Niger-France, une relation radioactive (5/5)

Ali Idrissa. « Aujourd’hui, l’uranium est synonyme d’injustice »

Entretien · Alors que les relations entre Paris et Niamey sont quasiment rompues, l’avenir des mines exploitées par Orano est en suspens. Le géant du nucléaire quittera-t-il le Niger après plus de cinquante ans d’une présence contestée ? Afrique XXI consacre un dossier à l’histoire explosive de l’uranium nigérien. Dans ce cinquième et dernier épisode, l’activiste Ali Idrissa raconte son combat pour que ce minerai bénéficie enfin au peuple nigérien.

L'image montre un atelier où deux personnes sont assises à une table. À gauche, un homme, portant des lunettes et une tenue traditionnelle grise, gesticule avec une main tout en parlant. Son expression est engageante et dynamique, suggérant qu'il s'adresse à un groupe. À droite, une femme, habillée d'un t-shirt orange, écoute attentivement. Son visage montre une attitude attentive et intéressée. En arrière-plan, un écran est visible avec des textes, mais il est flou. L'atmosphère semble interactive et collaborative, indiquant un échange d'idées lors de l'atelier.
Ali Idrissa, lors d’une rencontre du mouvement citoyen Tournons La Page, dont il est membre, en 2017, à Abidjan (Côte d’Ivoire).
© Tournons La Page

Ali Idrissa est une figure de la société civile au Niger. Il a été de tous les combats ou presque : pour les droits humains et la démocratie, contre la vie chère et la corruption... Et il en a payé un lourd tribut. Plusieurs fois, sous le régime de Mahamadou Issoufou (2011-2021), il a passé de nombreuses heures en garde à vue. Il a même été emprisonné plus de quatre mois en 2018 pour avoir organisé une manifestation contre la loi de finances qui prévoyait de nouvelles taxes pour les ménages modestes. Mais sa première arrestation, il la « doit » à ses prises de position au sujet de l’exploitation de l’uranium par Areva (devenue Orano) dans le nord du Niger.

C’était en juillet 2014, à l’occasion de la venue du président français, François Hollande, à Niamey. Avec d’autres activistes, ils avaient prévu de se vêtir de jaune, la couleur du « yellow cake » (le nom donné à l’uranium), et de manifester contre « le pillage [des] ressources naturelles » par la multinationale française. Mais ils n’en ont pas eu le temps : tous ont été arrêtés à l’aube naissante, quelques heures avant que l’avion du président français se pose à l’aéroport de Niamey. Ils ont été retenus dans un commissariat durant une bonne partie de la journée, le temps que la délégation française quitte le pays.

Celui qui a commencé à militer au lycée au début de la décennie 1990 s’est d’abord battu pour les droits humains, puis contre la vie chère, avant de s’intéresser à l’enjeu des ressources naturelles, et notamment à l’exploitation des mines d’uranium, au milieu des années 2000. En 2006, il lance le Réseau des organisations pour la transparence et l’analyse budgétaire (Rotab) et s’allie à la campagne mondiale « Publiez ce que vous payez ». Objectif : promouvoir la transparence dans les industries extractives au Niger, notamment dans le secteur de l’uranium. Quelques années plus tard, en 2017, il participe à la création de la coalition Tournons La Page au Niger, dont il est un membre influent.

Dans cet entretien, Ali Idrissa revient sur la genèse de son engagement militant et évoque ses relations tendues avec la France, mais aussi avec les dirigeants nigériens qui se sont rendus complices, selon lui, de l’accaparement de l’uranium d’Arlit.

« Pour nous, Areva, c’est la France »

Rémi Carayol : Que représente l’uranium aux yeux des Nigériens ?

Ali Idrissa : Longtemps, les Nigériens ne se sont pas sentis concernés par ce sujet, ils se disaient que c’était loin, ils ne voyaient d’ailleurs rien de concret en rapport avec l’uranium, et ils n’en tiraient aucun bénéfice. C’était une ressource qui bénéficiait à la France, point. Mais au fil des ans, ils s’y sont intéressés. Aujourd’hui, l’uranium est synonyme d’injustice. Il renvoie à la notion de malédiction des ressources. On a de l’uranium, un minerai très recherché, mais on est les derniers du monde en matière de développement…

Rémi Carayol : Et Areva, devenue Orano, qu’en pensent-ils ?

Ali Idrissa : Areva, c’est la société qui nous spolie, qui pollue nos eaux souterraines, qui accapare nos ressources et qui nous empêche d’en bénéficier. Elle n’a pas une bonne cote ici. Mais pour nous, Areva, c’est la France, il n’y a aucune différence.

Rémi Carayol : Quand et comment avez-vous pris conscience des enjeux liés à l’extraction de l’uranium ?

Ali Idrissa : J’ai commencé à m’y intéresser au moment du lancement de la campagne internationale « Publiez ce que vous payez » en 20021. J’ai alors pris conscience que l’uranium était une richesse et qu’il fallait s’en préoccuper. Avant, pour moi, cela relevait du secret défense. Je pensais que c’était surtout utilisé comme du matériel militaire. Grâce à « Publiez ce que vous payez », et ensuite avec le lancement de l’ITIE [Initiative pour la transparence dans les industries extractives2], je me suis rendu compte que l’uranium servait aussi des intérêts civils, et surtout que les citoyens avaient le droit de savoir quelle utilisation on en faisait.

En 2005, je participais au mouvement contre la vie chère. Plusieurs leaders du mouvement ont été arrêtés. Puis le gouvernement les a libérés et a accepté de négocier. Il a demandé à la société civile de lui faire des propositions pour limiter l’augmentation des prix. C’est à ce moment-là que nous nous sommes emparés de la question de l’uranium. Il faut se souvenir qu’à l’époque, l’uranium était notre principale richesse naturelle : nous ne produisions pas encore de pétrole3. Nous avons décidé de solliciter « Publiez ce que vous payez » : on a contacté la coordination africaine, qui était basée au Cameroun. C’est après cela que nous avons créé le Rotab.

« L’uranium n’est pas qu’une question militaire »

Rémi Carayol : Quels sont les objectifs de « Publiez ce que vous payez » ?

Ali Idrissa : Demander aux compagnies la publication de leurs revenus, tout simplement. Exiger de la transparence. Et accompagner les gouvernements, en l’occurrence le gouvernement nigérien, à intégrer l’ITIE.

Rémi Carayol : Et quels sont ceux du Rotab ?

Ali Idrissa : Faire comprendre aux Nigériens que l’uranium n’est pas qu’une question stratégique ou militaire, les convaincre qu’il s’agit d’un enjeu national, et donc que le peuple doit avoir son mot à dire, et enfin œuvrer à ce que le Niger en profite réellement. Il ne s’agissait pas, pour nous, de lutter contre Areva ou contre la France ; simplement de faire en sorte qu’il y ait une répartition équitable des ressources naturelles du pays.

Rémi Carayol : Comment avez-vous été accueillis par la direction d’Areva et par les autorités nigériennes ?

Ali Idrissa : Au début, les rapports ont été difficiles. On était perçus comme des empêcheurs de tourner en rond, pas comme d’éventuels partenaires. Ils nous ignoraient. Mais au fil du temps, on a réussi à construire un dialogue. Areva a compris que nous n’étions pas des ennemis a priori.

Il y a eu des moments de tensions, bien sûr. En 2008-2009, à l’époque du « tazartché », quand [le président Mamadou] Tandja voulait s’accrocher au pouvoir, il y a eu des arrestations et des menaces sur nos organisations. En 2013-2014 aussi, au moment du renouvellement du contrat entre le Niger et Areva. Nous demandions l’application de la loi de 2006, qui prévoyait notamment une hausse de la redevance minière - qui devait passer de 5,5 % à 12 % -, la « nigérisation » des postes de direction, et une réglementation pour les sous-traitants, avec notamment la préférence aux entreprises locales. De son côté, Areva se prévalait des accords de défense signés avec le Niger dans les années 1960, qui lui assuraient une stabilité pour une durée de 75 ans. Et ce avec la bénédiction du pouvoir. Nous n’avons compris que quelques années plus tard, avec la révélation de l’« uraniumgate », pourquoi le gouvernement soutenait la position d’Areva contre les intérêts des Nigériens.

François Hollande et Mahamadou Issoufou, en juillet 2014, à Niamey.
François Hollande et Mahamadou Issoufou, en juillet 2014, à Niamey.
© Mahamadou Issoufou / Facebook

Rémi Carayol : C’est dans ce contexte que vous avez été arrêté en 2014…

Ali Idrissa : Oui, on est venu nous arrêter, moi et plusieurs camarades, chez nous, à 5 heures du matin. On avait prévu de manifester sur la route du convoi du président Hollande. On devait s’habiller en jaune et brandir des pancartes avec ce slogan : « Touche pas à mon uranium ! ». On voulait qu’Areva respecte la loi nigérienne, tout simplement. Cette loi n’a jamais été appliquée. Areva, aujourd’hui Orano, ne s’y est jamais soumise.

« Tout s’est fait dans le dos des Nigériens »

Rémi Carayol : Les dirigeants d’Areva ont-ils tenté de vous convaincre, voire de vous amadouer ?

Ali Idrissa : Bien sûr. Avec les membres de « Publiez ce que vous payez », on a été invités à Paris, au siège d’Areva. On a été reçus par la direction : il y avait là Anne Lauvergeon [présidente du directoire d’Areva de 2001 à 2011], Sébastien de Montessus [alors directeur des activités d’extraction et d’enrichissement de l’uranium, dont le nom est cité dans l’« uraniumgate »] et l’ancien Premier ministre d’Emmanuel Macron [de 2017 à 2020], Edouard Philippe [alors directeur des affaires publiques]. On a été reçus au ministère de la Défense et à l’Élysée aussi, par un conseiller de Nicolas Sarkozy [président de 2007 à 2012]. Nous n’étions pas seuls, il y avait des Gabonais aussi. Ils nous disaient qu’ils respectaient les lois de notre pays, qu’ils étaient disposés au dialogue avec la société civile, mais ils sont restés campés sur leurs positions.

Rémi Carayol : Parle-t-on encore de l’« uraniumgate » au Niger ? Que représente cette affaire à vos yeux ?

Ali Idrissa : Les Nigériens ne l’ont pas oubliée. C’est probablement le plus grand scandale de l’histoire de notre pays, avec le « MDN Gate »4 - un scandale qui n’a d’ailleurs jamais été jugé. Il illustre les relations ambiguës entre nos dirigeants et les dirigeants d’Areva : tout s’est fait dans le dos des Nigériens, pour des intérêts que l’on ignore encore. Chaque partie a fait des concessions, mais ce sont les Nigériens qui en payent le prix. Il faut rappeler que Mahamadou Issoufou, avant de devenir président, avait travaillé à la Somaïr [à la fin des années 1980].

L’« uraniumgate » résume l’arnaque autour de l’exploitation de l’uranium au Niger. Mais, plus largement, l’uranium symbolise à nos yeux l’histoire des relations entre la France et le Niger : il faut avoir l’accord de la France pour diriger. D’ailleurs, pour beaucoup de Nigériens, c’est Areva qui décide du destin des chefs d’État. Beaucoup sont persuadés que si [Hamani] Diori est tombé [en 1974], c’est à cause de l’uranium.

Rémi Carayol : Qu’attendez-vous aujourd’hui ? Qu’Orano soit plus transparente, ou qu’elle quitte le pays, tout simplement ?

Ali Idrissa : On demande juste qu’Orano respecte les lois et les règlements du pays qui encadrent l’exploitation des ressources naturelles, et assume sa responsabilité sociale et environnementale. Mais on ne demande pas son départ, on ne veut pas la chasser. On veut simplement qu’il n’y ait pas d’exclusivité pour Orano, que tout le monde soit logé à la même enseigne : les Chinois, les Russes, les Turcs… Et on demande à ce que les Nigériens puissent enfin en bénéficier.

Rémi Carayol : Craignez-vous un départ précipité au vu des tensions actuelles entre Paris et Niamey ? Le gouvernement a retiré la concession pour le site d’Imouraren qu’Areva avait obtenue en 2009...

Ali Idrissa : S’il y a des tensions, il faut le dire, c’est à cause de la France. C’est la France qui a mal géré la crise après le coup d’État [de juillet 2023]. Mais je ne pense pas que ça ira jusqu’à un départ d’Orano, car chaque partie a intérêt à poursuivre cette exploitation. Pour ce qui est d’Imouraren, Areva s’était engagée à débuter l’exploitation en 2012. Nous sommes en 2024, et rien n’a débuté. Ils ont voulu jouer au dilatoire pour garder cette mine, pour en faire une réserve pour l’avenir.

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1«  Publiez ce que vous payez  » est un réseau mondial d’organisations de la société civile luttant pour la transparence et la redevabilité dans les industries extractives. Créé en 2002, il est composé de plus de 700 organisations membres à travers le monde.

2L’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE), en anglais Extractive Industries Transparency Initiative (EITI), est une organisation internationale à but non lucratif chargée de maintenir à jour et de superviser la mise en œuvre de normes dans le domaine de l’extraction des ressources naturelles (pétrolières, gazières, minérales). Elle a été lancée en 2003.

3La production de pétrole a débuté en 2011.

4Le «  MDN Gate  » est un scandale impliquant le gouvernement et l’armée et portant sur le détournement de près de 76 milliards de F CFA (environ 116 millions d’euros actuels). En février 2020, un audit du ministère de la Défense du Niger, repris dans la presse, révèle que des milliards de francs CFA auraient été détournés entre 2017 et 2019 au sein de cette institution, et ce, dans le cadre de la passation de divers marchés publics. L’audit évoque des fausses commandes, des commandes réelles de matériels défectueux et inutilisables, des prestations de maintenance imaginaires ou encore des surfacturations dans des achats d’équipements pour l’armée, et il cite diverses personnes proches du parti au pouvoir, le Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme.