À Mayotte, « les gens n’aiment pas les Africains »

Reportage · Depuis la destruction du camp de Cavani, à Mamoudzou, de nombreux exilés du continent tentent de survivre sur l’île. Discriminés par les Mahorais et agressés par des voyous, tous rappellent avoir fui des pays où leur vie était menacée et ne comprennent pas les mauvais traitements dont ils sont l’objet.

L'image montre un homme portant un enfant dans ses bras. Ils se trouvent sous une tente improvisée faite de tissus aux couleurs vives comme le bleu et le rouge. Le décor semble rural, avec des éléments naturels en arrière-plan. L'homme a un t-shirt bleu avec des inscriptions, et l'enfant, qui regarde légèrement en arrière, semble être de très jeune âge. La scène évoque un moment de tendresse et de protection dans un environnement simple.
Un réfugié somalien avec son bébé dans les bras, stade de Cavani, à Mamoudzou (8 janvier 2024).
© Mathilde Hangard

Une timide brise fait oublier le soleil qui tape fort. Dans le quartier de Cavani, devant le stade départemental de la commune de Mamoudzou, la capitale de Mayotte, des matelas en mousse et des tapis sont entreposés sur le sol. Certains sont abîmés, d’autres décomposés. C’est ici, le long de la rue du stade, entre deux trottoirs, que des réfugiés venus de pays de la région des Grands Lacs dorment, survivent et surtout espèrent une vie meilleure.

Armenit de Kwamira (le nom a été changé), un Congolais de 28 ans de confession catholique, vivait avec son père et son grand-frère dans la cité de Masisi, à 80 kilomètres de la ville de Goma, dans le nord du Kivu, en République démocratique du Congo (RDC). Élevé par des parents « tolérants » et « pacifistes », il avait l’obligation de résister à tout embrigadement militaire. Son père, un des pasteurs de la cité de Masisi, était un notable connu qui a toujours refusé que ses fils deviennent des guerriers. « Ne faites jamais la guerre », n’a-t-il cessé de leur répéter.

Le 24 mars 2023, alors qu’il rentre chez lui, il constate que son père et son grand-frère ont disparu. Inquiet, Armenit de Kwamira se rend chez Baleke Yengayenga, un ami de son père, qui lui propose de l’héberger. Vers 1 heure du matin, des bandits armés font irruption dans la maison et criblent de balles son hôte et ses enfants, René et Kahindo : « Ils sont morts... Je me suis dit que je risquais aussi de perdre la vie. Alors j’ai fui sans rien. »

« Je ne connaissais pas Mayotte »

Armenit de Kwamira avait pris l’habitude de mettre de l’argent dans la ceinture de son pantalon, au cas où… Mais sa maigre fortune ne lui permet pas de prendre un avion pour Kinshasa, la capitale de la RDC. Avec 5 dollars en poche, il monte à bord d’un bateau sur le lac Kivu et rejoint Bukavu, où il prend un bus jusqu’à la ville de Uvira, au sud de la région. De là, il traverse le lac Tanganyika sur une embarcation de fortune jusqu’à la ville de Kigoma, en Tanzanie. Il tente d’intégrer le camp de réfugiés de Nyarugusu, en vain. « Le camp existe toujours mais il n’accueille plus personne », dit-il.

Pendant plusieurs jours, le jeune homme sillonne les routes en direction de Dar es-Salaam, la capitale tanzanienne. Après deux semaines d’errance, il se réfugie dans une église, où il fait la rencontre d’une femme qui tient un modeste restaurant. Elle lui propose de l’héberger et de le nourrir en échange de son aide dans son commerce. Elle connaît un passeur et propose de financer son voyage vers Mayotte à bord d’un bateau de marchandises. « Sur le navire, on nous a dit que nous allions passer par les Comores, mais je ne savais même pas où c’était. Je ne connaissais pas non plus Mayotte », confie-t-il, encore surpris par la situation de ce département français. Une fois arrivé à Anjouan, l’île voisine de Mayotte, il monte à bord d’un kwassa-kwassa (une barque de pêche) pour rejoindre l’île. Quand la police aux frontières l’a intercepté, il s’est senti rassuré : « On a dit qu’on était des réfugiés de la RDC et ils nous ont emmenés avec eux. »

À son arrivée à Mayotte, le 27 mai 2023, Armenit de Kwamira ignorait tout de cette île. À cette époque, le gouvernement français menait l’opération policière Wuambushu (rebaptisée « Place nette » en janvier) visant à expulser les personnes en situation irrégulière et à détruire des bidonvilles. Armenit de Kwamira a alors rejoint autour du stade de Cavani des milliers d’autres réfugiés (1 300 recensés) venus comme lui de pays en guerre comme le Tchad et la Somalie. De ce camp, il garde en mémoire l’odeur nauséabonde qui y régnait, le manque d’eau et les attaques des délinquants la nuit qui lançaient des cailloux par dessus les grillages du stade.

Ses affaires brûlées par des habitants

Si le droit français prévoit qu’un individu peut bénéficier d’un hébergement dans un centre d’accueil dès l’enregistrement d’une demande d’asile, Armenit de Kwamira n’y a jamais eu droit. L’association Solidarité Mayotte, qui accompagne les demandeurs et les personnes en situation d’exclusion, ne dispose que de 524 places réparties dans différents logements. En théorie, l’hébergement mis à disposition peut être gardé par la personne durant toute la durée de l’examen de sa candidature. De même, en cas de manque de places au sein d’une structure d’hébergement, la législation prévoit un hébergement d’urgence dans une structure collective ou, à défaut, à l’hôtel.

À Mayotte, il n’en est rien. Les places disponibles sont attribuées prioritairement aux femmes avec enfants et pour de courtes périodes (21 jours en moyenne) dans des conditions spartiates (jusqu’à cinq par chambre). Des bons alimentaires d’une valeur de 30 euros par mois sont attribués à chaque demandeur d’asile, alors que l’île subit une pénurie d’eau potable depuis plusieurs mois et qu’un pack d’eau peut atteindre 7,50 euros.

Vêtements d'exilé·es séchant sur les grilles du stade de Cavani, à Mamoudzou (8 janvier 2024).
Vêtements d’exilées séchant sur les grilles du stade de Cavani, à Mamoudzou (8 janvier 2024).
© Mathilde Hangard

Le 25 janvier 2024, plus d’un an après son installation, le camp du stade de Cavani a été démantelé par les autorités à la demande de collectifs citoyens, mais Armenit de Kwamira est toujours là. Il « veille », comme il dit, devant le stade, sans bâche pour se protéger de la pluie et sans tente pour dormir. Lors du démantèlement du camp, toutes ses affaires ont été brûlées par des habitants du quartier. Le 26 février, certains demandeurs d’asile qui avaient obtenu leur statut de réfugié ont été transférés en France métropolitaine sous les injures d’une partie de la population qui souhaitait les voir partir. D’autres ont fui ailleurs dans Mayotte, désertant la vaste colline qui abritait des tentes bleues. Et il y a ceux, comme Armenit de Kwamira, qui n’ont fait que traverser la rue du stade avec ce qu’il leur restait d’affaires personnelles. Ils sont des centaines, hommes, femmes et enfants, assis ou allongés sur le trottoir, tantôt en plein soleil, tantôt sous la pluie, sans accès à l’eau potable et sans sanitaire. Parmi eux se trouvent des professeurs, des maçons, des vendeurs, des agriculteurs, des entrepreneurs ou encore des journalistes.

Pas d’eau et le choléra

Depuis juillet 2023, les coupures d’eau n’ont jamais cessé sur l’île. Actuellement, les habitants les plus privilégiés, c’est-à-dire ceux qui payent des factures, n’en bénéficient que deux jours sur trois. Pour les plus pauvres, il ne reste que les rampes de distribution ou les rivières polluées. Dans ce contexte d’insécurité hydrique, particulièrement propice à la circulation de maladies infectieuses (219 cas de choléra, dont 2 décès, ont été recensés depuis le 18 mars), la question de la sécurité sanitaire des réfugiés importe peu aux Mahorais. Alors qu’il peine à trouver de l’eau potable et se cache pour faire ses besoins à l’abri des regards, Armenit de Kwamira est inquiet : « Comment on peut faire de la prévention contre le choléra sans eau ? Si tu n’as pas d’eau, tu ne peux pas être propre. Comment on fait pour se laver ? » déplore-t-il. Les habitants du camp « de la honte » ont été contraints de se déplacer, mais aucune alternative ne leur a été proposée, et ils sont régulièrement la cible des récriminations d’une partie de la société malgré leur situation dramatique.

En mai 2024, des membres du collectif Forces vives, dont l’objectif est de « lutter contre le remplacement du Mahorais à Mayotte » (s’appropriant ainsi la thèse raciste du « grand remplacement »), ont bloqué l’accès au service immigration de la préfecture pour protester contre le maintien de la présence des demandeurs d’asile à Cavani malgré le démantèlement du camp. La présidente du collectif, Safina Soula, a déclaré : « On ne sait plus quoi faire des Africains. Il faut les renvoyer chez eux pour qu’ils soient hébergés dignement et que leurs enfants aillent à l’école. »

Progressivement, le rond-point du stade de Cavani a été envahi de poubelles. « Forces vives a demandé aux gens qui ramassent les déchets de ne plus le faire [car] ils ne veulent pas de nous ici », explique Armenit de Kwamira. Les marques d’hostilité sont récurrentes et les discours xénophobes nombreux. La rampe d’eau, installée à proximité du camp, a été vandalisée à plusieurs reprises par des habitants du quartier.

Attaques à la machette

Aujourd’hui, de l’ancienne rampe d’eau il ne reste plus rien, et la rivière dans laquelle certains tentaient de se laver, voire de boire, est devenue verdâtre et bleuâtre, comme si des produits ménagers y avaient été jetés intentionnellement. Contactée début juin, l’Agence régionale de santé (ARS) de Mayotte assurait prévoir l’installation de « rampes grillagées avec quatre robinets ». Mais, depuis, rien n’a changé, et les réfugiés de Cavani sont toujours en quête permanente de quelques gouttes d’eau pour boire et se laver.

Les exilés font face à d’innombrables marques de rejet et même à des violences physiques. « Les délinquants sont venus nous voler nos affaires, nos téléphones, ils nous ont frappés, mon ami a saigné, témoigne l’un d’eux. La semaine dernière, ils ont fait un trou dans ma tête avec une machette. Même les animaux ont plus d’importance que nous ici. Les habitants laissent faire cela. »

Armenit de Kwamira affirme que, pour se protéger, les réfugiés se regroupaient au même endroit pour guetter l’arrivée de potentiels ennemis. Le 22 avril 2024, les locaux de l’association Solidarité Mayotte, aux abords desquels vivent des exilés, ont été incendiés vers 3 heures du matin. Il n’y a pas eu de victime mais des biens sont partis en fumée.

« On ne leur a rien fait »

« On est partis car on allait mourir chez nous », rappelle un demandeur d’asile somalien, venu seul en laissant derrière lui sa femme et son fils. « Notre peur ici c’est la pluie, car on n’a pas tous des tentes, et les délinquants qui nous volent nos affaires et nous agressent. Ici les gens n’aiment pas les Africains alors qu’on ne leur a rien fait. »

Le collectif Forces vives et certains responsables politiques exigent – contre toute logique – que les demandeurs d’asile déposent directement leur demande dans leur pays d’origine. Privés de tout, tous espèrent donc quitter Mayotte pour aller à Paris.

En attendant, Armenit de Kwamira et son ami Iléké, qui vient du Sud-Kivu, gardent le sourire même s’ils ne comprennent pas l’accueil qui leur est réservé ici, loin de ce qu’ils imaginaient lorsqu’ils ont fait le choix de partir. En lisant les informations sur son téléphone, Armenit de Kwamira apprend que la rébellion du M23 gagne du terrain dans l’est de la RD Congo. Une partie de lui est restée là-bas avec son père et son grand-frère, dont il ignore s’ils sont encore en vie.