Le 3 novembre 2021, un an après le début de la guerre dans le Nord de l’Éthiopie opposant le Tigray People’s Liberation Front (TPLF) à l’armée fédérale et à des milices amhara, le bureau du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme (OHCHR) co-publiait un rapport avec la Commission éthiopienne des droits de l’Homme (EHRC). Fruit d’une enquête de trois mois et demi, ce rapport documente les atteintes aux droits humains et les crimes de guerre commis depuis le début des combats. Les enquêteurs mentionnent le chiffre de 600 000 personnes originaires du Tigray contraintes de quitter l’Ouest de cette région. Ils décrivent également, page 53, ce qui s’apparente à un nettoyage ethnique commis dans la zone appelée Wolqayt-Tegedé (orthographiée « Welkait-Tsegede » dans le rapport)1, annexée à la région Amhara dans les premières semaines de la guerre2.
Cet épisode a brièvement été évoqué dans la presse internationale en mars 2021, lorsque l’administration états-unienne avait osé employer le terme de « nettoyage ethnique »3. Mais la difficulté de documenter ces crimes et la quasi-absence d’images de cette guerre ont relégué les Tigréens de Wolqayt dans l’oubli. Pourtant, l’administration de la région Amhara dans l’ex-Tigray de l’Ouest a continué à y mener une répression féroce.
Fin juillet 2021, une trentaine de corps mutilés ont été repêchés dans la rivière Tekkezé au Soudan, à une vingtaine de kilomètres en aval de la ville de Humera, située en territoire éthiopien4. La rivière marque la frontière entre l’Éthiopie et l’Érythrée avant de poursuivre son cours au Soudan. Ces corps étaient ceux de victimes tigréennes de massacres et de campagnes d’arrestations qui avaient eu lieu à Humera les jours précédents.
En novembre 2021, des témoins terrorisés ont raconté par téléphone à l’auteur de ces lignes comment, à Adebay et à Humera, des civils ont été raflés et emmenés dans des camps en vue d’une déportation de l’autre côté de la rivière Tekkezé – que les nationalistes amhara considèrent comme la frontière entre les régions Amhara et Tigray. Certains auraient été exécutés sur le champ. En mars déjà, des membres des forces spéciales amhara (les FSA, sous contrôle du gouvernement régional éponyme), de retour en ville, exhibaient, aux terrasses des cafés de Humera, des vidéos des villages qu’ils avaient « nettoyés » dans la vallée de la Tekkezé : on y voyait, à même le sol ensanglanté, côte à côte, des dizaines de corps sans vie de civils.
Un symbole du nationalisme ahmara
Wolqayt-Tegedé est, depuis quelques années, un symbole du nationalisme amhara. Recouvrant un espace d’une superficie comparable à celle du Liban, ce territoire est constitué de basses-terres chaudes propices à des cultures d’exportation (sésame, coton), et de hautes terres où l’agriculture est vivrière, essentiellement pratiquée à l’échelle du foyer. Les paysans des hautes-terres parlent davantage tigrigna qu’amharique, et, comme l’expliquait l’un d’entre eux en mars 2021, « quand on compte nos ancêtres, on arrive au Tigray ». Cependant, les mariages entre amharophones originaires des environs de Gonder et tigrignophones sont nombreux, à tel point que les catégories identitaires d’aujourd’hui semblent peu pertinentes pour parler des siècles passés.
En 2015, un groupe d’investisseurs, de riches paysans et de fonctionnaires originaires de Wolqayt s’est constitué en un « Comité pour la Restauration de l’Identité Amhara de Wolqayt-Tegedé ». Ce « Comité Wolqayt » (CW) militait pour la création d’une zone amhara au Tigray, ce que la constitution ethno-fédérale de l’Éthiopie permet : la Constitution éthiopienne de 1994 a institué un système de « fédéralisme ethnique » dans lequel chaque région d’Éthiopie est censée représenter un ou plusieurs peuples, ce qui fait de l’ethnicité la base de la représentation politique ; selon cette Loi fondamentale, chaque « nation, nationalité et peuple » d’Éthiopie dispose du droit à l’autodétermination et peut s’auto-administrer dans les limites de régions ou de zones sous-régionales.
Pour défendre leur projet, les militants du CW soulevaient plusieurs revendications ayant notamment à voir avec les questions agraires. La région Tigray a, dans les années passées, mené de nombreuses expropriations foncières de paysans et d’investisseurs, en particulier dans les basses-terres. Ces terres ont par la suite été attribuées à des investisseurs liés au Tigray People’s Liberation Front (TPLF), parti qui a dominé la coalition gouvernementale fédérale jusqu’en 2018.
Ces expropriations foncières faisaient suite à l’installation dans les basses-terres de Wolqayt, au cours des années 1990 et 2000, de dizaines de milliers de paysans originaires d’autres zones du Tigray. En déplaçant ces paysans, le TPLF espérait trouver une solution aux problèmes structurels d’insécurité alimentaire qui touchaient leurs zones d’origine : l’idée était qu’ils disposeraient alors de vastes terres fertiles dont la culture leur permettrait de « sortir de la pauvreté ». Des anciens combattants du TPLF en ont aussi profité pour acquérir du foncier.
Terres spoliées
Pour les membres du CW, il s’agit d’une spoliation : ces terres ont été prises aux locaux pour être données à une population considérée comme allogène. « C’est depuis ce temps-là qu’il y a des gens qui prennent le maquis ! » expliquait un militant nationaliste ahmara en octobre 2020. Il est vrai que les paysans amhara des basses-terres ont fourni l’essentiel des hommes à certains groupes d’opposition armés, en exil dans les années 2000 et 2010.
Aux revendications agraires du CW, s’ajoutaient d’autres exigences comme la possibilité de créer un cursus scolaire en langue amharique. La répression fut très dure. En 2015, des membres du comité furent arrêtés dans la ville de Gonder. D’autres disparurent, notamment à Humera. Le 12 juillet 2016, l’arrestation violente du colonel Demeqe Zewdu, une figure du CW, déclencha combats et émeutes dans Gonder. Le colonel passa à la postérité comme le symbole d’un homme fier d’être amhara et tenant tête aux élites tigréennes qui contrôlaient alors l’appareil d’État.
À l’été 2016, les jeunes qui manifestaient dans toute la région amhara pour plus de justice sociale et pour la fin de la répression firent de Wolqayt leur symbole. À une Éthiopie divisée en ethnies et en nations, ils opposaient la grandeur passée des empires éthiopiens. Ils acceptaient, ce faisant, la lecture adoptée par le TPLF lui-même : celle de l’ethnicité. D’« Éthiopiens », ces militants ont en effet commencé à se revendiquer « Amhara »5. Un sympathisant du Mouvement national Amhara (MNA), créé en juin 2018, expliquait début 2019 : « Tant qu’il y a le TPLF et l’Oromo Liberation Front, temporairement je soutiens le MNA. Il faut aussi un parti de défense des Amhara ». Nourris aux discours produits notamment par des membres de la diaspora, ces militants ont commencé à parler d’un « génocide » qui serait en cours contre les Amhara. Il faut dire que les massacres touchant des populations amhara se sont multipliés dans les périphéries éthiopiennes dans la seconde moitié des années 2010.
Revenir au pays « les armes à la main »
C’est donc un nationalisme se posant comme « défensif » qui s’est construit au cours des années 2016-2020. Victimes de la répression du TPLF, les militants emprisonnés du CW sont devenus les symboles d’une lutte pour la fierté retrouvée des Amhara. En 2018, ils ont été libérés par Abiy Ahmed. Quelques jours avant le début de la guerre en novembre 2020, des miliciens amhara disaient attendre avec impatience de pouvoir envahir le Tigray. Beaucoup étaient originaires de Wolqayt, et souhaitaient revenir au pays « les armes à la main », ainsi que l’expliquaient les représentants de deux-cents miliciens rencontrés à Soroqa le 2 novembre 2020 – quelques heures avant le déclenchement des hostilités. À l’époque, plusieurs dizaines de membres des Forces spéciales de la région Amhara (FSA)6 étaient aussi stationnés dans cette petite ville. Tous sont montés au front dans les premières heures du conflit.
Après trois semaines de combats, l’administration de la région Amhara pouvait revendiquer le contrôle de Wolqayt. Les habitants tigréens, et notamment ceux installés dans les années 2000 avec l’appui du gouvernement régional TPLF, ont fui en masse. Des villages ont été rasés et brûlés, comme, par exemple, le site appelé « Division », où environ 9 000 familles étaient installées. Elles ont toutes fui, et l’hôpital qui avait été construit récemment a été intégralement pillé.
Mais la majorité des départs est moins le résultat des combats que d’un processus soutenu, si ce n’est organisé, par les pouvoirs publics. De décembre 2020 à mars 2021 au moins, la nouvelle administration, issue de la conquête du territoire, délivrait aux Tigréens des laissez-passer pour leur permettre de franchir les nombreux check-points en vue de « regagner » l’Est de la Tekkezé. De nombreux minibus emmenaient alors ces civils, chargés de quelques affaires, jusqu’au pont traversant la rivière. Les déplacés n’avaient en réalité pas le choix : la nouvelle administration procédait à la délivrance de nouvelles cartes d’identité qui leur étaient souvent refusées, et qui étaient indispensables pour continuer à vivre dans la zone, en raison du grand nombre de contrôles sur les routes et de l’activité des miliciens. En restant sur place, ils risquaient leur vie. Les massacres des mois ultérieurs montreront à quel point leurs craintes étaient fondées.
« Il n’en faut plus un seul de ceux-là ! »
Sur le bord des routes traversant les villages, des civils vendaient leurs rares affaires avant de partir. D’autres, souhaitant se faire établir les laissez-passer indispensables au voyage, faisaient la queue devant les bureaux de l’administration de la zone, à Humera, côtoyant des investisseurs souhaitant de leur côté se faire établir d’autres laissez-passer leur permettant de transporter les céréales confisquées lors des pillages. Dans les bureaux, on retrouvait le colonel Demeqe Zewdu, devenu le numéro deux de l’administration locale, en charge de la sécurité.
En juillet 2021, Sefer Melesse, l’un des principaux chefs des milices amhara, présentait ces démarches comme de la mansuétude : « Le gouvernement amhara a pris soin d’eux. […] Pour ne pas qu’ils soient tués, on a mis des véhicules à leur disposition pour les raccompagner dans leur pays ». Dans les conditions actuelles, un éventuel retour des personnes déplacées est impossible. En mars, un soldat local parlait ainsi des Tigréens : « Il n’en faut plus un seul de ceux-là ! Eux, on ne peut pas leur faire confiance ! » Il ajoutait, à propos des membres des forces spéciales de la région Tigray tués par la coalition des soldats de l’armée fédérale, des miliciens amhara et des membres des forces spéciales de la région Amhara : « Il y avait des cadavres partout ici, des corps pas enterrés. Ils ont été mangés par leurs propres chiens, voilà ce que ça leur a donné ».
Les combattants amhara se sont livrés à de nombreuses exactions. Jusqu’en décembre 2020, plus de deux semaines après les combats, les nouvelles autorités empêchaient d’enterrer les cadavres de membres des forces spéciales du Tigray. Considérant qu’ils ne faisaient là que récupérer les biens spoliés par le TPLF, les miliciens se sont allègrement servis en bétail, récoltes, générateurs et autres pompes à eau. L’administrateur d’un village, pourtant nommé après l’annexion de la zone, ne décolérait pas : « Ils ont tout pris ! […] Mais c’est quoi le problème des autorités amhara, ils n’y croient toujours pas, au fait que Wolqayt c’est l’Amhara ? Ils pensent que [le TPLF] va revenir, c’est ça ? [...] Quand toutes ces choses sont chargées sur les camions, les gens de l’administration le voient, ils ne font rien ! Ces choses-là ne partent pas dans les airs, elles passent par la route, par tous les checkpoints ! Toutes ces choses, si on développait cet endroit à nouveau pour 50 ans, on n’arriverait même pas à les ravoir [...] Ce ne sont pas les voleurs qui ont volé, c’est la région Amhara... Qu’est-ce que le TPLF a fait de pire ? » À ses côtés, des miliciens et des administrateurs locaux semblaient approuver.
Aucun espoir de retour
Alors que le rapport de force militaire entre l’armée fédérale et les troupes tigréennes évolue jour après jour, que les médiations internationales échouent et que les enquêteurs de l’ONU tentent de renvoyer chaque camp dos-à-dos, il n’y a pour l’instant aucun espoir de retour pour les déplacés de Wolqayt.
Le 9 juin 2021, le directeur de la National Disaster Risk Management Commission, en charge de la coordination humanitaire dans le pays, a annoncé la formation d’un comité devant travailler au rapatriement des déplacés du Tigray de l’Ouest amassés dans les environs de Shiré, une ville située dans le Tigray central, « avant la prochaine saison des pluies » - ce qui ne laissait que deux semaines tout au plus... Mais ce retour n’a pas eu lieu. Un groupe d’experts de l’administration foncière amhara était sur place depuis plusieurs semaines pour procéder à la redistribution des terres des déplacés. En juin, on pouvait voir des paysans labourer les parcelles sur lesquelles étaient auparavant érigées les maisons de leurs anciens voisins.
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1Wolqayt et Tegedé (Tsegedé en tigrigna) sont deux régions historiques, regroupées sous l’appellation « Wolqayt-Tegedé » dans les discours des nationalistes amhara.
2Lire Mehdi Labzaé, « Tedjemerwal : ressorts sociaux, enjeux matériels et significations locales d’une entrée en guerre », Politique africaine, 16 novembre 2020.
3Lire Jennifer Hansler, « Blinken : Acts of “ethnic cleansing” committed in Western Tigray », CNN, 10 mars 2021.
4Lire Khalid Abdelaziz and Nafisa Eltahir, « At least 30 bodies float down river between Ethiopia’s Tigray and Sudan », Reuters, 3 août 2021.
5Le nationalisme amhara est une tendance nouvelle : longtemps, les élites amhara étaient aveugles aux différences ethno-nationales et se disaient simplement « éthiopiennes ». Le langage de l’ethnicité était celui des groupes tels que le TPLF qui s’opposaient à ces élites et assimilaient l’« éthiopianité » au fait d’adopter les pratiques culturelles et politiques des Amhara. Pour eux, on devait pouvoir être éthiopien sans être obligé d’adopter ces pratiques. Aujourd’hui, les nationalistes amhara reformulent le projet impérial éthiopien tout en se revendiquant amhara.
6Depuis le milieu des années 2010, les régions se sont autonomisées et ont notamment recruté leurs propres forces spéciales, indépendantes du pouvoir fédéral. La première région à l’avoir fait est la région Somali. Depuis, l’on a assisté à une course aux forces spéciales entre les différentes régions.