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Soudan. À El-Fasher, « nous vivons dans l’odeur du sang et de la mort »

Le 26 octobre, la capitale du Darfour du Nord est tombée aux mains des Forces de soutien rapide (FSR) après un siège total de dix-huit mois. Dans les heures qui ont suivi la chute de la ville, des milliers de civils ont été exécutés. Trois semaines après les massacres, l’heure semble plus à la poursuite de la guerre qu’aux négociations (par Orient XXI).

L'image montre un campement dans une région aride et désertique. On peut imaginer une vaste étendue de terrain sec, avec quelques collines en arrière-plan. Des tentes rudimentaires, faites de toile ou de vêtements usagés, sont disposées de manière désordonnée, offrant un semblant de refuge aux personnes qui y vivent. Au sol, des tapis ou des morceaux de tissu sont étalés, tandis que des objets personnels, comme des sacs et des casseroles, sont éparpillés autour. Au centre de la scène, un groupe de personnes est en train de s'activer : une femme semble organiser quelque chose, tandis qu'un enfant debout à côté d'elle observe. L'atmosphère transpire la précarité mais aussi une certaine résilience face aux conditions difficiles. Les couleurs des tissus sont variées, mais plutôt ternes et fanées par le temps. L'ensemble dégage une impression de lutte pour la survie dans un environnement hostile.
Déplacées soudanaises ayant fui El-Fasher, près de Tawila (novembre 2025).
© UNOCHA/Mohamed Elgoni

Abdelwahab (son prénom a été modifié) est un miraculé. Dimanche 26 octobre, alors que les soldats des Forces de soutien rapide (FSR) envahissent le cœur d’El-Fasher, il parvient à s’extirper du carnage, une première fois. « On est partis la peur et la faim au ventre, se souvient cet habitant de 57 ans. Partout, des corps jonchaient les rues. » Des colonnes interminables de civils fuient alors la capitale du Darfour du Nord tombée aux mains des troupes du général Mohammed Hamdan Dagalo, dit « Hemetti », qui s’adonnent à des tueries de masse parmi les 260 000 civils assiégés depuis plus de dix-huit mois.

Aux abords de la ville, Abdelwahab et d’autres déplacées sont arrêtées à un check-point tenu par les paramilitaires. Les hommes sont séparés des femmes. Sous la menace des fusils, ils sont dépouillés et regroupés dans la poussière. Soudain, les balles crépitent. Sur la centaine d’hommes, aucun ne se relève. Ou presque : « Par la grâce de Dieu, j’ai survécu », raconte Abdelwahab. Rescapé pour la deuxième fois, blessé à la jambe, il lui faut plusieurs jours de marche, pieds nus, pour rejoindre la localité de Tawila, aux pieds des montagnes du Jebel Marra.

Sur les plus de 70 000 personnes qui ont fui les massacres à El-Fasher, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), moins de 10 000 sont parvenues à atteindre cette zone sous le contrôle du Mouvement de libération du Soudan, l’un des seuls groupes armés officiellement neutre dans le conflit qui ravage le pays depuis avril 2023. Près de 15 000 civils ont réussi à fuir vers le nord du Soudan et quelques milliers d’autres ont trouvé refuge à l’est du Darfour.

« Où sont passés tous les autres ? », s’interroge Iqbal (son prénom a été modifié), horrifiée. Tout juste arrivée à Tawila, cette mère a perdu la trace de ses sept enfants. Lorsque les FSR ont lancé leur ultime assaut, elle veillait sur l’un de ses fils à l’hôpital saoudien d’El-Fasher, où 460 patientes ont été abattues deux jours plus tard par les paramilitaires, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Parvenue à s’enfuir de justesse, elle finit par cacher son fils blessé au milieu d’un bosquet d’arbustes pour qu’il échappe aux griffes des soldats. Arrêtée, elle est détenue pendant trois jours, avant d’être relâchée et de rejoindre Tawila, seule.

« On ne va pas durer longtemps »

« Où sont nos hommes ? Je n’ai retrouvé personne. Que Dieu les protège », se lamente Iqbal. Sur les témoignages vidéo transmis à Orient XXI, les survivantes d’El-Fasher s’expriment à voix basse sous des draps tendus sur des bouts de bois comme seul abri de fortune. Ils sont frêles et épuisés, cherchent leurs mots et parviennent difficilement à articuler. Hormis le traumatisme de la fuite et des massacres, c’est la faim qui les tourmente. Les dix-huit mois de siège ont transformé El-Fasher en mouroir à ciel ouvert.

À mesure que les paramilitaires resserraient leur étau sur la ville, les ressources se sont amenuisées. Alors que les obus pleuvaient, pas un carton d’aide humanitaire n’était autorisé à franchir la tranchée de sable longue de 55 kilomètres érigée par les FSR autour de la cité pour asphyxier sa population. Ceux qui voulaient fuir devaient prendre le risque d’être arrêtés aux check-points, dépouillés et parfois exécutés sommairement sur le bas-côté. En sens inverse, des marchands tentant de faire passer des sacs de riz en contrebande étaient fusillés à bout portant dans les tranchées.

« Il n’y a plus rien à manger. Plus aucun médicament. Les gens consomment une fois tous les deux jours de l’ambaz, de la nourriture pour animaux. Mais ces derniers temps, elle n’est même plus disponible sur le marché. Alors on mange des peaux de vache bouillies. On ne va pas durer longtemps », livrait un photographe local quelques jours avant l’assaut final sur El-Fasher. Orient XXI a perdu toute communication avec lui.

« Le monde nous a oubliés »

À l’hôpital saoudien d’El-Fasher, seule structure encore fonctionnelle de la ville, ciblée à de multiples reprises par l’artillerie ou par les drones des paramilitaires, la situation était critique depuis de longs mois. « Les obus tombent dès la prière du matin. Nous manquons de tout. Nous vivons dans l’odeur du sang et de la mort », confiait un médecin sur place quelques heures avant l’assaut. Orient XXI a perdu toute communication avec lui.

« Les mères n’ont plus de lait pour alimenter les nourrissons. Si l’on trouve un peu d’argent, les travées du souk sont vides et l’on s’expose à des frappes de drones. Nous sommes les marginalisés des marginalisés. Le monde nous a oubliés », s’alarmait encore une femme déplacée dans une école. Les près de 260 000 civils – dont une moitié d’enfants – pris au piège avant le dernier assaut vivaient déjà comme « des otages craignant leur exécution prochaine », selon les mots d’un habitant contacté avant la prise de la ville. Orient XXI a perdu toute communication avec lui.

Une ville entière attendait sa mort dans le silence coupable de la communauté internationale. Si les organisations humanitaires tiraient depuis des mois la sonnette d’alarme, décrivant El-Fasher comme « le gouffre de l’enfer » – selon les mots de l’Unicef –, aucune initiative internationale crédible n’a été mise sur pied pour exiger la levée du siège et éviter le scénario du pire : la famine doublée de massacres à grande échelle.

Un nettoyage ethnique amorcé en 2003

La catastrophe était prévisible. Dans le sillage des affrontements débutés à Khartoum le 15 avril 2023 entre les FSR et les Forces armées soudanaises (FAS), dirigées par le général Abdel Fattah Al-Bourhane, la guerre s’est rapidement propagée au Darfour, fief historique des paramilitaires. Dès le mois de juin 2023, les FSR se sont emparés de la ville d’El-Geneina, au Darfour occidental, perpétrant un nettoyage ethnique visant la communauté Massalit qui a fait entre 10 000 et 15 000 morts, selon les Nations unies.

Tous les regards se sont alors tournés vers El-Fasher, où était positionné le dernier bastion des FAS du Darfour. La garnison militaire, qui abritait la 6e division d’infanterie d’El-Fasher, était aussi défendue par les Forces conjointes – une coalition d’anciens mouvements rebelles – et par des groupes d’autodéfense locaux principalement recrutés parmi la communauté zaghawa – une ethnie non arabe à cheval entre le Soudan et le Tchad. Peuplée de 1,5 million d’habitantes, principalement issues des communautés non arabes du Darfour, la ville allait-elle connaître le même sort qu’El-Geneina ?

Tout portait à le croire. Pour conquérir El-Fasher, les FSR avaient massé des dizaines de milliers de combattants, venus des quatre coins du Darfour, principalement recrutés parmi les tribus arabes de la région. Leurs troupes, étoffées de mercenaires tchadiens et d’autres communautés arabes sahéliennes, sont les descendants des milices Janjawids qui ont semé la terreur au Darfour à partir de 2003, participant au génocide commis par le régime d’Omar Al-Bachir. Vingt ans plus tard, dans cette région où les cicatrices de la guerre ne se sont jamais refermées, les hommes de Hemetti sont le visage du même cauchemar revenu hanter ses habitants et poursuivre leur stratégie d’accaparement des terres et de nettoyage ethnique amorcée en 2003.

Les FSR documentent eux-mêmes leurs crimes

Combien de civils ont-ils été tués à El-Fasher ? La question flotte sans réponse claire. Dans les heures qui ont suivi la chute de la ville aux mains des paramilitaires, entre 2 000 et 3 000 civils ont été tués. Depuis deux semaines, de multiples sources concordantes indiquent que ce pourrait être le double, voire le triple. Face à l’impossibilité d’accéder à la ville et à la coupure des télécommunications – seulement contournée par une poignée d’activistes et de journalistes locaux disposant de routeurs –, les seuls indices macabres furent des mares de sang visibles depuis l’espace par des images satellites. Les FSR ont également documenté eux-mêmes leurs crimes en publiant des myriades de vidéos sur les réseaux sociaux.

Une journaliste locale, rescapée d’El-Fasher et qui a souhaité rester anonyme, témoigne :

Nous sommes sans nouvelles de milliers de personnes qui ont disparu. Les médecins, les activistes, les politiciens, ont été ciblés. Des dizaines de cas de viols ont été recensés. Ce qui s’est déroulé à El-Fasher n’est pas une guerre entre deux armées, c’est un massacre. Un assaut motivé par la haine ciblant des populations sans défense sur des critères ethniques.

Dimanche 26 octobre, à l’aube, l’armée régulière est finalement mise en déroute par les FSR, qui ont bénéficié d’un appui logistique et militaire accru en provenance des Émirats arabes unis fournissant depuis le début des hostilités aux troupes du général Hemetti des armements de pointe, des drones et même des mercenaires colombiens. Face à l’ultime assaut des paramilitaires, le contingent des FAS présent dans la 6e division d’infanterie a négocié indirectement son sauf-conduit en dehors de la ville, laissant les civils sans protection, à la merci de combattants chauffés à blanc par 550 jours de siège et des centaines d’assauts maintes fois repoussés.

Le tournant technologique de la guerre

Avec la chute d’El-Fasher s’ouvre un nouveau chapitre de la guerre au Soudan. Les FSR peuvent désormais revendiquer un contrôle quasi incontesté sur les cinq États du Darfour, soit sur un territoire aussi étendu que la France. Dans le même temps, les FAS du général Abdel Fattah Al-Bourhane consolident leur emprise sur l’est du pays, notamment depuis la reprise en mars de la capitale, Khartoum.

À mesure que la guerre s’enlise, le Soudan se fracture d’Est en Ouest, sombrant un peu plus vers le scénario d’une partition de facto du pays en deux zones de contrôle distinctes, sur le modèle libyen. La division politico-économico-militaire du pays s’est aggravée en août avec la proclamation d’un gouvernement parallèle par l’aile politique des FSR – alliance baptisée « Tasis » – installé dans la ville de Nyala, dans le Darfour du Sud. Nommée de façon orwellienne « Gouvernement de la paix », cette nouvelle autorité, présidée par le général Hemetti lui-même, se pose en rival du gouvernement temporairement installé à Port-Soudan par les FAS, ce qui acte un pas de plus vers la scission du pays.

Sur le terrain, aucun des deux belligérants ne revendique pourtant une quelconque volonté de diviser le Soudan. Ils continuent d’afficher leurs velléités de contrôler l’intégralité du territoire. Désormais, les lignes de front se déplacent dans la province du Kordofan, dans le centre du Soudan, théâtre d’âpres combats depuis plusieurs mois et où se joue une guerre de plus en plus technologique. Car l’autre tournant du conflit au Soudan est l’utilisation croissante de drones par les deux belligérants.

Si les FSR bénéficient de drones de fabrication chinoise livrés par les Émirats arabes unis, les FAS disposent pour leur part de drones turcs et iraniens. La guerre n’a en effet pas endigué le pillage des ressources naturelles du Soudan au profit de puissances régionales et internationales qui s’enrichissent en abreuvant les deux camps d’armements de pointe, cause de la perpétuation du conflit. Alors que les deux forces bénéficient de réseaux d’alliances internationales antagonistes, toutes les tentatives de médiation semblent vaines.

De vaines négociations de paix

La dernière en date, parrainée sous la houlette de Washington par le Quartet composé des États-Unis, des Émirats arabes unis, de l’Arabie saoudite et de l’Égypte, a fait long feu. Quelques jours après la prise d’El-Fasher, les FSR ont annoncé être disposés à signer un accord de cessez-le-feu avec l’armée régulière, dans une tentative de redorer leur blason après la vague de condamnations internationales pour leurs crimes commis au Darfour. Mais dès le lendemain, les paramilitaires menaient déjà une série d’attaques de drones contre des infrastructures civiles et militaires dans l’est du pays.

De leur côté, les FAS et les autorités à Port-Soudan, noyautées par l’influence du mouvement islamiste soudanais, s’enfoncent un peu plus dans une posture va-t-en-guerre. Le général Bourhane a rejeté toute négociation avec les FSR tant que les troupes paramilitaires ne se seront pas retirées des zones peuplées par des civils. Tout en réclamant un soutien accru de ses parrains égyptien et turc, l’armée régulière a appelé à la mobilisation générale.

Après la chute d’El-Fasher, l’heure ne semble pas aux négociations, mais plutôt à la poursuite de la guerre. Un nouveau chapitre s’ouvre dans le cauchemar ininterrompu des près de 44 millions de Soudanais, dont la moitié est au bord de la famine.

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