
Directrice de l’Observatoire des outre-mer à la Fondation Jean-Jaurès, à Paris, Jeanne Belanyi pose, dans un petit livre théorique accessible à toutes et tous, publié aux éditions Le bord de l’eau, une question qui semble ne plus (ou n’avoir jamais) intéresser grand monde dans l’Hexagone : les outre-mer sont-ils encore dans la république ? Une question percutante qui donne son titre à l’essai, et qu’elle explore dans quatre chapitres riches en citations de travaux scientifiques, en exemples concrets et en données statistiques. Une question qui, à la lecture de l’ouvrage et surtout de la longue (et souvent violente) histoire qui lie la France à ses territoires dits « ultramarins », aurait pu être posée autrement, dans une veine plus polémique encore, simplement en optant pour un autre adverbe : les outre-mer ont-ils jamais été dans la république ?
Comme Jeanne Belanyi le fait remarquer dans son introduction, les territoires « ultramarins » ont souvent fait la une des journaux ces derniers mois : l’insurrection en Kanaky-Nouvelle-Calédonie, la mobilisation sociale contre la vie chère en Martinique, la dévastation du cyclone Chido et la quasi-suppression du droit du sol à Mayotte… Mais la couverture médiatique et le traitement politique de ces territoires ne permettent que rarement de comprendre les enjeux qui se jouent derrière ces « crises », ni même de les inscrire dans une histoire, celle de la colonisation, que l’on a tendance à occulter, tant dans le champ du pouvoir politique que dans celui des médias.
En guise de réponse à son propre questionnement, Jeanne Belanyi assume de s’inscrire dans la pensée postcoloniale, qui lui permet, indique-t-elle dans son introduction, d’« offrir une grille de lecture renouvelée explorant les rapports entre le passé et le présent de manière à analyser les traces laissées par le fait colonial dans la société et l’imaginaire français ». Car, pour elle, il ne fait aucun doute que « la société française est indéniablement postcoloniale, au sens où le passé colonial des territoires ultramarins désormais intégrés au sein de la république pèse encore sur le présent ». Enfermer ces anciennes colonies « dans une temporalité linéaire qui s’étendrait uniquement de l’ère précoloniale à la décolonisation en passant par la période coloniale » serait, selon elle, incohérent.
Un miroir grossissant
La force de l’argumentation de ce livre repose dans le fait que son autrice ne se contente pas d’analyser le rapport des « outre-mer » avec la « métropole » en convoquant (ou en rappelant) uniquement le passé. Elle se situe résolument dans le présent, mais, surtout, elle s’inscrit dans une perspective politique globale, dans laquelle les territoires dits « périphériques » de la République française ne sont pas de simples curiosités exotiques, dont l’évolution politique, sociale et économique serait indépendante de celle de l’Hexagone, mais bien des acteurs à part entière (et souvent les premières victimes) de la dérive néolibérale du pouvoir politique. « Les territoires ultramarins sont ainsi le miroir grossissant d’une forme de démission du politique dont Hexagone comme outre-mer partagent finalement bien des symptômes, laissant la place à une république à deux vitesses et à son corollaire, celui d’un sentiment croissant de ne posséder qu’une citoyenneté de “seconde zone” », écrit-elle en préambule, tout en précisant que son livre se concentre sur les territoires qui relèvent du statut de département et de région d’outremer, là où « les lois et règlements français [y] sont applicables dans les mêmes conditions que dans l’Hexagone » – à savoir la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, la Réunion et Mayotte.
Car en définitive, souligne-t-elle, « l’intérêt du prisme ultramarin ne tient pas uniquement à la reconnaissance, trop souvent tardive, des réalités spécifiques vécues par ces territoires. Il éclaire des dynamiques politiques, sociales, économiques et symboliques qui, loin d’être marginales, révèlent les impensés d’un modèle républicain qui promet l’égalité tout en la déniant. Il expose la manière dont l’universalisme devient un instrument de neutralisation des différences dès lors qu’il sert à masquer des inégalités structurelles ». Autrement dit : les outre-mer, souvent présentés comme des laboratoires servant à expérimenter de futures lois, sont aussi (et peut-être avant tout) des révélateurs de ce qu’est réellement la France, et de ce qu’elle offre ou inflige à celles et ceux qui vivent sous son régime politique.
Dans l’extrait, issu du quatrième chapitre intitulé « Négation des identités, un jeu à somme nulle pour la république », Jeanne Belanyi s’intéresse à la percée spectaculaire du vote en faveur de l’extrême droite ces dernières années dans plusieurs de ces territoires, qui en dit long sur le sentiment d’abandon et les désillusions des populations qui y vivent.
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Les faux-nez du RN dans les outre-mer
« SI LA STRUCTURE ÉCONOMIQUE DÉSORMAIS SI DÉFAVORABLE AUX CLASSES MOYENNES et populaires, ne peut que produire un sentiment de dépossession généralisé, cette dépossession, lorsqu’elle se mue en désir de revanche, est instrumentalisée par une extrême droite qui ne souhaite pas l’orienter vers le haut par la remise en cause du jeu capitaliste, mais plutôt vers le bas par la désignation de boucs émissaires faciles et racialement définis, cet « Autre », en somme, qui lui permet d’articuler les thématiques du « pouvoir d’achat » et de l’« immigration ».
Le risque, déjà en cours, est donc de voir émerger une extrême droite qui gagne au tirage et au grattage. Au tirage, car ses méthodes caméléonesques lui permettent de surfer sur des arguments économiques qui font mouche dans des territoires marqués par un sentiment d’abandon, de délaissement et de colère, engrangeant un vote – qu’il soit d’adhésion ou protestataire – qui lui permet officiellement de se présenter comme le parti qui défend les plus précaires, tout en refusant, une fois les élections passées, de remettre en question, au nom du « pragmatisme » et de la « responsabilité », les modes d’organisation économique du pays qui sont défavorables aux plus précaires.
Au grattage car les cris d’orfraie qui lui servent à dénoncer bruyamment les conséquences structurelles d’un modèle économique qui constitue en réalité son fonds de commerce électoral sont aussi fictifs que les offensives socialistes contre cet adversaire « sans nom, sans visage et sans parti » qui auront marqué le mandat de François Hollande [2012-2017, NDLR]. Au contraire, l’extrême droite a directement intérêt à l’exacerbation des identités nées de l’offensive néolibérale couplée, pour des segments entiers de population, à une promesse républicaine vécue comme trompeuse qui favorise la désignation d’ennemis de l’intérieur et la concrétisation d’un projet politique prônant une vision de la société doublement raciste.
Ainsi que le soulignait le sociologue Hugo Touzet, que ce soit au travers du slogan historique du Front national, « un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés de trop », ou des propos de Marine Le Pen jugeant « qu’il n’y a pas besoin d’immigrés quand il y a des chômeurs », on saisit bien « que cet Autre est lié à l’immigration, perçue comme la cause principale des problèmes sociaux »1. Ethnicisé à dessein, il incarne ainsi, bien malgré lui, un gain politique substantiel : le sociologue Félicien Faury pointe en ce sens que la science électorale – dont on peut certes, selon lui, souligner les limites méthodologiques mais dont les résultats doivent être regardés avec lucidité – a mis en évidence que l’électorat du Rassemblement national se situe « toujours aux sommets des “échelles d’ethnocentrisme” […] qui mesurent l’ampleur, l’intensité et la récurrence des préjugés négatifs à l’encontre des minorités ethno-raciales2 ».
Ce constat ne semble par ailleurs pas incompatible avec celui d’une tendance croissante de la tolérance au sein de la société portée par Vincent Tiberj3, car celui-ci souligne que la croissance de l’abstention participe de l’entretien d’un mythe de la droitisation de l’électorat.
Le choix de Marine Le Pen
L’extrême droite ne réussissant pas à proposer de véritables « politiques de redistribution », et donc à combattre efficacement le néolibéralisme, tout en ne désirant pas s’en prendre aux inégalités imposées par le haut, il lui est ainsi plus aisé de dénoncer les « parasites du bas », participant en cela à ethniciser la question sociale et à exalter, en conséquence, identités et « ressorts racistes », lesquels font référence non pas à des comportements ou représentations individuelles, mais à un processus d’assignation conduisant des membres du groupe majoritaire – issus notamment des classes populaires ou des classes moyennes fragilisées – se sentant menacés dans leur intégration à ce groupe, à instaurer une relation sociale asymétrique permettant de minoriser les « autres ».
Comment expliquer, dès lors, que « des sociétés nées de l’esclavage […] et du racisme inscrit au cœur de la traite et de la colonisation, sociétés communément présentées comme des “terres de gauche” voire comme des emblèmes de la créolisation [aient] pu basculer dans les bras de Marine Le Pen, représentante aux dernières élections présidentielles des oripeaux du fascisme français4 ? ». En effet, en 2022, à l’occasion du second tour de l’élection présidentielle, Marine Le Pen, candidate du Rassemblement national, a remporté la majorité des suffrages dans la plupart des départements et territoires d’outre-mer : dépassant la barre des 50 % à Saint-Barthélemy, Saint-Martin ou encore Saint-Pierre et Miquelon, elle obtenait près de 70 % des votes en Guadeloupe, et plus de 60 % en Martinique et en Guyane.
Ces résultats peuvent d’autant plus surprendre qu’en 2017, la même Marine Le Pen remportait, toujours au second tour, moins de 25 % des suffrages martiniquais et guadeloupéens, grimpant jusqu’à 35 % en Guyane. Quant aux élections européennes de juin 2024, la liste du Rassemblement national se classe systématiquement sur la première (Guadeloupe, La Réunion, Guyane, Mayotte, Saint-Pierre et Miquelon) ou deuxième (Wallis-et-Futuna, Polynésie française, Nouvelle-Calédonie, Saint-Martin/Saint-Barthélemy) marche du podium, selon les territoires.
Au-delà du rejet épidermique du président sortant, qui explique en partie des résultats guidés par un vote protestataire, la chercheuse Silyane Larcher appelait à ne pas relativiser l’ampleur du vote pour l’extrême droite dans les territoires ultra-marins, ce qui peut être tentant au regard de la participation souvent très faible qui favorise des taux d’abstention record. Elle relevait ainsi que dans les Antilles, alors même que le premier tour de l’élection présidentielle de 2022 était marqué par une abstention de plus de 55 % de l’électorat en Guadeloupe et en Martinique, la participation électorale avait sensiblement augmenté au second tour, « des électeurs antillais [ayant] ainsi sciemment fait le choix, et de manière volontariste, de donner la victoire à Marine Le Pen ».
Objectif « déracialisation »
La tendance, déjà notable dans l’Hexagone, d’un rejet massif de la politique gouvernementale qu’exprime le grappillage insidieux mais réel d’électeurs par l’extrême droite et le renoncement à se déplacer aux urnes de tout un pan de la population, bénéficie d’un effet loupe outre-mer. La percée – relative mais avérée – du Rassemblement national, qui a par ailleurs envoyé au Palais-Bourbon deux députés ultramarins suite aux élections législatives anticipées de juin 2024, est inquiétante à plusieurs égards. D’une part, car tout en surfant sur les contrariétés et ressentiments légitimes nés des déceptions post-départementalisation, l’extrême droite tente de s’installer dans un rôle de porte-parole des défaillances de l’État en outre-mer. Elle instrumentalise à son profit la thématique – centrale dans les territoires ultramarins – du pouvoir d’achat, alors même que ses nombreux et révélateurs renoncements en matière de politiques sociales et économiques, tels qu’évoqués précédemment, sont les témoins de l’hypocrisie que cache mal le masque de la vertu arboré par les émissaires du parti.
Ensuite, car l’extrême droite, qui a besoin des inégalités dont elle profite des retombées – parmi lesquelles l’exacerbation générale des identités – peaufine, sur le dos des territoires ultramarins, son projet de « déracialisation ». Ainsi Marine Le Pen a-t-elle pu arguer qu’elle n’était « absolument pas raciste » et récuser toute forme de discrimination « en fonction de l’origine » ou « de la couleur de la peau », appuyant son propos sur la popularité dont elle serait créditée auprès des habitants de Mayotte, qui ont « voté pour [elle] dans des proportions absolument spectaculaires aux élections présidentielles »5, oubliant au passage de préciser que plus d’un Mahorais sur deux (54,51 %) ne s’était pas rendu aux urnes au second tour.
Ce faisant, « l’Autre » se trouve lui aussi déracialisé et les problématiques sociales et économiques, que l’extrême droite n’a de toute façon pas l’intention de régler, reléguées car invisibilisées au détriment de la figure de celui qui se retrouve taxé d’être à la source des maux ultramarins, « comme si le rejet de l’Autre garantissait le maintien d’acquis bien lourdement affaiblis6 ». D’où une certaine désinhibition des sentiments xénophobes développés « contre les Caribéens venus de Haïti, des îles anglophones voisines de la Dominique ou de Sainte-Lucie, mais aussi de République dominicaine » ou bien à l’égard du migrant africain à Mayotte. Le député RN de La Réunion déclarait ainsi par exemple que les Comores déversent « toute leur immigration et celle de l’Afrique chez nos frères de Mayotte et, par ricochet, de La Réunion7 ».
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1Hugo Touzet, « Non les ressorts du vote RN ne sont pas cachés », AOC, 13 novembre 2024.
2Félicien Faury, « Vote RN : pourquoi le racisme compte », AOC, 23 mai 2024.
3Vincent Tiberj, La droitisation française : mythe et réalités, Paris, PUF, 2024.
4Silyane Larcher, « La tentation du fascisme en postcolonie ? Sur la victoire de Le Pen aux Antilles », AOC, 27 mai 2022.
5Éloïse Cimbidhi, « Je ne suis absolument pas raciste » martèle Marine Le Pen, Le Figaro, 6 mai 2024.
6Silyane Larcher, « La tentation du fascisme en postcolonie ? Sur la victoire de Le Pen aux Antilles », op. cit.
7Question de M. Joseph Rivière lors de la séance de Questions au gouvernement du 13 novembre 2024.
8Hugo Touzet, « Non les ressorts du vote RN ne sont pas cachés », AOC, 13 novembre 2024.
9Félicien Faury, « Vote RN : pourquoi le racisme compte », AOC, 23 mai 2024.
10Vincent Tiberj, La droitisation française : mythe et réalités, Paris, PUF, 2024.
11Silyane Larcher, « La tentation du fascisme en postcolonie ? Sur la victoire de Le Pen aux Antilles », AOC, 27 mai 2022.
12Éloïse Cimbidhi, « Je ne suis absolument pas raciste » martèle Marine Le Pen, Le Figaro, 6 mai 2024.
13Silyane Larcher, « La tentation du fascisme en postcolonie ? Sur la victoire de Le Pen aux Antilles », op. cit.
14Question de M. Joseph Rivière lors de la séance de Questions au gouvernement du 13 novembre 2024.