Au Niger, le « yellow cake » est une source de débats inépuisable. De fantasmes aussi, surtout lorsque la question de l’extraction et de l’exploitation de l’uranium croise celle de l’impérialisme français. Tout le monde a son avis sur le sujet, et il est très majoritairement admis que cette relation asymétrique ne profite qu’à la France. « Les Français ont de l’électricité grâce à l’uranium nigérien, tandis que 90 % des Nigériens n’ont pas d’électricité », entend-on souvent à Niamey, à Zinder ou à Agadez. Cette phrase est juste, quoique factuellement exagérée : selon la Banque mondiale, c’est 19,5 % de la population qui avait accès à l’électricité en 2022, et l’uranium nigérien n’est pas le seul combustible alimentant les centrales nucléaires françaises (environ 15 % de la production d’Électricité de France en est issue, comme nous le verrons dans l’article suivant).
Quoi qu’il en soit, elle résume un point de vue très largement partagé vis-à-vis d’une situation jugée scandaleuse et anachronique. Elle s’accompagne souvent d’affirmations difficiles à vérifier, selon lesquelles Orano (et avant elle Areva, et avant encore la Cogema) ferait « son beurre » sur le dos des Nigériens. Ce à quoi les dirigeants de la multinationale rétorquent, à l’unisson des diplomates français, qu’en réalité, les mines d’Arlit ne sont pas si rentables que cela. Dans le monde opaque de l’extraction minière, l’intoxication est de mise. Et il est d’autant plus difficile d’établir « une » vérité que ce qui a pu être juste à un moment – sur les coûts de production, sur les prix d’achat, sur les bénéfices qu’en retire le Niger, etc. – ne l’est plus nécessairement à un autre et peut le redevenir ensuite, en fonction des évolutions du marché ou de la réglementation, alors que l’exploitation de l’uranium nigérien dure depuis plus de cinquante ans.
Qu’en est-il exactement ? Que pèse l’uranium du Niger dans la production d’électricité en France ? Que représente-t-il dans le budget de l’État nigérien ? Et, surtout, les conventions qui lient l’entreprise française et le Niger sont-elles si déséquilibrées que cela ?
Afin de répondre à ces questions – ou de tenter d’y répondre, avec les informations disponibles en sources ouvertes -, Afrique XXI a entrepris d’éplucher les rapports du Fonds monétaire international (FMI), les bases de données de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et les comptes du Trésor nigérien depuis les années 1970, et de les recouper avec les bilans financiers de la firme française, les rapports de l’Initiative pour la transparence des industries extractives (ITIE) ou ceux de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) sur l’évolution du prix de l’uranium et les quantités produites (officiellement) par Orano.
3 000 tonnes par an en moyenne
Depuis 1971 et le début de l’exploitation des mines d’Arlit, les deux filiales d’Orano au Niger, la Société des mines de l’Aïr (Somaïr), créée en 1968, et la Compagnie minière d’Akota (Cominak), créée en 1974, ont produit environ 155 000 tonnes d’uranium naturel (voir ci-dessous), soit un peu plus du double de la production des mines françaises depuis la Seconde Guerre mondiale (75 000 tonnes produites entre 1954 et 2001, date de la fermeture de la dernière mine dans l’Hexagone).
Après une montée en puissance très rapide dans les années 1970, la production annuelle des mines nigériennes est restée à peu près stable, aux environs de 3 000 tonnes, pendant un peu plus de vingt-cinq ans (1983-2009), avec quelques pointes jusqu’à 4 000 tonnes au début des années 1980 et au début des années 2010, durant des périodes qui correspondent à des pics sur les marchés internationaux de l’uranium1.
Lorsque les prix baissent, on constate que la production de la Somaïr baisse également : elle est réduite aux environs de 1 000 tonnes. A contrario, elle augmente sensiblement en période de hausse (jusqu’à 3 000 tonnes en 2012). La production de la Cominak est quant à elle moins sensible aux variations de prix : elle est relativement stable de 1980 à 2005 (entre 1 900 et 2 300 tonnes par an), puis elle baisse aux environs de 1 500 tonnes dans la décennie suivante, alors que les prix sont pourtant élevés – peut-être pour « économiser » le gisement dans un contexte de marché où la Somaïr peut prendre le relais. La production décline plus fortement à partir de 2015, jusqu’à la fermeture de la mine en 2021, en raison de l’épuisement des ressources.
Un poids écrasant dans le commerce extérieur
Avec de tels volumes de production dans une économie essentiellement agricole, l’uranium a rapidement dominé le commerce extérieur du Niger. Pendant plus de dix ans, de 1978 à 1989, les exportations du minerai ont représenté plus de 80 % de la valeur totale des exportations du pays (voir ci-dessous), ce qui le rend d’autant plus vulnérable à l’instabilité des prix du marché international.
La stabilisation des volumes exportés, la baisse des prix de vente et la (relative) diversification de l’économie nigérienne ont progressivement réduit cette dépendance extrême. En 2007, l’uranium ne représente plus « que » 30 % des exportations du pays. Le sursaut des années suivantes correspond à la remontée des cours sur le marché international et à l’augmentation des volumes produits. En 2011, le « yellow cake » pèse à nouveau plus de la moitié dans la balance des exportations du Niger. Un ultime sursaut ? À partir de cette date, la part de l’uranium dans les exportations s’effondre, sous le double effet d’une nouvelle chute des prix internationaux et de la mise en production, en 2011, du pétrole extrait dans l’est du pays. Aujourd’hui, l’uranium représente entre 20 et 25 % du total des exportations nigériennes.
Il est plus difficile de déterminer avec précision la destination de la production nigérienne et l’identité des acheteurs. Jusqu’en 1978, date de l’ouverture de la Cominak, la France capte la quasi-totalité de la production nigérienne (voir ci-dessous), comme par ailleurs celle du Gabon2. D’autres pays européens en profitent de temps en temps, comme la République fédérale d’Allemagne (RFA) en 1973 (91 tonnes) ou l’Italie trois ans plus tard (375 tonnes).
À partir de 1979, les exportations vers d’autres pays, le Japon et l’Italie en particulier, deviennent plus significatives. Et pour cause : des entreprises de ces deux pays sont entrées au capital de la Somaïr (Agip Nucleare, filiale de l’italien ENI, à hauteur de 8,1 %) et de la Cominak (Overseas Uranium Resources Development Co. – OURD, consortium japonais, à hauteur de 25 %)3. Au même moment, la France diversifie ses approvisionnements en se tournant principalement vers l’Afrique du Sud de l’apartheid (en 1978), qui devient un fournisseur de premier rang, et l’Australie (en 1981).
La longue bataille du « prix Niger »
Le « deal » entre la France et le Niger concernant l’uranium a une particularité : le prix conventionnel auquel l’uranium nigérien est vendu par la Somaïr et la Cominak se négocie chaque année au sein du conseil d’administration de ces sociétés. Ce « prix Niger », pour reprendre le nom que lui donnent les acteurs du secteur, doit, en principe, correspondre à « un prix normal par référence au marché mondial pour des transactions comparables », selon les termes de l’accord franco-nigérien sur l’uranium de 1967.
Le « prix Niger » est, depuis les premières années de production, un des principaux sujets de tensions entre la multinationale française et ses filiales d’un côté, et le gouvernement nigérien et la société civile de l’autre. Et il y a une bonne raison à cela : il détermine in fine le montant qui reviendra au Niger, via la redevance minière (calculée en pourcentage du montant des ventes), l’impôt sur les bénéfices industriels et commerciaux (calculé en pourcentage des bénéfices de la Somaïr et de la Cominak) et le dividende versé aux actionnaires (au prorata de leur participation au capital). Plus le « prix Niger » est élevé, plus les recettes de l’État sont élevées. Il est donc essentiel de s’intéresser à l’évolution de ce prix et de le comparer aux prix du marché – le prix « spot » et le prix « contrat à terme ».
En reconstituant l’historique de ces prix, il est possible de distinguer cinq périodes (voir ci-dessous), qui correspondent chacune à des phases de renégociations franco-nigériennes, parfois très tendues.
Durant la première période (1971-1974), lorsque seule la Somaïr est active, le « prix Niger » est très bas (autour de 5 000 F CFA par kg d’uranium), mais le prix « spot » aussi. Tout change à partir de 1973-1974, quand les cours de l’uranium flambent sur le marché international, à la faveur de la crise pétrolière. Le président nigérien Hamani Diori, une figure de la Françafrique proche de Félix Houphouët-Boigny et de Léopold Sédar Senghor, souhaite donc négocier à la hausse le « prix Niger ». Il considère que l’uranium n’est pas une marchandise « ordinaire » : « Selon son raisonnement, écrit l’historienne Gabrielle Hecht, si l’uranium du Niger alimentait la nucléarité exceptionnelle de la France, alors la France pouvait bien accorder une contribution exceptionnelle aux finances publiques du Niger »4.
Diori exige d’indexer le prix de l’uranium sur celui du kilowattheure produit en France à partir du pétrole – une mesure qui devait faire grimper le prix de la tonne, selon son équipe, de 5,5 millions de F CFA à 50 millions de F CFA5. Un bras de fer s’engage entre Niamey et Paris, qui se terminera par la chute de Diori, renversé en avril 1974.
On a longtemps cru que la France, irritée par les revendications du Nigérien, avait, pour y mettre un terme, soutenu le coup d’État des militaires – elle disposait alors d’une base militaire à Niamey. En 2014, l’historien Klaas van Walraven a cependant exploré de nouvelles archives inédites qui mettent à mal cette thèse : s’il est vrai que les Français en voulaient à Diori de se montrer si exigeant, et s’ils lui reprochaient aussi son rapprochement avec la Libye de Mouammar Kadhafi, le chercheur néerlandais a démontré que non seulement ils « n’étaient pas impliqués dans le coup », mais qu’en plus « ils furent totalement pris par surprise ». Les Français ont même, un temps, envisagé d’intervenir pour rétablir Diori dans ses fonctions, avant de renoncer. Toujours est-il que le « prix Niger » n’a pas été revalorisé à la hauteur des prétentions de Diori. Son tombeur, le lieutenant-colonel Seyni Kountché, plus arrangeant, s’est satisfait d’un alignement du « prix Niger » sur le prix « spot », alors en forte hausse.
Durant une petite décennie, le « prix Niger » se cale plus ou moins sur l’évolution du prix « spot », avec parfois un décalage d’un ou deux ans, pour le meilleur (la hausse des années 1973-1979) et pour le pire (l’effondrement des prix à partir de la fin des années 1970). Un nouveau changement intervient dans les dernières années du règne de Seyni Kountché, autour des années 1983-1987, avec un décrochage progressif du « prix Niger » par rapport au prix « spot », qui s’effondre. Le « prix Niger » se cale alors sur le prix des contrats à terme, plus favorable en cette période de marché déprimé. Cette renégociation a peu fait parler d’elle, mais elle coïncide avec la signature, en 1983, du premier programme d’ajustement structurel (PAS) avec le FMI : comme les autres pays africains, le Niger est contraint de réduire ses dépenses publiques et d’augmenter ses recettes.
Le « prix Niger » reste ensuite arrimé au prix moyen des contrats à terme pendant près de deux décennies, de 1988 à 2006. Mais au mitan des années 2000, alors que le prix « spot » explose sur le marché international, la situation n’est plus acceptable pour Niamey. Débute alors un nouveau bras de fer entre Areva et le président Mamadou Tandja, arrivé au pouvoir en 1999. Il profite du renouvellement des conventions minières de la Somaïr et de la Cominak et de l’intérêt de la firme française pour le gisement prometteur d’Imouraren – une réserve potentielle de 200 000 tonnes qu’Areva ne veut pas laisser aux Chinois, et dont elle obtiendra la concession en 2009 dans un contexte très tendu – pour imposer une augmentation significative du prix conventionnel. Les accords d’août 2007 et de janvier 2008 actent une augmentation du « prix Niger » (40 000 F CFA en 2007, 50 000 F CFA en 2008 et 2009), qui s’émancipe du prix des contrats « long terme » pour se rapprocher à nouveau du prix « spot ».
Deux ans plus tard, en février 2010, Tandja, qui voulait s’éterniser au pouvoir, est renversé par un coup d’État militaire. Après une courte période de transition, Mahamadou Issoufou est élu président. Il se trouve être un ancien cadre de la Somaïr, dont il a été le directeur technique à la fin des années 1980. Son élection coïncide avec l’accident de Fukushima au Japon, à la suite duquel le prix « spot » s’effondre. Des négociations s’engagent, extrêmement tendues, qui aboutissent à un nouvel accord en 2014, obtenu dans des conditions troubles et sur fond d’accusations de corruption et de détournement de fonds – ce que la presse nigérienne a appelé l’« uraniumgate » (voir l’encadré au pied de l’article). Dès lors, le « prix Niger » est déterminé par une formule qui correspond à la moyenne du prix « spot » et du prix des contrats à terme de l’année précédente.
Le Niger à la merci des prix de marché
Ainsi, le Niger a, pendant cinq décennies, subi la très forte volatilité des prix de l’uranium naturel sur les marchés. De longues périodes de prix bas – loin de la « valeur » spécifique que Diori lui assignait lors des négociations avec Paris – ne lui ont pas permis de tirer profit de l’exploitation d’un minerai pourtant stratégique. Pour autant, si l’on considère les prix de marché comme des prix de référence – ce qui ne veut pas dire qu’ils sont « justes » – on constate que le fameux « prix Niger » est resté relativement proche de celui du marché international, tout comme de celui négocié avec la Somina, une société chinoise qui a exploité le gisement d’Azelik au début des années 20106.
Par ailleurs, il est intéressant de noter que l’issue des multiples négociations entre Niamey et Paris a généralement (mais pas toujours) été favorable au gouvernement nigérien, qui est parvenu à indexer l’évolution du « prix Niger » alternativement sur le prix « spot » et sur le prix des contrats à terme, selon l’option la moins défavorable pour le pays. Le nœud du problème des faibles retombées de l’exploitation de l’uranium est donc davantage une question de prix de marché international – sur lequel les Nigériens n’ont que peu d’influence – et une question de fiscalité minière – qui, elle, relève de leurs prérogatives –, qu’une question de « prix Niger ».
L’étude des contributions versées à l’État nigérien par la Somaïr et la Cominak est à ce titre très illustrative. L’historique de ces contributions a pu être reconstitué pour les trente dernières années, de 1989 à 2020 (avec deux années manquantes, 2016 et 2017). Sans surprise, le montant des versements est étroitement corrélé au prix de vente de l’uranium, puisque celui-ci impacte directement le montant de la redevance minière versée (4,5 % de la valeur exportée dans les premières décennies de la production, de 5,5 % à 12 % en fonction du résultat d’exploitation depuis l’accord de 2014), la base imposable des bénéfices réalisés et, dans une certaine mesure, les volumes exportés. En francs CFA constants de 2020, les versements annuels de la Somaïr et de la Cominak sont généralement compris entre 10 et 20 milliards jusqu’en 2007, soit 15 à 30 millions d’euros (voir ci-dessous).
L’augmentation du « prix Niger » à partir de cette date entraîne une augmentation très significative des recettes de l’État, qui culminent à 76 milliards de F CFA en 2012 (116 millions d’euros). L’effondrement des prix du marché s’accompagne ensuite d’une chute des contributions que l’accord de 2014 ne parvient pas à enrayer. Elles retrouvent alors, toujours en francs CFA constants, leur niveau du début des années 1990.
L’enjeu de la redevance minière
La renégociation du « prix Niger » imposée par Mamadou Tandja en 2007, en le déconnectant du marché des contrats à long terme pour le rapprocher du prix « spot », a eu une incidence majeure sur le niveau des recettes de l’État nigérien. Mais celles-ci n’en restent pas moins dépendantes de l’évolution des prix internationaux. Le compromis conclu avec Areva a ainsi perdu la presque-totalité de son efficacité dès que les prix sont retombés ; de même, les accords de 2014, qui devaient permettre au Niger de percevoir davantage lorsque les cours de l’uranium remontaient, n’ont eu aucune incidence sur le niveau des recettes dans un contexte de prix bas. Ce levier fiscal n’en reste pas moins le plus intéressant pour le Niger.
Ainsi, une hausse même limitée du taux de redevance minière – à laquelle Areva/Orano s’est toujours opposé – aurait des conséquences importantes en termes de recettes budgétaires. Une augmentation ne serait-ce que de deux points de cette redevance (de 5,5 % à 7,5 %) aurait par exemple rapporté 2 milliards de F CFA de plus au budget de l’État en 2021. Si cette augmentation du taux était appliquée depuis 2008, ce sont 43 milliards de F CFA supplémentaires (66 millions d’euros) qui seraient venus abonder les caisses de l’État.
Pour le Niger, les retombées de l’exploitation sont donc extrêmement réduites7. De 1989 à 2020, la Somaïr et la Cominak ont exporté près de 100 000 tonnes d’uranium naturel, pour une valeur totale d’environ 5 100 milliards de F CFA de 2020 (voir ci-dessous). Sur la même période, le gouvernement du Niger a capté 760 milliards de F CFA de 2020, soit un peu moins de 15 % du total (impôt sur les salaires et TVA inclus). Mais les seules années 2008-2014 représentent près de la moitié de ces contributions, en raison de conditions de marché exceptionnelles. Pour les deux décennies précédentes, la part revenant à l’État nigérien est réduite à seulement 10,4 % de la valeur totale des exportations de la Somaïr et de la Cominak.
Ces faibles retombées sont une constante pour les pays producteurs d’uranium. Le Niger n’est finalement pas le plus mal loti. Dans une étude publiée en 2011, deux organisations néerlandaises ont proposé une comparaison des législations minières du secteur de l’uranium et de leurs retombées, entre 2005 et 2009, pour quatre pays africains : l’Afrique du Sud, le Malawi, la Namibie et le Niger ; et pour quatre compagnies minières : Rio Tinto, Areva, Paladin et AngloGold Ashanti8. Il en ressort que si les retombées budgétaires de l’exploitation de l’uranium étaient faibles pour le Niger, elles l’étaient plus encore pour d’autres pays africains.
Le Niger apparaissait alors comme le pays à la fiscalité la plus lourde, avec un taux de redevance et un niveau de participation publique au capital plus élevés, et surtout avec la possibilité pour l’État de vendre directement, via la Société du patrimoine des mines du Niger (Sopamin9), une partie significative de la production. Selon le rapport, pour une production comparable, les revenus tirés de la production d’uranium par le Niger sont, sur la période 2005-2009, supérieurs de 24 % à ceux de la Namibie.
Mais nous sommes ici dans une « course vers l’abîme » - pour reprendre une expression de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) - dans la concurrence fiscale et réglementaire à laquelle se livrent les pays en développement désireux d’attirer ou de retenir les investisseurs étrangers, en particulier dans le secteur minier. Le fait d’être « moins perdant » que ses concurrents africains ne fait pas du Niger le « gagnant » d’une relation fondamentalement déséquilibrée, au service des intérêts de l’ancienne puissance coloniale.
L’« uraniumgate », une bien curieuse opération de trading
L’affaire baptisée « Uraniumgate » éclate en février 2017 lorsque l’hebdomadaire nigérien Le Courrier publie des documents portant sur la vente suspecte d’une importante quantité d’uranium pour un montant de 320 millions de dollars (environ 240 millions d’euros). Mais les faits remontent à la fin de 2011.
Cette année-là, les nouvelles autorités nigériennes – le président Mahamadou Issoufou a été élu quelques mois plus tôt – participent à une curieuse opération de trading : Areva UG, une branche d’Areva, vend 5,5 millions de livres d’uranium nigérien pour un montant de 220 millions de dollars (soit 40 dollars la livre) à une société russe, Energo Alyans, qui revend très rapidement le stock pour 302 millions de dollars à une société libanaise, Optima Energy Offshore SAL, qui, à son tour, le revend pour 319,8 millions de dollars (soir 58 dollars la livre)... à la Sopamin, la société publique chargée de gérer les participations de l’État nigérien dans les sociétés minières opérant dans le pays. Mais ce n’est pas fini, puisque aussitôt la Sopamin revend le tout à… Areva UG, pour un montant de 320,65 millions de dollars. Dans cette affaire, tout le monde a gagné de l’argent – y compris la Sopamin, qui a enregistré un bénéfice de 850 000 dollars –, sauf la firme française, qui a perdu plusieurs millions de dollars (101 millions, selon l’hebdomadaire Jeune Afrique10, 18 millions, selon Areva).
Des virements suspects
Areva évoque une « opération classique entre traders ». Mais cette opération comporte de nombreuses curiosités. Le Courrier révèle ainsi qu’elle a été négociée et signée par Hassoumi Massaoudou, alors directeur de cabinet du président Mahamadou Issoufou (et, comme le président, un ancien cadre d’Areva), et non par le directeur de la Sopamin. « Ils avaient juste besoin du nom de la Sopamin », explique celui qui fait alors office de numéro 2 du régime. Massaoudou assure que le bénéfice réalisé par la société nigérienne a été reversé à l’État. Une source nigérienne a indiqué au quotidien français Le Monde que cet argent devait servir à remplir les caisses laissées vides par le régime précédent, et notamment à « bâtir un vrai système de sécurité », alors que la menace djihadiste se faisait de plus en plus pressante11.
Mais quid de l’argent gagné par les intermédiaires, dont certains n’avaient aucune expérience en la matière avant ce « deal » ? La presse nigérienne fait état de virements suspects et évoque de possibles détournements de fonds au profit des dirigeants politiques nigériens. Le nom de Mahamadou Issoufou est notamment cité.
Une information judiciaire visant Areva a été ouverte en France en 2020. Après avoir mené une enquête préliminaire pendant près de cinq ans, le Parquet national financier (PNF) a confié la suite des investigations à un juge d’instruction pour « corruption d’agent public étranger, corruption privée, association de malfaiteurs, abus de biens sociaux, abus de confiance et blanchiment en bande organisée de ces délits ». Une plainte avait également été déposée au Niger en 2016, sans suite.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Afrique XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Les prix du marché de l’uranium naturel sont généralement exprimés en prix « spot » (= prix sur le marché au comptant) ou en prix « contrats de long terme », puisque l’essentiel des achats-ventes d’uranium se fait dans le cadre de contrats de moyen-long terme, qui garantissent à l’acheteur un volume de livraison sur la durée, à prix fixé par avance (même s’il peut être partiellement indexé sur le marché spot). Le prix « spot » est en théorie volatil au jour le jour ; le prix « contrat à terme » est moins volatil, généralement au-dessus du prix « spot » dans les phases de baisse et au-dessous en phase de hausse. Cet article utilise les prix annuels moyens de Euratom Supply Agency (ESA), qui font référence au sein de l’Agence international de l’énergie atomique.
2Depuis 1961, un consortium d’entreprises françaises réunies au sein de la Compagnie des mines d’uranium de Franceville (Comuf) exploite le gisement gabonais de Mounana, dans l’est du pays. La production atteint environ 1 000 tonnes par an à partir du début des années 1970. La mine sera fermée en 1999.
3Il est possible qu’une partie de l’uranium naturel nigérien exporté en direction d’autres pays revienne vers la France à d’autres étapes du cycle du combustible, comme il est probable qu’une partie de l’uranium exporté vers la France pour être enrichi soit ensuite exporté vers des pays tiers.
4Gabrielle Hecht, Uranium africain, une histoire globale, Éditions du Seuil, 2016.
5Siradiou Diallo, « Hamani Diori : une chute surprise et ses mystères », in Dossiers secrets de l’Afrique contemporaine, tome 1, Jeune Afrique-Livres, 1989.
6Les prix de vente de la Somina sont légèrement supérieurs, de 6 à 8 %, à ceux de la Somaïr et de la Cominak, mais pour des volumes peu significatifs (662 tonnes exportées) et sur une très courte période d’activité (2012-2014).
7Les revenus perçus par l’État ne représentent qu’une partie des retombées économiques de l’extraction minière, qui comprennent également les salaires versés aux travailleurs nigériens, les achats et la sous-traitance sur le marché local, etc. On sait cependant que l’industrie minière est plutôt intensive en capital (machine, intrants chimiques, etc.), mais peu en travail, ce qui limite généralement les bénéfices de l’exploitation pour l’économie nationale.
8Albert ten Kate & Joseph Wilde-Ramsing, « Radioactive Revenues. Financial Flows between Uranium Mining Companies and African Governments », SOMO & WISE, 2011.
9La Société du patrimoine des mines du Niger, créée en 2007, gère les participations de l’État nigérien dans les sociétés minières opérant dans le pays.
10Mathieu Olivier, « Areva, le Niger et l’affaire de l’“Uraniumgate” », Jeune Afrique, 28 mars 2017.
11Christophe Châtelot, « Niger : où est passé l’argent de l’“uraniumgate” ? », Le Monde, 7 avril 2017.