Si les retombées de l’exploitation de l’uranium ont été bien faibles pour le Niger (comme démontré dans l’article : « Un accaparement longue durée »), dans un système mondial qui ne permet pas aux populations de bénéficier des richesses de leurs sous-sols, qu’en est-il d’Orano ? La multinationale française s’est-elle « gavée » avec l’uranium d’Arlit depuis plus de cinquante ans, comme on le dit à Niamey ?
La question clef est ici celle des coûts de production : l’uranium nigérien est-il particulièrement bon marché ? Permet-il à la multinationale française de dégager des marges confortables, même lorsque le marché international de l’uranium est déprimé ? Il est bien difficile de répondre à ces questions à partir des données en accès libre pour les premières décennies de l’exploitation, lorsque le Niger, le Gabon et le Canada étaient les principales sources d’approvisionnement de la Cogema, l’ancêtre d’Orano1. Au mitan des années 2000, la mise en production des sites de Muyunkum et de Tortkuduk, au Kazakhstan, vient cependant bouleverser l’équation : la qualité des gisements et le mode de production, la lixiviation « in situ »2, réduisent considérablement les coûts. Le Kazakhstan devient bien plus attractif que le Niger.
À partir des comptes de résultats de la Somaïr3 et de la société kazakhe Katco, détenue à 51 % par Orano, il est possible d’estimer et de comparer les coûts des deux entités. Ce procédé n’est pas parfait, mais, analysés sur une décennie (en l’occurrence de 2014 à 2023), ces comptes nous donnent une idée assez précise de la réalité des charges de production et des marges réalisées. Le résultat est sans appel : les coûts estimés sont environ deux fois plus élevés au Niger qu’au Kazakhstan (voir ci-dessous)4.
Si le Kazakhstan est vraiment une très bonne affaire pour Orano, on ne peut pas – ou tout au moins on ne peut plus – en dire autant du Niger sur les dix dernières années. L’entreprise française n’y perd pas d’argent, mais elle ne semble pas ou plus en gagner. Dans la période étudiée, Areva/Orano couvre tout juste ses coûts de production au Niger quand elle réalise des bénéfices très confortables – plus d’un demi-milliard d’euros ! – au Kazakhstan. Évidemment, ces estimations peuvent être faussées par des pratiques d’optimisation fiscale, courantes dans le secteur minier, par exemple pour augmenter artificiellement les coûts de production de la Somaïr et réduire les bénéfices imposables au Niger. Mais rien ne nous permet, à l’examen des publications financières d’Orano, d’affirmer qu’il en est ainsi.
Une chasse gardée à conserver
On peut dès lors se demander pourquoi la multinationale continue-t-elle d’exploiter l’uranium d’Arlit5 ? Si l’exploitation de l’uranium nigérien n’offre aucun avantage financier, quel intérêt la société française trouve-t-elle à rester dans ce pays ? Peut-être faut-il chercher la réponse ailleurs que dans les résultats comptables, et notamment dans la garantie d’approvisionnement à coût maîtrisé offerte par un gisement localisé au cœur de ce que l’on appelait il y a peu encore le « pré carré » : il est toujours plus confortable, pour une firme française, de posséder des mines dans un pays où l’on sait que l’Élysée, Bercy et le Quai d’Orsay pourront peser sur les décisions des autorités locales… C’était du moins vrai jusqu’au coup d’État de juillet 2023 et jusqu’à la décision de la junte au pouvoir de rompre avec la France, après que celle-ci eut envisagé d’intervenir militairement pour rétablir le président déchu, Mohamed Bazoum.
L’histoire franco-nigérienne est ainsi marquée par une multitude d’ingérences, du renversement par le pouvoir gaulliste de Bakary Djibo en 1958, avant même l’indépendance, au soutien aveugle apporté par Paris au régime de Mahamadou Issoufou entre 2011 et 2021, en dépit des nombreuses atteintes aux libertés publiques, en passant par le jeu trouble de la France durant la brève présidence d’un autre militaire putschiste, Ibrahim Baré Maïnassara, à la fin des années 19906.
Avant même l’indépendance, le Niger était considéré à Paris comme une chasse gardée qu’il ne fallait absolument pas laisser aux « concurrents ». Il s’agissait d’abord, dans les années 1950, de contrôler « l’arrière cour » de l’Algérie lorsque celle-ci était encore « française » (le Niger partage une frontière de près de 1 000 km avec l’Algérie) ; puis de s’assurer la mainmise sur les gisements d’uranium après leur découverte, en 1958 (voir épisode 2). Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » de Charles de Gaulle et de Georges Pompidou, l’a d’ailleurs admis à la fin de sa vie : « [Dans les années 1960], le minerai d’uranium était rare, et la France en avait besoin. Le Niger devenait notre principal fournisseur, ce qui faisait des envieux : les Nigériens étaient courtisés par les Américains, par les Allemands et par les Japonais. Le général de Gaulle aurait voulu obtenir le monopole, mais Diori ne voulait pas lâcher cette carte »7.
Uranium « libre d’emploi »
Il y a peut-être également une autre explication à l’intérêt français pour l’uranium nigérien : celui de l’approvisionnent militaire. Selon un rapport sénatorial publié en 2013, sobrement intitulé « L’Afrique est notre avenir », l’uranium du Niger couvrait à cette époque 30 % des besoins civils de la France et… 100 % de ses besoins militaires. La France « est en particulier dépendante des seules mines du Niger pour son approvisionnement en uranium à usage stratégique militaire », affirmaient les auteurs du rapport8. Alors que de nombreux pays mettent des restrictions à un usage militaire de l’uranium qu’ils produisent, il se trouve que le minerai du Niger entre dans la catégorie dite « libre d’emploi », ce qui signifie qu’il peut être utilisé pour des finalités militaires9.
Or la dissuasion nucléaire, qui nécessite de pouvoir s’approvisionner en uranium, est le pivot de la stratégie de défense de la France depuis plusieurs décennies10. C’est non seulement son « assurance-vie », mais c’est aussi un argument essentiel pour continuer à peser sur les affaires du monde.
Le politologue Bruno Tertrais note qu’« aucun autre pays [sauf peut-être Israël, NDLR] n’a associé à ce point la capacité nucléaire militaire et l’indépendance nationale »11. Une indépendance très relative, pour ne pas dire fantasmée, depuis que la France ne produit plus sur son territoire un seul kilogramme d’uranium – c’est-à-dire depuis 2001. « Comment parler d’indépendance alors que l’uranium […] provient en totalité de l’étranger ? », s’interroge le chercheur indépendant Raphaël Granvaud dans L’Empire qui ne veut pas mourir. Selon lui, ce « mythe coriace » a permis d’occulter, auprès du grand public, la place de l’uranium africain (nigérien, mais aussi gabonais) dans l’histoire du nucléaire français.
Une diversification croissante d’EDF…
La stratégie française d’approvisionnement pour le nucléaire civil a été toute différente. Le parc nucléaire hexagonal consomme aujourd’hui environ 8 000 tonnes d’uranium naturel par an, à partir duquel est fabriqué le combustible nucléaire dit « à uranium naturel enrichi » (UNE) et auquel s’ajoute le « MOX », issu du recyclage des déchets nucléaires, pour environ 5 à 10 % des besoins en combustible12.
Comme indiqué précédemment, l’approvisionnement des centrales françaises a longtemps reposé, pour une petite part, sur la production nationale d’uranium, et pour l’essentiel sur la production nigérienne, gabonaise et canadienne de la Cogema, complétée par quelques contrats d’achats auprès de l’Afrique du Sud et de l’Australie. Des années 1960 à la fin des années 1990, Électricité de France (EDF) aurait été bien en peine de se passer de ses fournisseurs africains. Tout change en 2004, quand l’entreprise publique adopte une politique volontariste de diversification de ses approvisionnements pour réduire ses coûts et les risques géopolitiques associés. Quinze ans plus tard, Orano ne fournit plus que 40 % environ de l’uranium naturel consommé par le parc nucléaire français13. Le canadien Cameco et l’anglo-australien BHP Billiton se sont hissés en bonne place parmi les fournisseurs d’EDF, tandis qu’Orano vend la plus grande part de sa production à des acteurs étrangers (notamment le Royaume-Uni, les États-Unis, le Japon ou la Suède).
L’origine de l’uranium naturel acheté par EDF puis enrichi pour être utilisé dans les centrales nucléaires françaises n’en reste pas moins un secret bien gardé. Elle est d’autant plus difficile à établir que l’uranium naturel, avant de devenir un combustible nucléaire, passe par des usines de conversion et d’enrichissement qui ne sont pas nécessairement localisées en France. Une partie du combustible utilisé par EDF est ainsi converti et enrichi à l’étranger – ce sont alors ces pays (Russie, Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni) qui apparaissent dans les statistiques d’importation, et non le pays producteur de l’uranium naturel –, tandis qu’une partie de l’uranium naturel importé, converti et/ou enrichi en France dans les usines d’Orano est en fait réexportée ensuite vers d’autres pays.
Comme l’indique Pierre Breteau dans un article du quotidien français Le Monde qui dévoile des données inédites d’importations françaises d’uranium naturel (voir ci-dessous), ces chiffres nous renseignent davantage sur l’activité de conversion et d’enrichissement d’Orano que sur l’origine du combustible alimentant les centrales françaises : entre 2018 et 2022, l’Ouzbékistan, l’Australie et la Namibie – des pays dans lesquels Orano n’exploite aucun gisement – se sont ainsi positionnés comme des fournisseurs de premier plan de l’entreprise française, avec respectivement 19,6 %, 17,2 % et 11,9 % des importations d’uranium naturel.
À l’inverse, l’uranium du Canada, pays dans lequel Orano exploite des gisements importants, n’est pas converti et enrichi en France ; il n’apparaît donc pas dans ces statistiques alors qu’il alimente également les centrales nucléaires françaises.
… mais toujours une dépendance d’Orano à l’uranium nigérien
Les dernières statistiques officielles sur l’origine du combustible utilisé par EDF datent des années 2008-201214. Elles confirment la stratégie de diversification d’EDF puisque des pays comme l’Australie, la Namibie ou l’Ouzbékistan, dans lesquels Orano n’exploite pas de gisement, figurent dans la liste de ses fournisseurs (voir ci-dessous). Néanmoins, ses achats des années 2008-2012 restaient concentrés sur quatre pays principaux, dont le Niger, qui arrive en seconde position des fournisseurs (22,6 % hors prélèvements sur les stocks), derrière le Kazakhstan (27,6 %) mais devant le Canada (21,8 %) et l’Australie (16,1 %). Rien n’indique que la part de l’uranium nigérien ait depuis été réduite dans les approvisionnements français.
Ainsi, le Niger reste un fournisseur important du parc nucléaire français, mais non stratégique au sens du risque de dépendance puisque d’autres producteurs du marché peuvent facilement se substituer à cette source d’approvisionnement si elle devient défaillante – ce qui s’est passé en 2023-2024 avec l’arrêt des exportations nigériennes d’uranium. Il en va différemment pour Orano, dont 31 % de la production est toujours assurée par le Niger (2020-2022) – avec même une pointe à 35 % en 2020. L’entreprise a bien besoin de l’uranium nigérien pour couvrir ses contrats de fourniture de combustible, en France et à l’étranger. Alors que ses ambitions de diversification, en Mongolie ou en Ouzbékistan notamment, peinent à se concrétiser, elle a sans doute beaucoup plus à perdre dans la crise nigérienne qu’EDF.
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1Au Canada, la Cogema a exploité, à partir de 1980, le gisement de Cluff Lake (100 % Cogema), pour une production annuelle de 1 000 à 2 000 tonnes, et, à partir de 1994, le gisement de McClean Lake (70 % Cogema), pour une production annuelle de 2 300 tonnes. La production de Cluff Lake s’est arrêtée en 2002, celle de McClean Lake en 2010. Les gisements de McArthur River (30 % Cogema), la plus grande mine d’uranium au monde, et de Cigar Lake (37 % Cogema) ont pris le relais à partir des années 2000 et 2014.
2La lixiviation « in situ » consiste à injecter directement dans le sous-sol une solution acide afin de dissoudre l’uranium puis de pomper l’ensemble et de séparer, en surface, le métal du reste.
3Nous n’avons pas pris en compte la Cominak, Orano y étant minoritaire jusqu’en 2021.
4Ces estimations sont cohérentes avec les statistiques internationales sur les coûts d’exploitation des réserves du Niger, qui se situent plutôt dans la moyenne haute des coûts d’exploitation, tout comme ceux de l’Australie, de la Namibie, de la Russie et de l’Ukraine, et bien au-dessus de ceux du Canada, de l’Afrique du Sud ou de la Chine, et surtout du Kazakhstan et du Brésil.
5Depuis 2012, Areva/Orano repousse la mise en exploitation du gisement d’Imouraren au prétexte de coûts de production trop élevés par rapport aux prix de l’uranium sur les marchés internationaux. En mai 2023, un accord a été conclu avec l’État nigérien pour lancer de nouvelles études sur la possibilité d’exploiter le gisement en lixiviation « in situ » avant que les nouvelles autorités issues du coup d’État de juillet 2023 retirent à la société française son permis d’exploitation.
6Après sa prise de pouvoir, en janvier 1996, « IBM », fraîchement diplômé de l’École de guerre, à Paris, bénéficie du soutien du gouvernement de Jacques Chirac, que conseille Jacques Foccart, l’architecte de la Françafrique. Un proche de Chirac, Pierre Mazeaud, participe à la rédaction d’une nouvelle Constitution taillée sur mesure pour Baré. Lire Raphaël Granvaud, « Saccage et verrou nucléaire français au Niger », in Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat, Thomas Deltombe (dir.) L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, Éditions du Seuil, 2021.
7Foccart parle. Entretiens avec Philippe Gaillard, tome 1, Fayard/Jeune Afrique, 1995.
8« L’Afrique est notre avenir », rapport d’information n° 104 (2013-2014) de MM. Jeanny Lorgeoux et Jean-Marie Bockel, fait au nom de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, déposé le 29 octobre 2013.
9« Les “matières libre d’emploi” ont un usage indifféremment civil ou militaire, ce qui permet de maintenir le secret défense sur la nature et les quantités exactes des matières à destination militaire », peut-on lire dans « L’énergie nucléaire en Europe : union ou confusion ? », rapport d’information n° 320 (1999-2000), déposé au Sénat le 2 mai 2000.
10L’historien Maurice Vaïsse affirme que l’armée française n’était pas favorable, dans les années 1940, à l’acquisition de la bombe atomique, et qu’à choisir, elle préférait « conserver l’Empire » et bénéficier du « parapluie atomique américain ». L’armée a depuis changé d’avis. Le programme nucléaire militaire a débuté en février 1957 avec la première séance du Comité des applications militaires de l’énergie atomique (Camea). Lire Maurice Vaïsse, « Le choix atomique de la France (1945-1858) », in La France et l’atome, Bruylant, 1994.
11Bruno Tertrais, La France et la dissuasion nucléaire : concept, moyens, avenir, La Documentation française, 2017.
12Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire, « Présentation du cycle du combustible français en 2018 », 2018.
13Philippe Knoche, « Approvisionnement en uranium et métaux stratégiques pour le nucléaire : dépendance ou faux problème ? », Annales des Mines - « Responsabilité et environnement », 97 (1), 2020, p. 136-139.
14Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), Avis sur la transparence de la gestion des matières et des déchets nucléaires produits aux différents stades du cycle du combustible, 2010 ; Présentations de Ch.-A. Louêt, directeur général de l’Énergie et du Climat au ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie auprès du HCTISN en septembre 2011, octobre 2012 et en décembre 2013.