Pour se rapprocher du Sud global, la France doit se réconcilier avec son propre Sud

Parti pris · Emmanuel Macron a déployé des efforts importants pour renforcer les relations de la France avec les pays du Sud global. Mais pour être crédible, il devrait d’abord prendre en compte les points de vue des habitants des territoires ultramarins, gouvernés depuis trop longtemps sur un modèle néocolonial.

Lors d’un voyage d’Emmanuel Macron en Nouvelle-Calédonie en juillet 2023.
© Soazig de la Moissonniere / Présidence de la République

En février 2024, le gouvernement français a annoncé son intention de révoquer la citoyenneté de naissance (c’est-à-dire le droit du sol) pour les enfants d’immigrés nés à Mayotte, une île située au large de la côte orientale de l’Afrique et qui fait partie des départements et régions d’outre-mer (Drom) français. Cette mesure vise à rendre cette île moins attrayante en tant que destination pour les migrants, dont beaucoup arrivent des îles voisines des Comores qui, contrairement à Mayotte, ont choisi l’indépendance plutôt que de rester sous souveraineté française en 1975.

Le plan proposé a provoqué une vive réaction de l’opposition de gauche, qui craint qu’il n’ouvre la voie à d’autres politiques d’immigration proches de celles défendues par l’extrême droite. Mais l’immigration clandestine n’est qu’une des nombreuses crises qui touchent l’île, et les autres – notamment la pénurie d’eau et la criminalité croissante – ne sont pas propres à Mayotte et touchent aussi d’autres territoires d’outre-mer français. Ces défis, ainsi que la réponse – ou l’absence de réponse – de la France, renvoient à une crise plus large et plus complexe que l’éditorialiste du Monde Philippe Bernard a récemment décrite comme « non seulement migratoire, mais postcoloniale et internationale »1.

Le président français Emmanuel Macron a déployé des efforts importants pour renforcer les relations de la France avec les pays du « Sud global ». Mais comme je l’ai déjà écrit, alors qu’il cherche à faire de la France et de l’Europe le « troisième pôle de stabilité » du monde en construisant des ponts avec ces nations, sa crédibilité est minée par son incapacité constamment démontrée à s’occuper de son propre Sud, comme l’illustre la crise à Mayotte.

Crise de légitimité

Il peut sembler incongru de parler d’un pays si fermement associé à l’Europe et à l’Occident comme étant également constitué d’un Sud. Mais il n’y a pas d’autre façon de caractériser les 11 départements, régions et collectivités d’outre-mer français – y compris l’île caribéenne de la Martinique, dont je suis originaire – disséminés dans les océans Atlantique, Pacifique, Indien et Caraïbes, ainsi que sur le continent sud-américain. Désignés collectivement par l’acronyme Drom-Com, ces territoires constituent le Sud global de la France.

Depuis que ces anciennes colonies françaises ont obtenu le statut de département ou de territoire à partir de 1946, le ressentiment à l’égard de l’ancienne puissance coloniale n’a jamais disparu. Les cinq départements et régions – Guadeloupe, Guyane, La Réunion, Martinique, et Mayotte – sont les plus assimilés au système de gouvernance français, tandis que chacune des six collectivités d’outre-mer – Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon et Wallis-et-Futuna – dispose d’un statut et d’un système de gouvernance propres, avec des degrés d’autonomie différents. Mais dans tous ces territoires, une accumulation de crises et de scandales socio-économiques, sécuritaires, écologiques, sanitaires, entre autres, ont exacerbé la crise de légitimité de l’État français, qui, au fil des gouvernements successifs, s’est montré incapable – et souvent peu intéressé – de concevoir une stratégie appropriée pour soutenir ces territoires.

Selon la définition d’Anne Garland Malher, le Sud global comprend « les peuples assujettis à l’intérieur des frontières des pays plus riches, de sorte qu’il y a des Suds économiques dans le Nord géographique et des Nords dans le Sud géographique ». En ce sens, la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, Mayotte, la Nouvelle-Calédonie et les autres Drom-Com sont les éléments les plus visibles du Sud global de la France, d’un point de vue sociopolitique, mais aussi économique. À ce titre, on entend dans ces territoires l’écho des doléances exprimées par les nations du Sud global sur la scène internationale.

Des dynamiques coloniales et néocoloniales

Principalement connues comme destinations touristiques, ces régions contribuent bien plus que cela à la puissance et à l’influence de la France dans le monde. Grâce à elles, la France dispose du deuxième espace maritime au monde, lui permettant ainsi d’étendre et de renforcer sa capacité à projeter sa puissance politique, économique et militaire à l’échelle mondiale. C’est aussi grâce à ces régions, avec le centre de lancement spatial en Guyane, que la France, et par extension l’Union européenne, est une puissance spatiale compétitive.

Pourtant, depuis 1946, date à laquelle les Drom-Com sont passés du statut de colonies à celui de départements et territoires d’outre-mer, les gouvernements français successifs ont échoué à concevoir et à mettre en œuvre des stratégies de développement efficaces pour ces territoires. Pire, ils ont accumulé les scandales et les erreurs, sur fond de dynamiques coloniales et néocoloniales.

Depuis qu’Emmanuel Macron est devenu président, en 2017, pas moins de six ministres et ministres délégués ont été nommés au ministère des Outre-mer, dont quatre au cours des deux dernières années. Pour ne rien arranger, le ministère des Outre-mer a perdu cette année son statut de ministère autonome, et a été placé sous l’autorité du ministère de l’Intérieur. Depuis 1946, sur les quelque 81 ministres, ministres délégués et secrétaires d’État chargés des territoires d’outre-mer, seuls quatre sont originaires de ces territoires, dont trois ont été nommés durant la présidence de François Hollande, entre 2012 et 2017.

De même, les organigrammes actuels du cabinet du ministère et de la Direction générale des territoires d’outre-mer montrent que moins d’une douzaine de conseillers, sur la cinquantaine affichée, sont issus des Drom-Com. Cette sous-représentation dans les organes décisionnels du gouvernement – que l’on retrouve également dans d’autres institutions administratives et étatiques, telles que la police et l’armée, au sein de ces territoires – illustre l’absence de volonté et le peu d’empressement à parvenir à une expertise et à une représentation inclusives. Combinée au changement régulier de ministres, cette sous-représentation entrave le développement de stratégies durables qui prennent en compte les griefs historiques, socio-économiques et politiques complexes émanant de chacun des territoires d’outre-mer.

Des échecs politiques à répétition

En conséquence, au mieux, le gouvernement français prend régulièrement des décisions concernant les Drom-Com qui sont très controversées sur les territoires concernés, au pire, il ne parvient pas à répondre aux défis auxquels les populations de ces territoires sont confrontées. Par exemple, en 2023, le gouvernement a proposé la mise en place d’une mesure visant à soutenir financièrement tout résident du territoire européen de la « France hexagonale » qui prévoyait de s’installer « durablement » dans un territoire d’outre-mer. La proposition a déclenché une levée de boucliers dans les Drom-Com, qui souffrent déjà de la « fuite des cerveaux » et des jeunes, la main-d’œuvre jeune et qualifiée ayant du mal à trouver un emploi sur place (ces territoires font face aux taux de chômage les plus élevés en France). Après une forte pression de la part des députés d’outre-mer, le gouvernement a retiré sa proposition de loi en novembre 2023. Mais cela a mis en évidence le manque de prise de conscience, à Paris, des réalités locales.

En outre, la Guyane française, la Guadeloupe, la Martinique et Mayotte sont les régions qui ont enregistré le plus grand nombre d’homicides et de vols à main armée en 2023 en France. Mais alors que la criminalité continue d’atteindre des sommets, le gouvernement français doit encore trouver des mesures durables pour s’attaquer aux causes profondes de la violence, qu’il s’agisse de l’augmentation continue de la circulation des armes à feu, du trafic de drogue ou du manque d’opportunités économiques pour les populations locales et/ou de l’inégalité d’accès à ces opportunités.

Ces échecs politiques ne sont pas nouveaux. Dans les années 1960, le gouvernement français a mis en œuvre une politique connue sous le nom de Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer (Bumidom), qui a abouti au déplacement de 250 000 jeunes ultramarins – y compris des enfants – vers la France hexagonale2. Ce plan, publiquement assumé, visait à résoudre les crises économiques qui frappaient alors les territoires d’outre-mer tout en comblant les pénuries de main-d’œuvre sur le continent. Ce faisant, les responsables politiques français espéraient également affaiblir les mouvements indépendantistes qui se développaient dans le cadre des luttes anticoloniales de l’époque.

Image tirée du documentaire « Bumidom, des Français venus d’outre-mer » (2010).
© DR

À leur arrivée en France hexagonale, ces exilés ont trouvé des emplois peu qualifiés et mal rémunérés, souvent dans le secteur des services domestiques ou de l’administration publique, et ont été confrontés à l’isolement et au racisme. Nombre d’entre eux ne sont jamais rentrés chez eux, comme cela leur avait été promis.

Aujourd’hui, le Bumidom a été remplacé par une autre institution, l’Agence de l’outre-mer pour la mobilité, ou Ladom, qui cherche à renforcer la continuité territoriale entre la France hexagonale et certains Drom-Com en soutenant la mobilité des citoyens d’outre-mer à revenus modestes vers le continent pour saisir des opportunités académiques et économiques, ou pour des raisons personnelles. Mais en l’absence d’investissements adéquats dans l’enseignement supérieur et le développement économique des territoires ultramarins pour offrir à ces ressortissants le choix d’évoluer dans leur région, ce programme continue d’alimenter le départ sans retour des jeunes de leurs territoires d’origine.

Le scandale du chlordécone

Outre ces échecs politiques et socio-économiques, la France peine à répondre aux crises environnementales auxquelles les régions d’outre-mer sont confrontées depuis longtemps, y compris celles que le gouvernement français a lui-même créées. Par exemple, la France n’a toujours pas reconnu sa responsabilité dans un scandale remontant aux années 1970, lorsqu’elle a autorisé la poursuite de l’utilisation du chlordécone – un pesticide connu sous le nom commercial de Kepone – en Martinique et en Guadeloupe pendant vingt ans, malgré l’interdiction mondiale de ce produit en raison de ses risques connus pour la santé en tant que cancérigène. Comme Dabor Resiere et d’autres chercheurs le notent, le chlordécone a durablement « contaminé non seulement le sol, mais aussi les rivières, les nappes phréatiques, une partie du littoral marin, le bétail, la volaille, le poisson, les crustacés, les légumes-racines et la population humaine elle-même ».

Les coûts politiques de ce scandale sont visibles. Selon le World Cancer Research Fund International, en 2020, le taux d’incidence (nombre de nouveaux cas) de cancers de la prostate par habitant aux Antilles françaises était le plus élevé au monde – une information largement relayée dans les médias. Cette donnée doit certes être analysée en relation avec le risque accru des populations noires de développer ce cancer. Néanmoins, le potentiel cancérigène du pesticide, qui est également un perturbateur endocrinien, nourrit les craintes et les griefs des populations en Guadeloupe et en Martinique3. De plus, même si aucun lien de cause à effet n’a pour l’heure été confirmé, certains scientifiques et professionnels de la santé suggèrent que la prévalence plus élevée et les formes plus graves d’endométriose en Martinique pourraient également être liées au chlordécone.

Compte tenu de la faible population de l’île, les chances que les habitants connaissent au moins une personne qui souffre ou qui est décédée de l’une de ces maladies sont élevées – c’est mon cas pour ces deux maladies. L’absence de réponses scientifiques et de politiques publiques claires renforce l’incertitude et l’inquiétude des populations et crée des tensions autour de la problématique du chlordécone, qui s’ajoute à des griefs socio-économiques, politiques et identitaires profondément ancrés.

Le Parlement examine actuellement un projet de loi qui reconnaîtrait enfin la responsabilité de l’État français dans le scandale du chlordécone. Néanmoins, aujourd’hui encore, le gouvernement français n’a toujours pas trouvé de solution efficace et durable pour décontaminer les sols et les eaux des deux territoires. On retrouve une dynamique similaire en Polynésie française, où, du milieu des années 1960 au milieu des années 1990, la France a procédé à des essais nucléaires sans se soucier de leur impact sur la population locale et sur l’environnement.

De nombreux défis

De son côté, Mayotte, le département le plus pauvre de France, est confronté à une crise de l’eau, à un sous-investissement chronique et à un taux élevé de criminalité. La Guadeloupe est elle aussi confrontée à une crise de l’eau de longue date, et l’île, tout comme la Martinique, doit faire face à des marées récurrentes d’algues sargasses dues à l’augmentation de la température des océans, qui mettent en péril la faune marine et les moyens de subsistance, notamment des pêcheurs, et nuisent à la santé des populations. Tous ces territoires doivent également affronter les défis climatiques, tels que l’élévation rapide du niveau des mers, dans un contexte de défaut d’investissement – au niveau local et depuis Paris – dans l’adaptation au climat.

Le portrait dressé ici est sombre, mais les territoires d’outre-mer sont des terres riches qui abritent des biosphères incroyables, des peuples entreprenants et résilients, ainsi que des cultures créatives, riches et dynamiques. Mais pour que ces régions atteignent leur plein potentiel, il est primordial que les acteurs locaux et surtout l’État et le gouvernement français prennent conscience de la multiplicité et de la complexité des urgences et des catastrophes auxquelles elles sont confrontées. Les challenges mentionnés ici ne sont qu’une partie des nombreux défis que les Drom-Com français doivent relever, mais ils expliquent les profondes fragmentations et divisions, à la fois historiques et contemporaines, entre la France hexagonale et ses territoires d’outre-mer.

Et ils expliquent pourquoi, aujourd’hui plus que jamais, bon nombre des populations de ces territoires revendiquent une meilleure reconnaissance en France de leur statut de citoyens, tandis que d’autres aspirent à plus d’autonomie ou même à l’indépendance vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale.

Une hypocrisie française

Lors de sa visite en Inde en janvier 2024, Macron a affirmé que certains cherchent à « diviser le monde entre un Nord qui s’isole ou un monde occidental qui se rétrécit, et un Sud que certains appellent global ». Mais le concept de Sud global ne vise pas à diviser le monde – un argument réfuté par la littérature très ancienne concernant ce terme. Il met plutôt en évidence les inégalités et les fractures historiques et profondément ancrées entre l’Occident dominant et le reste du monde (majoritaire) marginalisé, qui ont conduit les pays du Sud à réclamer sans cesse une réforme de la gouvernance mondiale.

Reconnaître ces divisions existantes et le rôle de l’Occident dans leur création et leur maintien est la première étape nécessaire vers une réforme significative et la mise en place de partenariats basés sur un pied d’égalité entre la France et les nations du Sud. Cela permettra également à ces acteurs de combler collectivement le fossé les séparant, ce qui est exactement ce que le concept de Sud global promeut : il encourage un véritable multilatéralisme et l’inclusion de tous au sein du système international, comme Macron prétend le faire, par opposition à l’impérialisme, au néocolonialisme et à la politique du « deux poids deux mesures ».

Mais pour ce faire, il est impératif que le gouvernement français réconcilie ses prétentions internationales en tant que partenaire du Sud global avec ses responsabilités envers son propre Sud national. Le mécontentement de longue date face aux inégalités, à l’absence de justice et à la marginalisation des populations anciennement colonisées, tant sur le plan politique que socio-économique, s’exprime de plus en plus par la violence, qui est parfois considérée comme le seul moyen d’être entendu par les dirigeants politiques locaux et nationaux.

En définitive, si la France ne peut se réconcilier avec le développement des Drom-Com et le soutenir, quelles que soient les voies institutionnelles choisies par leurs populations, les efforts pour soutenir le Sud global sur la scène internationale relèveront une fois de plus de l’hypocrisie. La France, en effet, ne doit pas oublier que les Drom-Com d’aujourd’hui seront peut-être les pays du Sud de demain s’ils cherchent, comme les Kanak de Nouvelle-Calédonie, à devenir indépendants.

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1Philippe Bernard, « Avec la remise en cause du droit du sol, la crise à Mayotte menace de gangrener un fondement de la République », Le Monde, 25 février 2024.

2Eva Jørholt, « Unearthing BUMIDOM : the state-organized migration of French Caribbeans to mainland France (1963-1982) as portrayed in recent audiovisual productions », Modern & Contemporary France, 30(3), 2022.

3Stéphane Mandard, « Une nouvelle étude confirme le potentiel cancérigène du chlordécone », Le Monde, 21 mars 2019.