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Niger-France, une relation radioactive (2/5)

Aux origines d’un accord gagnant-perdant

Archives · Alors que les relations entre Paris et Niamey sont quasiment rompues, l’avenir des mines exploitées par Orano est en suspens. Le géant du nucléaire quittera-t-il le Niger après plus de cinquante ans d’une présence contestée ? Afrique XXI consacre un dossier à l’histoire explosive de l’uranium nigérien. Dans ce deuxième épisode, plongée dans les accords des années 1960 qui ont fixé le cadre d’une exploitation très profitable à l’ancienne puissance coloniale.

L'image montre deux figures importantes de l'histoire. À gauche, on voit un homme portant une tenue traditionnelle, avec une chemise blanche et un chapeau. Il a une expression sereine. À droite, un homme en uniforme militaire, avec un chapeau distinctif, regardant vers l'objectif. L'arrière-plan est composé d'une infrastructure industrielle, peut-être des machines ou des bâtiments, qui évoque un cadre de développement économique. L'ensemble de l'image semble évoquer une rencontre entre deux cultures ou époques différentes.
Hamani Diori et Charles de Gaulle.
© DR / Afrique XXI

L’histoire de l’accaparement de l’uranium nigérien débute avant les indépendances, dans l’immédiat après-guerre, lorsque le pouvoir gaulliste – et à sa suite la IVe République – décide de doter la France d’une industrie nucléaire. Côté civil, un plan quinquennal de développement de l’énergie nucléaire est lancé en 1952, qui permet l’inauguration du premier réacteur expérimental de Marcoule, dans le Gard, quatre ans plus tard, et la mise en service d’une première centrale de production d’énergie dès 1963. Côté militaire, Paris s’engage en secret dans le développement d’une force de dissuasion et fait exploser sa première bombe atomique dans le désert algérien en février 1960.

Encore faut-il que l’approvisionnent en uranium suive. Les gisements de Lachaux, dans le Puy-de-Dôme, de Saint-Sylvestre, dans le Limousin, ou de Grury, dans le Morvan, pourvoient aux besoins immédiats. Mais la production métropolitaine ne pourra satisfaire la demande croissante de la filière. Les prospecteurs du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), créé en octobre 1945, se mettent donc à arpenter l’empire1, du Maroc au Cameroun, de la Côte d’Ivoire à l’Oubangui-Chari (l’actuelle République centrafricaine) en passant par Madagascar, le Dahomey (l’actuel Bénin) ou encore le Soudan (l’actuel Mali). Ils fondent beaucoup d’espoirs sur le site de Boko Songo, au Congo (Brazzaville), ou sur les gisements malgaches, mais les projets d’exploitation industrielle sont finalement abandonnés2.

En 1956, les efforts de prospection sont enfin récompensés avec la découverte du gisement gabonais de Mounana, « une magnifique truffe de 5 000 tonnes d’uranium »3, pour reprendre les termes de Jacques Blanc, secrétaire général de la Cogema dans les années 1970-19804. Deux ans plus tard, des indices d’uranium sont découverts par le Bureau de recherche géologique et minière (BRGM) au Niger, dans la région d’Azelik, à l’occasion de recherches de gisements de cuivre. Le CEA obtient une autorisation de prospection en janvier 1959 et, en juillet, un premier permis de recherche couvrant une superficie de 50 000 km² sur les plaines et plateaux bordant le massif de l’Aïr : la plaine de Talak, dans l’Ouest, celle d’Agadez, dans le Sud, et les plateaux du Toguedi et du Tégama, plus au Sud.

Un contrôle quasi exclusif

Mais la situation politique nigérienne est tendue. Le syndicaliste Djibo Bakary, à la tête du mouvement Sawaba, est élu maire de Niamey en octobre 1956 puis président du premier gouvernement autonome du Niger. Partisan de l’indépendance immédiate, il s’engage (comme Sékou Touré en Guinée) pour le « non » à la création d’une « Communauté française » lors du référendum de septembre 1958. L’administration coloniale sabote la campagne électorale, multiplie les pressions et bourre les urnes pour s’assurer de la victoire du « oui ». À l’issue de ce que le chercheur Klaas van Walraven qualifie de « premier coup d’État moderne en Afrique », Djibo Bakary démissionne et son parti est dissous, le contraignant à basculer dans la clandestinité puis à se réfugier au Ghana5. Un partisan de la Communauté française, le très francophile Hamani Diori, le remplace à la tête du gouvernement et devient, en août 1960, le premier président du Niger indépendant. Paris dispose enfin d’un interlocuteur conciliant pour sécuriser son accès aux matières premières stratégiques, au premier rang desquelles figure l’uranium.

Comme ailleurs en Afrique, l’indépendance du Niger est en effet accordée sous condition d’une série d’accords liant le nouvel État à l’ancienne puissance coloniale. Ces accords ont une dimension militaire, la plus connue, mais ils se déclinent dans un grand nombre de domaines, notamment celui des matières premières. L’annexe à l’accord de défense entre les gouvernements de la République française, de la République de Côte d’Ivoire, de la République du Dahomey et de la République du Niger du 24 avril 1961 (télécharger ci-dessous) considère ainsi que « l’uranium, le thorium, le lithium, le béryllium [et] leurs minerais et composés » sont des « matières premières et produits classés stratégiques ». En conséquence, les pays signataires « réservent par priorité leur vente à la République française après satisfaction des besoins de leur consommation intérieure ». Et « lorsque les intérêts de la défense l’exigent, [ils] limitent ou interdisent leur exportation à destination d’autres pays ». En d’autres termes, la France s’arroge un contrôle quasi exclusif de la production d’uranium à venir dans les nouveaux États indépendants…

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Forts de ces garanties, les campagnes de prospection aérienne et les sondages s’accélèrent dans le désert nigérien. De nouveaux permis de recherche et de nouvelles autorisations de prospection permettent d’étendre le champ d’investigation vers l’est (1962) et vers le sud (1963), jusqu’à la frontière du Nigeria. À partir de 1965, les efforts du CEA se concentrent sur la région d’Arlit, où les indices sont les plus encourageants, puis plus précisément sur quelques kilomètres carrés situés dans la zone dite « d’Arlette », qui enregistre les plus fortes teneurs. Des essais de traitement semi-industriel sont réalisés. Ils démontrent l’exploitabilité du gisement.

Un accord très bénéfique pour Paris

Les négociations s’engagent rapidement. Dans un échange de lettres datées du 25 janvier 1967 (télécharger ci-dessous), le président Hamani Diori confirme au ministre des Affaires étrangères français, Maurice Couve de Murville – qui deviendra Premier ministre quelques mois plus tard –, que « le Niger est résolu à faciliter la mise en valeur des gisements dont les droits d’exploitation sont d’ores et déjà conférés à la France ». Le ministre français, de son côté, se déclare prêt à « commencer dès la fin de 1967 la construction des installations nécessaires à l’exploitation » et propose l’envoi d’une mission d’experts pour aboutir rapidement à la conclusion d’un « accord formel garantissant les intérêts des deux parties », naturellement « dans l’esprit des accords franco-nigériens » de 1961.

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Le 6 juillet 1967, le président nigérien rencontre le général Charles de Gaulle à Paris pour finaliser les négociations. Le « Protocole relatif à la création d’une mine d’uranium au Niger » (télécharger ci-dessous) est signé le lendemain par Hamani Diori et par le CEA. Il prévoit que le gisement d’« Arlette » sera exploité par une société domiciliée au Niger, la Société des mines de l’Aïr (Somaïr), créée pour l’occasion et contrôlée à 45 % par le CEA, à 40 % par des intérêts privés hexagonaux6 et à 15 % par l’État du Niger.

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L’apport en nature du CEA – ses titres miniers et les « études, plans et travaux effectués par lui-même [sur la zone] avant le 1er janvier 1967 » – sont valorisés à hauteur de 500 millions de F CFA, soit la moitié de sa contribution au capital. En rémunération de cet apport en nature, le CEA percevra une redevance « de 2 % de la valeur sortie usine des concentrés expédiés » au-delà des 500 premières tonnes. L’accord prévoit également une majoration de cette redevance en remboursement des éventuels investissements du CEA dans une desserte routière de la région d’Arlit – desserte dont il a besoin pour évacuer le minerai. Surtout, et c’est sans doute l’essentiel pour Paris, le CEA, qui s’engage à acquérir au moins 1 000 tonnes d’uranium chaque année « à un prix normal par référence au marché mondial pour des transactions comparables », « aura une priorité d’achat sur la production de la Société ». L’approvisionnement de la filière nucléaire française est assuré !

Du sur-mesure pour le CEA

L’accord de 1967 est la clé de voute de l’édifice juridique qui va encadrer l’exploitation de l’uranium nigérien pendant de longues années. Dans une lettre à Robert Schuman (télécharger ci-dessous), alors ministre d’État chargé de la Recherche scientifique et des Questions atomiques et spatiales, Hamani Diori s’engage à adopter un régime fiscal sur mesure pour l’uranium, « adapté aux conditions prévisibles de l’extraction et du traitement de ce minerai au Niger » – ce sera chose faite en janvier 1968.

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Le 17 janvier 1968, un décret concède au CEA les droits d’exploitation minière sur 360 km² (télécharger ci-dessous) dans le département d’Agadez – la « concession Arlit » – pour une durée de… 75 ans7 !

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La convention annexée à cette concession garantit au CEA l’application d’éventuelles dispositions plus favorables dont pourrait bénéficier un concurrent, tout au long de ces 75 ans. Le CEA, et par conséquent la Somaïr, à qui sera confiée l’exploitation8, dispose naturellement du « libre usage des terrains et installations de toute nature servant à l’exploitation », y compris « les puits d’eau, aérodromes, camps de travail » ou encore les « versés à stériles »9. En cas de litige, la convention prévoit le recours à un tribunal arbitral privé.

Dès le 2 février 1968, la Somaïr signe avec le gouvernement nigérien sa « convention d’établissement de longue durée » (télécharger ci-dessous), qui fixe plus précisément les conditions d’exploitation du gisement. La société s’engage à réaliser les investissements nécessaires pour porter la production annuelle d’uranium à 200 tonnes dans le courant de l’année 1970 et à 1 000 tonnes en 197310.

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La Somaïr doit former la main-d’œuvre nigérienne qu’elle emploie et l’héberger « dans des conditions normales d’hygiène et de sécurité », respecter la liberté syndicale, concourir à l’implantation d’une infrastructure médicale et scolaire et contribuer à l’organisation des loisirs de ses travailleurs. De son côté, le Niger garantit la stabilité fiscale – particulièrement avantageuse sur les conditions d’amortissement des investissements ou en termes d’exonération de taxes –, le libre rapatriement des capitaux et la libre exportation de l’uranium pendant toute la durée de la convention, soit vingt années à compter de la date de la première expédition commerciale. Toute évolution législative ou réglementaire en ces domaines ne peut s’appliquer à la Somaïr que si elle lui est plus favorable. Par contre, rien, pas une ligne, n’est consacré à la prévention des risques spécifiques de l’uranium pour les travailleurs ou aux conditions environnementales de l’exploitation, si ce n’est l’autorisation d’utiliser, sans restriction, des eaux souterraines pour les besoins de la production.

Un carcan appelé à durer

Avec cet ensemble de textes, le cadre de l’exploitation de l’uranium est fixé pour longtemps11. La concession minière accordée au CEA en 1968 court jusqu’en 2043, ce que la Cogema, puis Areva puis Orano – les actionnaires français successifs de la Somaïr – ne se priveront pas de rappeler à chaque négociation.

L’achat de l’uranium « à un prix normal par référence au marché mondial pour des transactions comparables », le fameux « prix Niger » (voir l’épisode suivant), donnera lieu à de multiples bras de fer entre le Niger et la société française : dès 1974 avec le président Hamani Diori, en 2007-2008 avec Mamadou Tandja ou encore en 2014 avec Mahamadou Issoufou. Surtout, la convention d’établissement de la Somaïr, prolongée à deux reprises12, régira l’activité de la Somaïr jusqu’à l’entrée en vigueur d’un nouveau texte au 1er janvier 2004 (télécharger ci-dessous). Soit 33 ans d’exploitation sans contrainte de l’uranium nigérien…

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1Un décret d’avril 1946 réserve à l’État les droits de recherche et d’exploitation des substances radioactives sur l’ensemble des territoires relevant du ministère de la France d’outre-mer – sauf les Antilles et La Réunion.

2Robert Edgard Ndong, «  La recherche de l’uranium en Afrique française et la naissance de la Compagnie des mines d’uranium de Franceville (COMUF), 1946-1958  », Outre-mers, 99-374/375, 2012. Quelques centaines de tonnes d’uranium seront produites à Madagascar entre 1957 et 1965.

3Jacques Blanc, «  Les mines d’uranium et leurs mineurs français : une belle aventure  », Annales des mines - Réalités industrielles, La France et les mines d’Outremer dans les trente glorieuses, 2008.

4La Compagnie générale des matières nucléaires (Cogema), ancêtre d’Areva et d’Orano, a été créée en 1976 pour reprendre l’ensemble des activités de la «  direction de la production  » du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), en charge de la production d’uranium en France et en Afrique. L’entreprise, qui reste sous contrôle du CEA, intègre progressivement les activités d’enrichissement, de négoce et de retraitement de l’uranium. En juin 2001, la Cogema fusionne avec Framatome (conception de centrales nucléaires, équipement et maintenance), TechnicAtome (conception et production de réacteurs nucléaires compacts, notamment au service de la propulsion navale) et CEA Industrie (la holding industrielle du CEA) pour former Topco, un groupe nucléaire public intégré qui prend finalement, trois mois plus tard, le nom commercial d’Areva. En janvier 2018, après une profonde restructuration d’Areva, le groupe se recentre autour du cycle du combustible nucléaire et devient Orano. La multinationale est toujours détenue à 90 % par l’État français.

5Klaas van Walraven, «  La portée historique du Sawaba. La France et la destruction d’un mouvement social au Niger, 1958-1974  », Les Temps modernes, 693-694, 2017, p. 174 à 194.

6La Compagnie française des minerais d’uranium et la Compagnie de Mokta El Hadid, vieille société minière et sidérurgique coloniale, très présente en Algérie et déjà actionnaire de la mine gabonaise.

7Cette durée de concession, conforme à la loi minière nigérienne de 1961, n’en est pas moins exceptionnellement longue. Le code minier du Niger de juillet 2022 a par exemple prévu une durée maximale de 10 ans pour tous les titres d’exploitation. Conformément au principe de non-rétroactivité du droit, ce même code précise cependant que «  les titres miniers et les concessions en cours de validité à la date d’entrée en vigueur de la présente loi, restent valides pour la durée et les substances pour lesquelles ils ont été délivrés  »  ; soit jusqu’en 2043 pour la concession Arlit du CEA, aujourd’hui Orano.

8Le CEA reste titulaire des droits miniers. Il confie simplement l’exploitation du périmètre «  Arlette  » à la Somaïr. Cette amodiation est autorisée par décret en juin 1968.

9Les «  stériles  » miniers sont tous les matériaux extraits avant d’atteindre le minerai. Il s’agit de décharges.

10La production débutera en réalité en 1971, avec un an de retard, et dépassera les 1 000 tonnes en 1974.

11Ce cadre est, dans les grandes lignes, reproduit dans la convention d’établissement de juillet 1974 qui fixe, pour 25 ans à partir de la première exportation commerciale, les conditions d’exploitation du gisement d’Akouta, seconde mine – souterraine celle-ci – de la convention d’Arlit amodiée par le CEA à la Compagnie minière d’Akouta (Cominak).

12La convention fut prolongée à deux reprises par avenants et «  d’un commun accord  », d’abord jusqu’au 31 décembre 1996 à l’occasion de l’introduction de nouvelles dispositions fiscales en 1974, puis jusqu’au 31 décembre 2003, sans nouvelles modifications, en 1995.