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En Martinique, la digue contre l’extrême droite a cédé

Analyse · Alors qu’ils avaient plébiscité Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle, les électeurs martiniquais ont, comme dans la plupart des autres territoires d’outre-mer, largement voté en faveur de Marine Le Pen lors du second tour. Un séisme pour une île jusqu’alors considérée comme imperméable aux idées d’extrême droite, qui trouve son origine dans un puissant sentiment de relégation.

Fort-de-France, en septembre 2018.
©Ghislain Mariette / Présidence de la République

Le vote à l’élection présidentielle française des territoires d’outre-mer a, une fois n’est pas coutume, fait l’objet d’une forte attention nationale à l’issue du second tour. Il y a une raison à cela : l’arrivée en tête de la candidate du Rassemblement national (RN), Marine Le Pen, dans huit des onze territoires ultramarins1. La candidate du parti d’extrême droite a notamment dépassé la barre de 60 % des suffrages exprimés en Martinique, en Guyane et en Guadeloupe - dans ce dernier département, elle a même frôlé les 70 %.

Ces chiffres, enregistrés dans trois territoires traditionnellement très rétifs au vote Front national (FN), rebaptisé Rassemblement national en 2018, et qui avaient de surcroît voté deux semaines auparavant à plus de 50 % pour Jean-Luc Mélenchon, candidat classé à gauche, voire à l’extrême gauche, au premier tour, ont suscité de multiples interrogations et interprétations.

La sociologie politique du vote dans ces territoires reste malheureusement à faire, comme nombre d’autres objets de recherche en sciences sociales. On devra donc se limiter ici à émettre quelques hypothèses sur le cas de la Martinique. Certaines pourront être extrapolables à d’autres territoires, mais pas à tous, tant les dynamiques qui les parcourent sont, pour une large part, distinctes - le qualificatif « outre-mer » n’abolissant pas les larges singularités de leurs itinéraires sociaux et politiques respectifs.

Un clivage droite-gauche particulier

À la Martinique, les électeurs portent invariablement depuis 1988 le candidat de la gauche en tête du scrutin présidentiel. Un tel ancrage peut apparaître intuitif au regard de la sociologie électorale nationale classique, compte tenu des caractéristiques du territoire mesurées par l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) : taux de privation matérielle et sociale sévère trois fois supérieur à la France hexagonale2, taux de pauvreté deux fois plus élevé, taux de chômage supérieur de 4,4 points, – et même de 20 points pour les jeunes –, sous-emploi de 5 points, etc.). Cette intuition souffre cependant deux limites.

D’une part, la représentation du clivage politique droite-gauche tend à être irriguée chez les électeurs par une construction locale singulière. Les élus martiniquais sont, à de rares exceptions près, membres de partis politiques territorialisés et non de partis nationaux. Ils sont répartis sur un axe gauche-droite en fonction de leur positionnement – initial mais qui a pu évoluer – à l’égard du statut du territoire dans l’ensemble national : à l’extrême gauche, les forces indépendantistes ; à gauche, les autonomistes ; à droite, les départementalistes. Les parlementaires qui en sont issus siègent dans les groupes de manière conforme à cette répartition sur le spectre politique, même si, sur nombre de sujets sociaux, leurs orientations ont peu à voir avec ce positionnement. Voter à gauche, en Martinique, n’a donc pas exactement la même signification que dans l’Hexagone – et une ethnographie des représentations politiques des Martiniquais serait des plus utiles.

D’autre part, si les classes populaires constituent une part plus importante de l’électorat martiniquais que de l’électorat national, on sait que le vote populaire n’est plus ancré à gauche en France depuis plusieurs scrutins maintenant, mais à l’extrême droite. Or, en Martinique, lors des deux précédents scrutins où un candidat RN/FN avait été présent au second tour, son score avait toujours été largement inférieur au niveau national (voir les graphiques ci-dessous).

En 2022, la Martinique a donné 53 % des suffrages exprimés à Jean-Luc Mélenchon au premier tour, et 61 % à Marine Le Pen au second tour, alimentant ainsi dans bon nombre de commentaires la vieille thèse de la porosité des votes dits extrêmes (extrême gauche et extrême droite). La réalité des reports de voix ne peut en fait être appréhendée de façon fine. À l’échelle individuelle, on ne dispose sur le territoire ni de sondages effectués à la sortie des urnes, ni d’enquêtes de sociologie électorale, aucune étude corrélant l’orientation du vote avec les diverses appartenances sociales individuelles n’y ayant jamais été réalisée. La tentation existe donc d’assimiler les singularités du vote qui s’y observent à une irréductibilité aux tendances du vote au niveau national.

Les privilégiés n’ont pas plébiscité Le Pen

À l’échelle collective, celle de la géographie électorale, on observe que seuls 3 des 333 bureaux de vote que compte l’île n’ont pas placé Mélenchon en tête au premier tour et que 70 % des bureaux lui ont octroyé une majorité absolue des scrutins. Seulement 11 % de ces bureaux de vote mélenchonistes au premier tour n’ont pas placé Le Pen en tête au second tour. Leur niveau de vote Mélenchon variait du simple au double, mais ils avaient en commun, pour l’essentiel d’entre eux, d’avoir été dès ce premier tour parmi les moins réticents à voter pour le président sortant Emmanuel Macron et/ou les plus réticents à voter Le Pen à l’échelle de la Martinique.

On ne dispose pas de données qui permettent immédiatement de superposer les caractéristiques démographiques de l’électorat de ces bureaux et cette orientation de leur vote. Mais les statistiques de l’Insee disponibles à l’échelle plus large des communes montrent en tout cas que Schoelcher, les Trois-Ilets, Case-Pilote et Le Diamant, auxquelles appartiennent la moitié des bureaux de vote minoritairement lepénistes au second tour, font partie des huit communes ayant le plus faible taux de pauvreté de l’île, des cinq communes ayant la plus forte part de ménages fiscaux imposés, et sont les quatre communes ayant le plus fort taux de diplômés de l’enseignement supérieur (entre 27 et 40 %, contre 20 % en moyenne en Martinique) ainsi que la plus forte part de cadres et de professions intellectuelles supérieures dans la population de plus de 15 ans (entre 8,5 et 11,6 %, contre 5,2 % en Martinique).

L’autre moitié des bureaux minoritairement lepénistes au second tour est constituée pour une large part de quartiers dont on peut penser que les habitants ont des caractéristiques sociodémographiques proches de celles qui viennent d’être décrites, correspondant souvent à des enclaves identifiées localement comme privilégiées sur le plan social, au sein de communes aux réalités plus contrastées - par exemple : quartiers de Fort-de-France jouxtant la commune de Schoelcher, aux dynamiques de population proches de celles de cette dernière, comme Bellevue, Pointe-des-Nègres ou plateau Didier ; ou quartier de Tartane à Trinité, initialement peuplé de pêcheurs, population à laquelle se sont agrégés les propriétaires ou résidents de belles villas (dont une part importante sont originaires de France hexagonale), à proximité de plages prisées des surfeurs.

La digue a cédé

On retrouve aussi pour les bureaux et communes ayant, à l’inverse, le plus voté pour Marine Le Pen au premier comme au second tour (à Macouba, Basse-Pointe, Le Lorrain, le Prêcheur) une morphologie sociodémographique présentant d’évidentes ressemblances avec celle qui est décrite par les travaux sur le vote RN en France hexagonale : fort enclavement, notamment par rapport au centre économique (communes situées à l’extrémité nord des côtes Atlantique et Caraïbe, dans une île où les déplacements sont longs et les transports publics défaillants), très forte proportion d’établissements agricoles dans l’activité économique (entre 20 et 28 %, contre 3,4 % en moyenne en Martinique), population vieillissante, en déclin démographique accentué, à faible niveau de diplôme (entre 60 et 67 % de sans diplôme ou peu diplômés, pour une moyenne de 45 % en Martinique).

Le sixième bureau le plus lepéniste de l’île au premier tour, de son côté, qui est aussi le troisième le plus zemmouriste et globalement celui de Martinique qui a le plus voté pour ces deux candidats réunis (43,5 %), se situe dans un quartier de Fort-de-France incluant le fort Desaix, quartier général et lieu de résidence des forces armées sur l’île. Et le bureau le plus zemmouriste (à 30,5 %), qui pour le coup fait partie des moins lepénistes au premier tour et ne donne qu’une courte majorité à la candidate du RN au second, est le lieu de vote, dans la commune du François, des habitants du Cap Est, quartier emblématique surnommé « Békéland » par les Martiniquais, constitué de villas somptueuses construites sur de vastes parcs, lieu de résidence privilégié de familles de la grande bourgeoisie des Blancs créoles, descendants de colons, les békés, qui manifestement ont témoigné un même intérêt, voire plus appuyé encore, pour le candidat de Reconquête et une même réticence pour celle du RN que leurs homologues de 16e arrondissement de Paris, de Neuilly-sur-Seine ou de Versailles3.

En résumé, le vote d’extrême droite en Martinique à cette élection semble donc bien relever pour une part des mêmes ressorts que dans l’Hexagone.

Du reste, si les pourcentages de suffrages exprimés particulièrement élevés en faveur de Marine Le Pen sont un instant laissés de côté au profit d’un examen de la part des inscrits qui ont fait ce choix, compte tenu de taux très élevés d’abstention observés lors des élections sur le territoire (autour de 55 % aux deux tours de cette présidentielle, contre 28 % au second tour au niveau national) et d’un nombre important de suffrages non exprimés, on constate des chiffres proches du niveau national, et même légèrement inférieurs : 24 % des électeurs inscrits en Martinique ont porté leur suffrage sur la candidate du RN au second tour, contre 27,25 % au niveau national. Ce qui, au vu des caractéristiques sociales très dégradées de l’île, manifeste, au-delà des apparences, une certaine résistance d’un électorat local majoritairement populaire au vote RN, auquel il devrait même être socialement plus « prédisposé ». Et c’est bien ce qui se joue en réalité dans la profonde stupeur qu’ont occasionnée localement et nationalement les chiffres du second tour : la traditionnelle digue opposée au vote FN/RN par les électeurs martiniquais apparaît avoir brutalement cédé.

Un séisme à l’échelle de l’île

On a régulièrement rappelé ces derniers jours le contraste saisissant avec les événements de 1987, lorsque des collectifs rassemblant des milliers de personnes avaient envahi le tarmac de l’aéroport pour empêcher (avec succès) l’atterrissage sur l’île d’un avion dont Jean-Marie Le Pen était l’un des passagers. Le leader du Front national venait en Martinique pour tenir un Congrès avec des représentants de son groupe au Parlement européen de Strasbourg. Le vote FN était alors principalement analysé au niveau local sous l’angle du racisme et de la xénophobie. Son rejet massif par les électeurs martiniquais était considéré comme le signe d’une mise à distance radicale de cette idéologie. Une certaine vulgate tenait même la progression très relative des suffrages pour le parti ces dernières années comme la manifestation du vote d’électeurs blancs originaires de l’Hexagone.

Même si certains signaux tendaient déjà à remettre en cause cette interprétation lors de la présidentielle de 2017, les résultats récents ont dès lors été vécus comme un séisme par nombre de commentateurs. Ils suscitent des échanges enflammés au sujet de l’existence d’un réel vote d’adhésion aux idées du RN ou d’un simple vote de rejet d’Emmanuel Macron. Si tant est qu’un tel débat fasse sens – dans le fond, la candidate a certainement été choisie par des électorats multiples et diversement motivés, au niveau local comme au niveau national –, on ne peut qu’écarter l’idée que les électeurs martiniquais se seraient brutalement mis à apprécier en masse les traits idéologiques d’un parti qu’ils réprouvaient naguère.

La progression du vote RN au premier tour y a été modeste et demeure hors de proportion avec sa poussée dans l’Hexagone. Elle est régulière, pour autant. Il est donc possible qu’elle se poursuive au cours des prochains scrutins. Reste donc, dans un cas comme dans l’autre – la progression du vote RN aux premier et second tours dans certains bureaux et communes et sa large explosion au second tour lors de ce scrutin –, à comprendre pourquoi les digues naguère si solides ont rompu.

La crise liée au Covid, un détonateur

Des explications conjoncturelles diverses ont été avancées pour tenter de donner du sens à ce comportement électoral. Au-delà même des bureaux les plus largement lepénistes au premier tour, le sentiment de relégation est une caractéristique durable et relativement généralisée du rapport du territoire à l’ensemble national, alimenté depuis des dizaines d’années par les promesses non tenues de la départementalisation, forme prise par la décolonisation en 1946 (depuis l’extrême lenteur de la mise en place d’une égalité des droits sociaux avec l’Hexagone, qui n’a été réalisée juridiquement qu’au milieu des années 1990, jusqu’à la persistance d’un mal-développement qui se traduit aujourd’hui encore par des formes de pauvreté, de précarité et d’exclusion particulièrement fortes et étendues). Il s’est trouvé exacerbé encore au cours des dernières années par une conjonction d’événements ou de crises dans lesquels le rapport à l’État ou au pouvoir central était toujours en jeu.

La virulence du mouvement local d’opposition à la vaccination obligatoire contre le Covid et aux contraintes sanitaires liées à la pandémie a été largement couverte par la presse nationale, notamment lorsqu’elle a débouché, à son point culminant, sur des barrages routiers dans toute l’île et des émeutes urbaines en novembre 2021. Les réseaux sociaux ont été largement alimentés pendant cette crise par des messages antivaccin diffusés par des figures hexagonales de l’extrême droite, qu’il s’agisse de relais de propos de dirigeants politiques ou de nombreux messages de militants glorifiant la résistance exemplaire des Antilles, érigées en modèle pour le peuple français. Autant d’éléments qui ont contribué à normaliser voire à valoriser une parole d’extrême droite naguère inaudible.

En outre, les sociabilités usuelles ont été très affectées par la crise, surtout depuis la vague de Covid hautement meurtrière d’août-septembre 2021 - entre familles déchirées, tensions extrêmes autour du vaccin et couvre-feu permanent en soirée durant huit mois d’affilée, qui ne s’est achevé qu’une semaine avant le premier tour. Mais pour centrale qu’elle ait été pendant des mois sur l’île, la question sanitaire apparaît en réalité avoir davantage servi de détonateur dans un climat social extrêmement tendu, à l’hôpital mais également dans d’autres secteurs.

En ont témoigné, dans le cadre de la mobilisation de novembre 2021, les discours des personnes qui « tenaient » les barrages, pour lesquelles la question du vaccin se trouvait cumulée à des enjeux concernant notamment la vie chère – problématique irrésolue malgré le grand mouvement social qui l’avait portée en 2009 pendant six semaines de grève générale – ou la précarité et le manque de reconnaissance de la jeunesse. Comme en 2009, c’est une demande de prise en charge de ces problématiques et de considération par l’État et les pouvoirs publics qui était perceptible dans ce mouvement. Et un sentiment fort de ne pas avoir été entendu par le pouvoir central, mais au contraire d’avoir expérimenté une gestion surplombante, centralisatrice et répressive de ces crises - sentiment sur lequel ont capitalisé tant Mélenchon que Le Pen dans leur campagne, et qui a alimenté une profonde animosité à l’égard de Macron.

Le scandale du chlordécone, une affaire qui ne passe pas

Des enjeux de cet ordre sont également à l’œuvre dans le dossier du chlordécone. Ce pesticide a été largement épandu dans les bananeraies de la Martinique et de la Guadeloupe à partir des années 1970 malgré sa toxicité, via une autorisation étatique dérogatoire qui fera même l’objet, après son interdiction par la France, en 1990, d’une prolongation pour les Antilles. Cette utilisation a occasionné une pollution durable des sols et des eaux d’une partie importante de la Martinique, responsable d’une contamination de la population qui a abouti à une augmentation du risque de cancer de la prostate et à des effets sur le développement cognitif des enfants à la suite d’une exposition prénatale.

Fort-de-France, le 27 février 2021. Des manifestants réclament justice dans l’affaire du chlordécone.
Aurélie Roger

Devenu un problème public central au niveau local dans les années 2000, ce dossier a fait l’objet, de la part d’acteurs associatifs et politiques locaux, d’un travail de judiciarisation, avec le dépôt de plusieurs plaintes, et de politisation, débouchant dans les deux cas sur des interpellations au sujet, notamment, de la responsabilité de l’État. Emmanuel Macron a reconnu cette responsabilité en 2018, mais il a dans le même temps nié à plusieurs reprises l’existence de preuves scientifiques « avérées » au sujet d’un lien direct entre la contamination et des pathologies, susceptible d’ouvrir le champ à des réparations individuelles – notamment dans un grand débat avec les élus d’outre-mer en février 2019 où le ton paternaliste et l’interpellation des élus par le président au moyen d’une de ses expressions récurrentes, « les enfants », ont évidemment été très mal perçus localement.

L’annonce en février 2021 d’un probable non-lieu à venir au terme de l’instruction judiciaire pour cause de prescription est venue parachever le sentiment d’injustice sur ce dossier. Elle a débouché dans la foulée, à l’appel de divers collectifs, sur une manifestation d’ampleur inédite à Fort-de-France, réunissant plusieurs milliers de personnes.

Un vote de « déclassés » ?

Le sentiment de ne pas être entendu ou considéré par le pouvoir central a donc joué un rôle dans le refus radical du vote pour Macron au second tour. Mais il n’explique pas à lui seul comment le verrou en apparence très solide de l’illégitimité du vote Le Pen a sauté lors de ce second tour en Martinique.

On a beaucoup entendu ces derniers jours que le volet social du programme de Marine Le Pen et le fameux travail de « dédiabolisation » effectué par son parti ces dernières années avaient joué, en obérant la définition de l’identité nationale portée par la candidate (qui arase les différences et la place des minorités), sa condamnation des revendications mémorielles, sa défiance vis-à-vis des mouvements de lutte contre les discriminations raciales, ou encore son projet de mettre fin à l’enseignement au sein de l’école publique des langues régionales, donc du créole – autant d’éléments qui auraient dû servir de repoussoir tant ils vont à rebours des discours politiques de valorisation et de singularisation de l’identité culturelle très majoritaires depuis deux à trois décennies en Martinique.

À l’inverse, d’autres commentateurs, plus rares, ont vu dans ce vote la manifestation d’une certaine perméabilité d’une partie des électeurs martiniquais à ces idées, qui ne seraient dépréciées unanimement qu’en apparence. On peut envisager effectivement que dans les configurations sociales décrites plus haut se manifestent, chez certains électeurs, les effets de la « conscience sociale triangulaire » théorisée par le sociologue Olivier Schwartz et mise en évidence par de nombreux travaux sur les classes populaires en France - c’est-à-dire le fait, pour certaines franges de ces classes, de se situer au sein de l’espace social en tant qu’opposées non seulement aux groupes dominants, mais aussi à des catégories sociales stigmatisées dont elles se distancient et dont elles considèrent qu’elles font l’objet d’une prise en charge trop favorable par les politiques publiques, à leur détriment (« assistés », racisés, immigrés, etc.), principe de division qui tend à alimenter le vote d’extrême droite.

La question a été soulevée en Martinique d’un rejet des Haïtiens, présents en particulier dans le secteur agricole dans le nord de l’île, le plus fortement lepéniste au premier tour. Mais on peut se demander aussi si, plus globalement, la persistance pour nombre de Martiniquais de conditions sociales fortement dégradées, qui n’en finit pas de remettre en cause les promesses de la départementalisation, ne constitue pas le terreau d’un ressentiment similaire à celui des « déclassés » dont les travaux de Camille Peugny ont montré la sensibilité aux programmes de l’extrême droite.

Les fondations se sont fissurées

Enfin, dans le contexte de crise multiforme qui vient d’être décrit, où la vie quotidienne est affectée par la récurrence de blocages, parfois très longs, voire de violences dans des conflits sociaux multiples (transports, ramassage des ordures, école, hôpital, etc.), on voit également poindre un discours d’appel à l’ordre assumé de la part de certains Martiniquais, là où la tradition est largement au respect, ou au moins à l’acceptation résignée, de ce registre d’action syndicale.

Mais la question des conditions sociales dans lesquelles a pu prendre fin l’imperméabilité de l’électorat martiniquais au vote FN/RN, par-delà ces hypothèses, mérite aussi de décaler le regard en se demandant, finalement, non seulement pourquoi les Martiniquais se sont mis à voter pour le RN, mais aussi pourquoi ils ne votaient pas pour lui auparavant. De ce point de vue, c’est la naturalisation de cette hostilité, tout comme avant elle celle du vote à gauche des classes populaires au niveau national, qui se trouve remise en cause par les résultats du récent scrutin.

Ce que disent les chiffres du second tour, c’est aussi que l’illégitimité du vote RN en Martinique est une construction sociale, dont les fondations se sont manifestement fissurées au fil du temps. Là encore, les travaux sur le vote RN dans l’Hexagone sont d’un apport intéressant : ils montrent que contrairement à des analyses hâtives, il n’est pas en soi un vote rural et populaire par opposition à un vote urbain et plus aisé. Il est un vote de milieu social, entendu dans son ensemble, donc dans sa complexité, qui non seulement ne se résume pas à des logiques purement binaires, mais de surcroît renvoie à des éléments de socialisation variés et diversifiés.

De ce point de vue, il apparaît donc important de questionner les vecteurs de socialisation politique auxquels sont confrontés aujourd’hui les électeurs martiniquais, par contraste avec ceux qui caractérisaient des configurations antérieures. Car la manifestation qui avait empêché Jean-Marie Le Pen d’atterrir en Martinique en 1987 n’avait rien de spontané. Elle avait au contraire été préparée pendant plusieurs mois par un travail de mobilisation et de pédagogie de la part de collectifs rassemblant des organisations politiques, syndicales et associatives4.

Une parole politique dévaluée

Le contexte local actuel n’est clairement plus le même. La parole politique y est largement dévaluée, après vingt années d’alternances perçues par beaucoup d’électeurs comme stériles entre deux partis locaux dominants classés à gauche. Et l’action collective, passée l’euphorie du succès de la grève générale de 2009, qui n’a finalement pas réglé les problèmes structurels de vie chère, apparaît au mieux impuissante, au pire embarquée dans une surenchère de violences ou d’actions coup-de-poing sans effets tangibles, que ce soit dans les conflits au travail ou dans les mobilisations de la mouvance dite « RVN » (pour Rouge-Vert-Noir, les couleurs du drapeau de la Martinique revendiqué par les nationalistes et indépendantistes), un groupe diffus (lire l’encadré au pied de cet article) qui prétend lutter contre les permanences de l’ordre colonial, en particulier la domination économique de la « caste békée » – dont la responsabilité dans le scandale du chlordécone est également dénoncée –, et qui s’est illustré ces dernières années par des actions spectaculaires : blocage et appel au boycott de supermarchés appartenant au plus grand groupe économique de l’île, dirigé par un béké, le groupe Bernard Hayot ; déboulonnages de statues considérées comme symboliques de l’esclavagisme5 ; saccage d’une distillerie appartenant au groupe employant une imagerie jugée apologétique de l’esclavage ; accueil à l’aéroport à coups d’insultes de touristes et de membres des renforts sanitaires dans le cadre de la crise liée au Covid...

Certains analystes notent que ce mouvement cultive une proximité avec des acteurs liés à l’extrême droite française6. Ce qui se joue donc dans les résultats électoraux récents est sans doute aussi la marque de ce déclin de la socialisation politique hostile aux idées du FN/RN, voire peut-être l’émergence d’une certaine socialisation politique compatible avec ce vote.

Par-delà ces considérations générales, une ethnographie des milieux sociaux associés au vote Le Pen en Martinique et à la façon dont s’y construit ou non l’illégitimité de ce vote mériterait d’être réalisée. Un beau terrain d’enquête pourrait alors être ce bureau de vote de Volga, à Fort-de-France, l’un des sept quartiers prioritaires de la politique de la Ville en Martinique, qui, jumeau d’un autre bureau dont ne le sépare qu’un découpage alphabétique des habitants du quartier, a voté de manière proche de celui-ci pour Mélenchon au premier tour (respectivement 62,5 et 65,5 %), mais s’est distingué par un vote diamétralement opposé au second (27 % pour Le Pen dans le premier bureau, contre 73 % dans le second). Cet exemple témoigne à la fois du fait que le sentiment d’illégitimité du vote RN peut sans doute être réactivé dans le futur par certains leviers, mais aussi du besoin profond que nous avons d’enquêtes en sciences sociales pour comprendre ces ressorts locaux du vote, comme bien d’autres objets sociaux en Martinique.

« RVN », une nouvelle forme d’activisme

Le groupe « RVN » (pour Rouge-Vert-Noir) n’a ni acte de naissance clairement identifié, ni frontière ou structure claire, ni doctrine définie. Les personnes qui participent à ses actions et interviennent dans les médias ou les débats publics prennent en général le soin de refuser le statut de porte-parole du mouvement. Ils n’ont pas créé le drapeau rouge-vert-noir, dont l’invention est bien antérieure7 et dont font également usage des groupes pour le coup constitués.

Mais à défaut d’identité plus tangible, la mobilisation systématique de ses couleurs, tant dans leurs actions – parmi lesquelles la dénonciation de l’utilisation sur certains supports d’un drapeau de la Martinique datant de l’époque coloniale, défini comme un symbole esclavagiste à faire disparaître – que dans leurs communications sur les réseaux sociaux, sert depuis environ deux ans à les qualifier métonymiquement.

Dans les interventions de certaines figures de cette mouvance, on relève une autodéfinition comme « jeunesse consciente martiniquaise » et une préférence pour le terme d’« activistes » plutôt que pour celui de militants, qui semble liée à la fois à la revendication d’horizontalité, voire parfois à une prétention à incarner « la société civile » martiniquaise, et à une certaine volonté de se démarquer des mobilisations militantes qui ont précédé et qui perdurent, perçues comme ayant échoué dans le combat anticolonial (ces deux aspects étant plus ou moins reliés l’un à l’autre dans le discours).

Le registre d’action privilégié est celui de l’action coup-de-poing, entendant générer une prise de conscience au sujet des problématiques abordées, notamment via sa diffusion sur les réseaux sociaux, puis son relais dans les médias.

1Marine Le Pen est arrivée en tête, lors du second tour, dans les territoires suivants : Guadeloupe, Martinique, Guyane, Saint-Martin, Saint-Barthélemy, Saint-Pierre-et-Miquelon (tous situés dans l’océan Atlantique), La Réunion et Mayotte (dans l’océan Indien).

2Cet indicateur est défini comme « la proportion de personnes […] incapables de couvrir les dépenses liées à au moins [sept] éléments de la vie courante sur treize considérés comme souhaitables, voire nécessaires, pour avoir un niveau de vie acceptable », qui vont de l’incapacité à pouvoir faire face à une dépense imprévue d’environ 1 000 euros à celle de posséder au moins deux paires de bonnes chaussures. Voir ce lien pour une synthèse concernant la Martinique.

3Les paroles d’électeurs recueillies dans ce bureau par Jean-Michel Hauteville, journaliste à France-Antilles et correspondant du Monde en Martinique, dans ses articles publiés dans ces deux journaux consultables par leurs abonnés, sont très intéressantes de ce point de vue.

4Lire Cyriaque Sommier, « Il y a 33 ans, Jean-Marie Le Pen, le leader du Front national, empêché d’atterrir en Martinique », Martinique 1re, 7 décembre 2020.

5Les premières, celles de Victor Schoelcher, le jour de la commémoration locale de l’abolition de l’esclavage, le 22 mai 2020, sont revendiquées sur cette vidéo. Cette action est celle qui a rendu le mouvement visible aux yeux du grand public. D’autres déboulonnages suivront en juillet de la même année, à l’issue d’un ultimatum adressé au maire de Fort-de-France (voir L.V.« Didier Laguerre dit non à l’ultimatum sur les statues », France Antilles, 24 juillet 2020).

6Zaka Toto, dans la revue Zist, analysait sous cet angle les prémices, dès 2018, de la proximité de la mouvance avec l’activiste franco-béninois Kemi Seba, que certaines figures centrales des RVN ont réaffirmée par la suite.

7Lire Ulrike Zander, « Le drapeau rouge-vert-noir en Martinique : un emblème national ? », Autrepart n°42, 2007.