant ne protège pas les parents tigréens : « Ensuite, quand, avec mon autre fille, nous avons été enfermés, il n’a rien fait. Je l’ai appelé pour qu’il nous aide et il n’a même pas daigné répondre au téléphone. Il n’a rien fait alors qu’il a eu un enfant avec ma fille… »

Lorsqu’ils ont conquis la zone, en novembre 2020, certains miliciens se sont vantés de vouloir « rectifier la lignée » en violant les femmes tigréennes ou en leur infligeant des mutilations afin de les empêcher de donner naissance à des Tigréennes : les femmes tigréennes, mariées de force à des hommes en armes amharas, ont ainsi été placées dans une situation d’esclavage sexuel.

(À suivre)

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1Tous les prénoms ont été changés.

2Entre 1974 et 1991, l’Éthiopie a été plongée dans une guerre civile opposant notamment le régime militaire du Derg au TPLF. Pendant cette période, Wolqayt n’était pas administré par l’État central. Des groupes armés et surtout des bandits y opéraient, dont certains ont commis des kidnappings et des razzias et relancé le commerce d’esclaves.

3Les 29 et 30 octobre 2021, au moins 100 personnes ont été tuées.

4Un colorisme marqué imprègne le sens commun dans l’essentiel des sociétés éthiopiennes. Dans les sociétés amharas et du Tigray, beaucoup de personnes ne se perçoivent pas comme Noires, mais comme Habeshas (qui a donné naissance à « Abyssin »), terme faisant référence aux locuteurs des langues sémitiques du nord de l’Éthiopie. « Noir » fait références aux populations du Sud et des marges de l’Empire, marquées par le stigmate de la traite.