François Bayrou, le Premier ministre d’un gouvernement qui a perdu tout respect de lui-même, est venu en visite à Mayotte une semaine après un président de la République qui s’était embourbé dans des propos indignes de sa fonction. Une semaine plus tard, Marine Le Pen, responsable d’un parti ouvertement xénophobe, peut récolter les fruits du mécontentement.
À peine débarqué sur le tarmac de l’aéroport, le Premier ministre, flanqué de deux anciens Premiers ministres de fond de tiroir, a professé dans une allégeance à l’extrême droite indispensable à sa survie politique : « Quiconque prétendrait qu’il n’y a pas de problème d’immigration brûlant à Mayotte est irresponsable. »
La première parole du chef du gouvernement sur la terre mahoraise quinze jours après la dévastation de l’île par le cyclone Chido ressasse donc le vieux mantra qui hante les esprits de la terre lointaine depuis des décennies. Avant même de prononcer des paroles de soutien aux populations victimes d’un désastre dont elles ne se relèveront sans doute jamais, il nomme des responsables au malheur. Le bilan des morts, des destructions, n’est pas achevé qu’il désigne d’emblée les populations dont il faut se débarrasser. Mais pas sot, il ne s’attaque pas frontalement aux étrangers : il désigne l’immigration clandestine. C’est plus simple, plus propre ; le mot vise un phénomène et non des sujets de droit.
Invisibiliser les indésirables
Personne n’est dupe. Dans le traitement des populations étrangères qu’il a, depuis longtemps, proclamées indésirables, l’État français prononce des discours, promulgue des lois, rédige des décrets qui l’autorisent, croit-il, à les brutaliser, en violation des textes comme la Déclaration universelle des droits humains et les conventions internationales qu’il a signées, comme la Convention des droits de l’enfant.
Pour conduire de telles politiques xénophobes, il n’hésite pas à laisser certains ministres dénoncer l’État de droit, à le conforter implicitement dans ses propos. Mais tout cela à présent importe peu. Toutes les productions du pouvoir exécutif, même la fabrication des lois qui, pour l’essentiel, échappe au pouvoir législatif, ne visent qu’à s’en prendre aux populations pauvres qu’il n’intègre plus dans sa représentation de la société française.
Pour imposer cette politique, il invisibilise les populations qu’il frappe. Finalement, elles n’existent pas. Elles ne vivent pas. Elles ne se logent pas. Ne mangent pas. Seules des abstractions sont ciblées.
Par exemple, le cyclone Chido a dévasté l’île de Mayotte, endommagé la plupart des bâtiments publics, des maisons privées, des immeubles locatifs et des logements sociaux. La catastrophe est telle que les autorités ont facilité le « rapatriement »1 à La Réunion ou dans l’Hexagone des personnes sinistrées autorisées à voyager. Les défis de la reconstruction sont immenses... Mais le Premier ministre dénonce les bidonvilles.
Des existences mises à nu et dépouillées
Cette annonce réaffirme l’ambition de l’État d’en finir pour de bon avec les quartiers de cases en tôle qui constituent tout de même 40 % de l’habitat mahorais. La loi Élan, promulguée en octobre 2018, qui avait donné au préfet les outils législatifs pour détruire des quartiers entiers, avait engagé le processus. D’ores et déjà, trente-six quartiers ont été démolis. Une population estimée entre 12 000 et 15 000 personnes a été délogée, sans programme préalable de construction de logements accessibles.
Dans la mesure où l’État lutte contre des abstractions, contre l’habitat illégal, l’habitat insalubre ou l’habitat indigne sans prendre en charge les habitants qu’il déloge, ceux-ci continuent leur vie et s’installent là où ils le peuvent. Ainsi, Mavadzani, l’important quartier de Majicavo, détruit le 2 décembre, quelques jours avant le passage du cyclone, a essentiellement été formé à la suite des nombreuses démolitions réalisées dans la commune de Koungou depuis la mise en œuvre de la loi Élan2. Cinq quartiers ont alors été rasés et plus de 4 000 personnes délogées3. Sans politique de logement social, les opérations contre les quartiers pauvres n’améliorent pas l’habitat mahorais, bien au contraire.
Mais Chido a pulvérisé toutes les maisons en tôle. Pas une n’a résisté. Les occupants de ces habitations ont pour la plupart tout perdu. Les meubles désossés, les matelas détrempés, les appareils ménagers hors d’usage, tous ces biens lentement accumulés au fil du temps pour améliorer le confort furent brassés dans un tourbillon de pluies et de tempêtes. Les écoliers ont perdu matériel scolaire, livres et cahiers. Tous les travaux enregistrés sur des clés USB ont disparu, à jamais perdus. Le sinistre s’est insinué dans tous les replis des existences mises à nu et dépouillées.
Les expulsions ont repris à un rythme effréné
Le grand essorage a également souillé toutes les réserves de nourriture. Survivre, manger, boire, accéder aux ressources essentielles est devenu un problème de tous les instants. En urgence, il a d’abord fallu reconstruire le toit pour se protéger de la pluie – par ailleurs tant espérée pour remplir les tonneaux –, puis des murs pour préserver l’intimité de la famille. En même temps, il fallait trouver de quoi manger et boire. Et de quoi cuisiner : du bois pour le feu. Le peu de riz offert ou récupéré et séché fait l’affaire en attendant des jours meilleurs. De toute façon, il ne reste rien d’autre.
Les problèmes de santé, les soins aux nourrissons, les privations qui ont tari les mères allaitantes, les blessures, les maladies de peau qui couronnent les têtes et mordent les peaux enfantines ne sont pas soignés. D’autant plus que les contrôles d’identité ont repris sur la voie publique, dès le 1er janvier, et que les interpellations, les rétentions et les expulsions ont recommencé à un rythme effréné. Sans répit aucun pour les populations des quartiers pauvres totalement délaissées. Le bureau de l’immigration à la préfecture, lui, reste hermétiquement fermé.
Le 6 janvier, la préfecture a ordonné une opération de contrôle des habitants dans les quartiers pauvres de Kaweni, excitant des groupes de jeunes gens à réagir. Les bombes lacrymogènes ont éclaté toute la matinée. La population déjà traumatisée par le cyclone, effrayée par les manœuvres des forces de l’ordre, s’est enfuie dans les collines. Le 8 janvier, des manœuvres d’approche ont été esquissées dans le quartier Vétiver. L’incertitude et l’insécurité accablent les habitants.
Une obsession : effacer la présence étrangère
Lutter contre des abstractions, contre l’immigration illégale, permet à l’État d’esquiver ses obligations envers les habitants vivant sur le sol national, dont il a l’entière responsabilité. En refusant de les nommer, il les prive de la protection qu’il leur doit. En refusant de les reconnaître comme habitants, il les prive de leur humanité. Une abstraction est une catégorie de pensée, pas une catégorie de droit.
Quand le Premier ministre envisage d’interdire la reconstruction des bidonvilles, il prétend marcher dans le sens du progrès social, ciblant un habitat dont tout le monde conçoit spontanément l’indignité et l’inconfort, même ses habitants qui s’y résignent et ne le fantasment pas. Mais qui verra qu’il s’agit, là encore, d’effacer de l’espace public toute trace de population pauvre ? L’ingénierie sociale enseigne pourtant que toute intervention sur une partie de la société, même la plus faible, en affecte l’ensemble. En la circonstance, la destruction massive de logements qui raréfie l’offre locative tout en augmentant la demande exerce une pression à la hausse du prix des loyers qui se répand sur l’ensemble du parc immobilier, formel ou informel.
L’épisode cyclonique a aggravé la pénurie de logements initiée par l’État. La raison commanderait une pause dans la transformation du mode d’habitat. D’autant plus que les constructions en tôle marquent des points dans leur capacité à répondre rapidement au besoin urgent de logements4. Quand il décrète, contre toute logique, l’interdiction de la reconstruction des bidonvilles, le Premier ministre fait l’aveu de son obsession à effacer de l’espace public toute trace de présence étrangère.
Il lui importe en vérité d’oblitérer les populations indésirables du monde visible, symboliquement. Pour l’instant.
Xénophobie sans filtre
L’interdiction de reconstruire les bidonvilles ne vise, en réalité, qu’à empêcher les habitants, tous présumés « étrangers » et à coup sûr indésirables, de vivre sous un toit.
Elle est justifiée par la fragilité de l’habitat et le risque de morts ou de blessures graves que le matériau principal, la tôle, fait courir lors d’un épisode cyclonique. Pourtant, Chido a démontré que ce cette fragilité est son principal atout et que le risque de péril n’est pas avéré. Si, en effet, les quartiers d’habitations en tôle ont tous été pulvérisés, ils se sont relevés en quinze jours et seront entièrement reconstruits en un mois, interdiction ou non, pour un coût minimal totalement à la charge des habitants5.
Depuis la loi Élan, la question des bidonvilles recouvre entièrement, dans un millefeuille de morgue et de calomnies, celle de la présence des populations étrangères. Aussi se résigner à leur reconstruction revient-il à déclarer forfait dans la lutte contre l’immigration clandestine. Le sénateur Saïd Omar Oili le déclare sans détour : « Les bidonvilles se reconstruisent et on laisse faire ; cela veut dire que, finalement, on ne veut pas du tout régler la question migratoire, qui pose de nombreux problèmes6. »
Des élus, des collectifs de défense des intérêts de Mayotte, des activistes xénophobes posent des revendications contre l’édification des bidonvilles que le gouvernement reprend, sans filtre, à son compte, déguisant la xénophobie sous un humanisme de façade : « On ne veut plus de bidonvilles, parce que l’on ne veut plus avoir autant de morts sur la conscience : je remercie le Premier ministre d’avoir eu le courage d’interdire leur reconstruction », compatit Ambdilwahedou Soumaila, le maire de Mamoudzou.
Un abîme de déraison
C’est comme si les victimes du cyclone avaient clairement été identifiées et leurs quartiers localisés. Mais pour tout le monde, tous les morts connus et inconnus, comptés ou supposés, sont victimes des éboulements de terrain, des coulées de boue ou des blessures de tôles envolées. Des risques limités aux quartiers de bangas. Pour Sylviane Amavie, l’une des voix du Collectif des citoyens de Mayotte :
On nous annonce une loi mais, le temps qu’elle soit votée, les gens auront reconstruit encore plus de bangas, en continuant d’enterrer à la va-vite les corps qu’ils trouvent sous les tôles, ce qui va engendrer des épidémies. Pourquoi n’a-t-on toujours pas envoyé d’équipes cynophiles pour retrouver les victimes, déblayer et prévoir la suite ?
Certes le bilan de 39 morts est contesté. Vu la violence du cyclone et la dévastation matérielle et végétale qu’il a causée, ce maigre bilan insupporte la députée Estelle Youssouffa, qui refuse de s’y résoudre. « Se gargariser d’un bilan officiel invraisemblable pour ne pas assumer la disparition de centaines/milliers de personnes clandestines des bidonvilles », poste-t-elle sur X, le 28 décembre.
Et trop nombreux sont ceux qui ne reculent pas devant la négation d’humanité des habitants des quartiers pauvres durement frappés pour gonfler arbitrairement le nombre de morts, au gré des rumeurs les plus contradictoires. Comment peut-on accuser des humains d’enterrer leurs morts comme des chiens ? Dans quel abîme de déraison les consciences ont-elles sombré ? « Enterrer les corps à la va-vite », « des cimetières à ciel ouvert », « des charniers », entend-on.
Où se sont volatilisés les secours ?
L’enjeu de ces débats sur le nombre de morts et le péril de vie dans les bidonvilles est de fournir un argumentaire acceptable à une revendication raciste à laquelle l’exécutif a consenti par avance.
Les lois stupides s’empilent les unes sur les autres, non pour se renforcer, puisqu’elles ne visent aucune efficacité : elles confortent les esprits dans une xénophobie inavouable. Elles fonctionnent uniquement comme des éléments de communication politique. Elles caquètent, n’ordonnent pas, s’ajustent au bavardage des médias. Elles produisent un bruissement incessant qui s’étiole et nous possède, élève en évidences, en truismes, en impensés des énoncés indéfendables en raison.
Quand le Premier ministre déclare l’interdiction de la reconstruction des bidonvilles pulvérisés par le cyclone du 14 décembre, alors que la majorité des bangas sont déjà rebâtis, il n’annonce pas un programme de reconstruction ni un programme de démolition. Il dissimule. De même que la loi Élan organise la démolition des logements des pauvres tout en taisant qu’elle en déloge des habitants. La langue populaire imposera le terme de « décasage » pour qualifier ces opérations et rappeler qu’il s’agit bien de manœuvres purement racistes contre les populations étrangères.
La sémantique gouvernementale entreprend le grand escamotage du vivant humain. Elle ne désigne que des masses informelles, ce qui lui permet de nier le droit. Elle détruit des bidonvilles sans en déloger les habitants, pour ne pas les reloger ; elle ordonne des obligations de quitter le territoire français sans expulser des personnes juridiques qui ne peuvent donc revendiquer leurs droits ; elle évacue les écoles servant d’abris d’urgence sans mettre à la rue les sinistrés, contraints de retourner dans les anfractuosités urbaines ; elle organise des quêtes de dons en nature et en espèces auxquelles répondent des Français généreux, sans organiser de distribution, à tel point que tout le monde se demande où se sont volatilisés les secours.
L’aveu d’inculture de François Bayrou
Tout se passe comme s’il n’y avait pas d’habitants à Mayotte. Toute honte bue, le Premier ministre ressasse le mantra qui hante l’île depuis des décennies sans s’apercevoir lui-même, tout chef de gouvernement qu’il est, qu’il puise ses discours dans le bruit médiatique xénophobe. Sans être mu désormais par le moindre soupçon de raison et de liberté. Il ne pense plus ; il est pensé. L’air du temps l’emporte. Ça pense pour lui.
Sur la lutte contre l’immigration : « Quiconque prétendrait qu’il n’y a pas de problème d’immigration brûlant à Mayotte est irresponsable. »
Quel aveu, non pas d’impuissance, mais d’inculture ! Il se rallie à l’opinion commune selon laquelle, sur ce sujet, il n’y a rien à penser. Que sur la terre, dans les terres, dans chaque nation, au problème du développement, à tous les problèmes sociaux, la seule réponse « responsable » consiste à identifier des surnuméraires, en commençant, puisqu’il faut un début à tout, par les humains du lointain qui s’approchent trop près et auxquels aucun repos ne sera consenti.
La disparition dans le langage courant du mot « immigré » coïncide avec le rejet politique des humains venus du lointain. Au travailleur « immigré » étaient accordés une place au sein même de la société, une fonction, une reconnaissance, des droits et un lieu où se poser. Toutes choses que le terme de « migrant » refuse. L’air du temps enferme l’indésirable dans un présent qui se rétrécit jusqu’à l’anéantissement. Un présent immobile.
Des fantômes seuls capables de se relever
Les effets de ce bruit médiatique apparaissent à « cœur ouvert » à Mayotte. Le présent, réduit à un point invisible comprimé entre un passé interdit et un futur empêché, dissout l’humanité des êtres pointés du doigt dans un néant d’opérette. Pourtant, malgré le discours des politiques et des médias, tout le monde sait bien que c’est de la frime, qu’aucune vie humaine ne peut s’anéantir de la sorte. Chaque humain l’apprend de l’expérience de son propre destin.
La dissolution d’humanité supposerait que les forces hostiles, qui ne sont que des forces de l’ordre et de la brutalité politique, surpassent l’impétuosité des énergies vitales, la violence des désirs, la ténacité des hommes. De telles conditions ne sont jamais réunies.
Ainsi, une fois le cyclone passé, les invisibles qui vivent dans les bidonvilles ont commencé à remonter leurs habitations de tôle, sans rien demander à des autorités qui ne veulent pas les voir. Ces habitants fantômes ont apporté la preuve insupportable qu’ils sont les seuls en capacité de se relever rapidement : la force du vivant.
Il ne faut donc pas s’étonner que toutes les mesures contre les étrangers consistent à les empêcher de marquer le pas, de s’arrêter, de se poser, de se reposer, de s’inscrire dans un lieu, de prendre place, de s’attarder, de planter, de fixer une boîte à lettres.
À les empêcher de circuler.
À les condamner à l’invisibilité, à l’assignation dans un lieu fantasmé entre l’errance perpétuelle et le terrier.
Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Afrique XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables) :
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Afrique XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Le terme « rapatriement » démontre une certaine duplicité puisque Mayotte, département d’outre-mer, serait une terre française et non une terre étrangère. De la même manière, les métropolitains en mission à Mayotte se regroupent dans des associations « d’expats ».
2Pour mémoire, sur la commune de Koungou, ont été démolis les quartiers suivants : Jamaïque Caraboina le 9 mars 2021 ; Hamrachi le 30 juin 2021 ; Carabole le 27 septembre 2021 ; Talus 2 le 22 mai 2023 ; et Barakani le 17 juin 2023.
3Voir « Mayotte, démolitions des quartiers pauvres sous couvert de la loi Elan », Ligue des droits de l’Homme, 16 avril 2024.
4Cyrille Hanappe et et Dominique Tessier, « “Reconstruire Mayotte en deux ans” : serions-nous revenus dans les années 1950 ? », Libération, le 25 décembre 2024.
5Jean-Baptiste Fressoz, « Les ruines de Mayotte ont mis en évidence l’importance de la tôle ondulée », Le Monde, le 2 janvier 2025.
6Claire Ané, « Faut-il “empêcher la reconstruction des bidonvilles” à Mayotte ? La promesse de François Bayrou fait débat », Le Monde, le 3 janvier 2025.