Niger-France, une relation radioactive (1/5)

À Arlit, des lendemains qui déchantent

Reportage · Alors que les relations entre Paris et Niamey sont quasiment rompues, l’avenir des mines exploitées par Orano est en suspens. Le géant du nucléaire quittera-t-il le Niger après plus de cinquante années d’une présence contestée ? Afrique XXI consacre un dossier à l’histoire explosive de l’uranium nigérien. Dans ce premier épisode, direction Arlit, une ville à jamais polluée où l’avenir s’écrit en pointillés.

Dans cette image, nous sommes confrontés à un paysage désertique au crépuscule. La lumière du soleil, qui descend à l'horizon, diffuse des teintes chaleureuses d'or et d'orange, illuminant doucement les bâtiments en terre ocre qui bordent la rue. À gauche, un âne se tient paisiblement, ajoutant une touche de vie à la scène. Sur le sol, la poussière et les cailloux témoignent d'une vie quotidienne simple. Des silhouettes d'hommes en vêtements traditionnels se déplacent lentement, discutant ou vaquant à leurs occupations, créant une atmosphère de convivialité et de calme. Les murs des maisons en terre, bien que rudimentaires, dégagent un sentiment de communauté. Dans l'ensemble, cette scène évoque une fin de journée tranquille, où les sons de la nature et les murmures des conversations se mêlent à la douce lumière du crépuscule.
Dans la ville d’Akokan, voisine d’Arlit, la population s’inquiète de l’abandon et du manque de travail une fois que les mines d’uranium auront été fermées.
© Marco Simoncelli

Dans la pénombre d’un bureau aux murs recouverts de plâtre vert, Almoustapha Alhacen, 67 ans, se penche sur des documents. Il porte un tagelmust (turban) blanc et un boubou bleu turquoise qui se distingue dans l’obscurité. Son doigt parcourt un document, tandis que de l’autre main il tient une paire de lunettes à travers laquelle on devine un regard méticuleux et concentré. Il ouvre une mallette en aluminium dans laquelle se trouve un scintillomètre, un instrument qui permet de mesurer les niveaux de radioactivité. Après avoir vérifié les batteries, il prend la mallette, sort et monte dans sa voiture pour s’enfoncer dans les rues d’Arlit, une ville de près de 200 000 habitants située dans le nord du Niger. Ayant reçu un appel signalant des déchets « suspects » sur le marché de la ferraille de la ville, il s’y rend pour vérifier.

Arlit se trouve dans une zone extrêmement aride du Sahara, dans la région d’Agadez. La poussière et les déchets plastiques sont omniprésents, tout comme le va-et-vient chaotique des tuk-tuks, des motos et des camions. À l’exception de quelques petites boutiques, l’économie de la région tourne entièrement autour de l’exploitation minière.

Pouvoir visiter ces lieux est une expérience rare pour les journalistes, à la fois en raison de l’insécurité causée par les groupes djihadistes qui sévissent au Sahel, mais surtout parce que les autorités locales sont réticentes à laisser des reporters se rendre sur ce terrain. Cela a été possible durant une courte période, à la faveur du coup d’État militaire survenu en juillet 2023.

Des montagnes de ferraille polluée

Dans cette plaine désertique, où autrefois ne passaient que le bétail et les caravanes, les établissements permanents ont vu le jour après la découverte d’importants gisements d’uranium et après leur mise en exploitation au tournant des années 1970. C’est ainsi qu’Arlit et sa ville satellite Akokan ont émergé de nulle part. Lorsque les compagnies minières françaises ont établi des colonies pour accueillir les familles des milliers de travailleurs dont elles avaient besoin, leur présence a déclenché la sédentarisation des communautés nomades.

Almoustapha Alhacen raconte qu’il est né à Aouderas, un village situé dans le désert, à 350 km d’ici, et que, alors qu’il était encore un enfant, son père a décidé de s’installer à Arlit. Pendant qu’il raconte son parcours, la voiture serpente à travers les méandres de la ville jusqu’au quartier des mécaniciens et des ferrailleurs. Des porteurs et des bricoleurs poussent des brouettes et chargent des motos de pièces détachées récupérées dans des montagnes de ferraille. Derrière, la fumée noire des déchets brûlés dans les décharges s’élève dans le ciel. Almoustapha est accueilli par un homme qui affirme avoir acheté un chargement de ferraille auprès d’individus sans trop savoir où ils l’avaient récupéré. Il l’a donc appelé par précaution. Almoustapha prépare le scintillomètre et commence à fouiller dans un tas de tuyaux rouillés. « Cette fois, l’instrument n’indique pas de niveaux de radiation dangereux », constate-t-il, soulagé.

Almoustapha Alhacen utilise le scintillomètre pour mesurer la radioactivité de la ferraille, à Arlit.
Almoustapha Alhacen utilise le scintillomètre pour mesurer la radioactivité de la ferraille, à Arlit.
© Marco Simoncelli

Ce Touareg exerce cette activité avec d’autres membres de l’ONG Aghirin’man, qu’il a fondée en 2002 pour protéger les droits de la population et dénoncer l’impact environnemental de l’exploitation de l’uranium dans la région d’Arlit. Au fil des années, des tonnes de ferraille radioactive ont été trouvées sur les marchés, et réutilisées par la communauté. « [Les niveaux enregistrés] dépassent parfois des centaines de fois les niveaux habituels de rayonnement bêta-gamma ou sont contaminés par de l’uranium, du radium 226 ou du plomb 210. Il s’agit de déchets de maintenance provenant des deux mines voisines », explique-t-il.

Nombreuses controverses

Les deux sites miniers autour desquels vit la ville se trouvent à quelques centaines de mètres. La mine de la Société des mines de l’Aïr (Somaïr), active depuis 1971, est un vaste gisement sédimentaire à ciel ouvert, d’une profondeur de 50 à 70 mètres, qui produit 2 000 tonnes d’uranium par an. La Somaïr est détenue à 63,4 % par Orano et à 36,6 % par la Société du patrimoine des mines du Niger (Sopamin). Orano est une entreprise publique française spécialisée dans les combustibles nucléaires, créée en 2018 après le démantèlement de la grande multinationale française Areva, qui gérait le site depuis des décennies.

Le second site, appelé Akouta, est situé à Akokan, à environ 7 km d’Arlit. Là aussi, l’exploitation est entre les mains d’Orano, qui détient 59 % de la Compagnie minière d’Akouta (Cominak), tandis que 31 % sont détenus par la Sopamin et 10 % par la firme espagnole Enusa (Enusa Industrias Avanzadas SA). Ce gisement a produit 75 000 tonnes d’uranium entre le début de son exploitation, en 1978, et sa fermeture, en 2021. Il s’agit d’une mine souterraine de plus de 200 mètres de profondeur qui possède l’un des plus grands réseaux de tunnels au monde, plus de 250 km.

L’exploitation de ces deux sites a été au centre de nombreuses controverses au cours des vingt dernières années en raison de la gestion peu transparente des compagnies minières, souvent dénoncées pour leurs négligences en matière environnementale et sociale1. Ces derniers mois, Orano est encore plus en difficulté en raison de la dégradation des relations entre les militaires au pouvoir et la France. Des militants comme Almoustapha s’inquiètent de ce que l’entreprise pourrait laisser derrière elle si elle venait à être soudainement expulsée.

Une radioactivité omniprésente

En quittant le marché de la ferraille, l’activiste souhaite montrer l’un des « points chauds » qu’il a récemment découvert dans la ville. L’ancien dépôt de la société de transport SNTN, au centre d’Arlit, est constitué de grands entrepôts abandonnés à l’intérieur desquels se trouvent des bus rouillés et des bureaux délabrés. Les habitants, qui l’utilisent comme un raccourci, le traversent sans cesse. Des chèvres et des ânes viennent y paître et des groupes d’enfants y jouent souvent.

Almoustapha dirige le scintillomètre vers certains points du sol. Le bip de l’instrument commence à augmenter, et des niveaux 10 à 20 fois supérieurs à la normale apparaissent sur l’écran. L’activiste explique que le sol du dépôt a été compacté à l’aide de déchets provenant des mines. « Cette zone devrait être réhabilitée, comme beaucoup d’autres dans la ville », souligne-t-il.

Le scintillomètre d'Almoustapha Alhacen mesure des niveaux de radiation 10 à 20 fois supérieurs à la normale dans le sol de l'ancien dépôt de la société de transport SNTN, dans le centre d'Arlit.
Le scintillomètre d’Almoustapha Alhacen mesure des niveaux de radiation 10 à 20 fois supérieurs à la normale dans le sol de l’ancien dépôt de la société de transport SNTN, dans le centre d’Arlit.
© Marco Simoncelli

Au fil des ans, son ONG et d’autres organisations ont découvert de nombreux cas où des déchets radioactifs ont été utilisés dans la construction de bâtiments. Selon Almoustapha, « [ils ont] également constaté cette situation devant l’un des hôpitaux. Il y a des gens qui vivent constamment exposés sans le savoir parce que la radioactivité se trouve à l’intérieur des murs de leur maison ». Les activistes ont régulièrement alerté les autorités et les compagnies minières, qui avaient lancé à contrecœur le « plan compteur » en 2010 afin de sensibiliser les populations, de renforcer la surveillance radiologique de ces matériaux et de cartographier les anomalies dans la ville (avant de démolir les bâtiments pollués et d’en reconstruire de nouveaux).

Selon Orano, les différentes phases du plan concernant Akokan se sont achevées en mars 2024. L’entreprise affirme avoir traité plus de 40 maisons, tandis que les travaux seraient toujours en cours à Arlit. Cependant, selon les activistes et des habitants, il y a encore des dizaines de maisons marquées comme dangereuses, et la cartographie n’est pas terminée. Selon eux, alors qu’Orano affirme avoir contrôlé plus de 5 000 bâtiments, le nombre de ceux identifiés comme radioactifs n’est pas clair, ce qui rend les résultats du programme opaques2.

« Malheureusement, ce n’est que la partie visible de l’iceberg », déplore Almoustapha en conduisant la voiture vers le nord-ouest, en direction des quartiers situés à la périphérie de la ville. L’activiste montre du doigt ce qui ressemble à des collines, à un petit kilomètre environ. « Là-bas, il y a la mine de [la] Somaïr, et ce que vous voyez ce sont des montagnes de roches et de matériaux provenant des excavations. Ce sont des millions de mètres cubes, et ils sont à deux pas de nous. »

« Nous sommes au Sahara, il y a toujours du vent »

Dans les mines d’uranium à ciel ouvert, la dynamite et d’énormes engins de creusement sont utilisés à grande échelle, et les déchets sont généralement entassés sur les côtés du site. Il ne s’agit pas de roches et de poussières ordinaires. Ces débris ne contiennent pas de quantités d’uranium intéressantes pour l’exploitation minière, mais ils émettent tout de même des quantités dangereuses de radioactivité dans l’environnement.

Almoustapha précise que derrière les premières collines, on peut apercevoir d’énormes amas gris avec des veines jaunâtres et blanches : « Ce sont des boues radioactives nocives. Nous sommes au Sahara, il y a toujours du vent, et lors des tempêtes de sable la poussière se répand partout dans l’air, même lorsqu’il n’y a pas de travaux ou de charges explosives. Tout cela se produit depuis des décennies. »

Les boues proviennent du traitement des roches extraites du sous-sol. Diverses étapes de lixiviation chimique permettent d’extraire ce que l’on appelle le « yellow cake », qui est ensuite enrichi et transformé en combustible pour les centrales nucléaires. Avant le coup d’État de juillet 2023, le minerai provenant de ces sites était transporté par voie terrestre jusqu’au port de Cotonou, au Bénin, puis par voie maritime jusqu’au Havre, en France, où il était transformé en combustible nucléaire dans les deux raffineries d’Orano, à Malvesì et à Pierrelatte. Après le putsch, les filiales d’Orano au Niger ont suspendu leurs exportations. « Tout cela va rester pendant des milliers d’années », s’irrite Almoustapha.

« J’ai compris qu’on ne nous disait pas la vérité »

Le vieux militant a été employé pendant des décennies dans les deux mines. En 1978, dès qu’il a été en âge de travailler, il a été embauché par la Cominak, puis par la Somaïr, où il a travaillé jusqu’en 2015. « C’était un travail très dur. J’étais toujours en contact avec de la poussière qui a failli me tuer. » À la fin des années 1990, il est tombé gravement malade de la tuberculose et a été affecté au contrôle des radiations. « C’est à ce moment-là que j’ai compris ce que nous vivions. J’ai compris qu’on ne nous disait pas la vérité. Les travailleurs les plus exposés étaient les premiers à tomber malades et à mourir. »

En 2000, alors qu’il était encore employé, il a commencé à militer dans la mine et à l’extérieur. Dès lors, les pressions se sont multipliées. L’entreprise a tenté de le licencier, et les autorités locales se sont ouvertement opposées à lui. Mais c’est aussi à partir de ce moment que les vérités cachées pendant des années ont commencé à être révélées. Son ONG, Aghirin’man, a impliqué des experts de Sherpa et de Greenpeace, qui ont sollicité la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) pour analyser les échantillons prélevés. Cette organisation évalue les risques liés à la radioactivité et l’impact des activités nucléaires françaises sur la santé et l’environnement.

Au cœur d'Arlit, sur son principal axe routier.
Au cœur d’Arlit, sur son principal axe routier.
© Marco Simoncelli

Pour la Criirad, comme pour Greenpeace, la population d’Arlit est soumise à une contamination radioactive chronique depuis des décennies. Même l’eau consommée dans les localités a été infectée par les mines. En effet, selon les conclusions de la Criirad, les eaux souterraines sont fortement contaminées (avec un indice de radioactivité alpha 10 à 100 fois plus élevé que les valeurs recommandées par l’Organisation mondiale de la santé) par des substances chimiques, dont le radon. Outre la radioactivité, les métaux lourds tels que l’uranium ont un degré de toxicité très élevé, ce qui est extrêmement dangereux, en particulier pour les eaux souterraines. Les chercheurs ont eu accès à des documents internes d’Areva confirmant la présence de niveaux élevés de contamination.

Les « inexactitudes » d’Orano

Cette situation est d’autant plus inquiétante quand on sait que l’extraction de l’uranium nécessite de grandes quantités d’eau. Il faut des centaines de millions de litres chaque année pour séparer l’uranium des autres minéraux. Or cette eau contaminée ne peut plus être potable. L’eau utilisée par les sociétés minières est pompée dans l’aquifère du Tarat. Il s’agit d’un aquifère fossile : la ressource n’est donc pas facilement renouvelable. Il faut des milliers d’années, voire plus, avant qu’il se remplisse à nouveau. Par conséquent, selon les militants et les chercheurs, l’exploitation minière entraîne une diminution des ressources en eau dans une région, le Sahel, où la crise climatique a de graves conséquences en termes de précipitations et de sécheresse.

La société Orano, et Areva avant elle, n’a cessé d’affirmer que tout était aux normes et certifié depuis le début des années 2000. Sur son site Internet, elle vante la sécurité de ses travailleurs, les analyses périodiques de l’air et de la chaîne alimentaire, la présence d’un programme de contrôle des aquifères hydrogéologiques (Aman)… Elle affirme en outre que la consommation d’eau de ses mines a diminué de 35 % en quinze ans. Cependant, toutes ces affirmations sont le résultat d’analyses et d’enquêtes produites ou commanditées par la Somaïr et la Cominak elles-mêmes qui, selon des experts indépendants, présentent des « inexactitudes » et « des coefficients d’évaluation imprécis ».

« Orano fait preuve d’une grande habileté de communication en fournissant des informations sommaires mais suffisantes pour déformer la réalité et faire croire au grand public qu’il n’y a pas de pollution au Niger et que tout est normal, alors que les preuves scientifiques, souvent produites par elle-même, les contredisent », explique Bruno Chareyron, le directeur du laboratoire de la Criirad, qui s’est personnellement occupé du dossier Arlit-Akokan. Pour le scientifique, il y a une « discordance gênante » avec la réalité : « À Arlit et à Akokan, il y a des gens qui vivent dans un environnement radioactif depuis leur enfance et il est inquiétant que tous les impacts n’aient pas été documentés. » La Criirad souhaiterait prélever davantage d’échantillons et effectuer plus d’examens et d’analyses, mais tout cela nécessite des ressources et des autorisations difficiles à obtenir.

L’angoisse du lendemain

Récemment, l’intérêt sur ces enjeux a été ravivé lors de la fermeture officielle de la mine de Cominak, en mars 2021, après quarante-sept ans d’exploitation. La nouvelle a suscité l’angoisse de la société civile. Plus de 1 400 personnes se sont retrouvées sans emploi. Mais ce qui est plus inquiétant encore, c’est l’héritage environnemental que la mine laisse derrière elle. En effet, plus de 20 millions de tonnes de boue radioactive, qui se trouvent aujourd’hui à ciel ouvert à quelques kilomètres des zones habitées, devront être réaménagées et nettoyées.

Orano a fait plusieurs promesses en affirmant qu’elle s’occupera de ses anciens employés et qu’elle réhabilitera la zone en sécurisant les déchets toxiques par des travaux qui dureront plus de douze ans. Leur coût, estimé à 95 milliards de F CFA (près de 145 millions d’euros), a été validé par les autorités nigériennes. Cependant, la société civile reste très sceptique.

D'énormes tas de boues radioactives provenant du processus de lixiviation sont empilés à ciel ouvert à l'intérieur de la mine de Somaïr.
D’énormes tas de boues radioactives provenant du processus de lixiviation sont empilés à ciel ouvert à l’intérieur de la mine de Somaïr.
© Photo fournie par la Criirad

Dans son plan de réhabilitation, Orano déclare vouloir recouvrir les boues d’un sarcophage d’argile de trois mètres d’épaisseur avec un éventuel revêtement en béton. Selon l’entreprise, cette intervention a déjà été utilisée ailleurs et sera suffisante. Mais la Criirad n’est pas du même avis. « Nous les avons mesurées et elles ont une activité bien supérieure à 100 000 becquerels [l’unité de mesure de l’activité d’un radionucléide du système international] et sont classables comme déchets de “faible activité” et à “vie longue” », affirme Bruno Chareyron. Selon lui, les boues « auraient dû être stockées dans des sites confinés dès le départ ».

Pour les activistes et les chercheurs, la couche d’argile ne sera pas suffisante à long terme, et les aquifères inférieurs risquent d’être contaminés davantage. Des représentants de la Cominak ont d’ailleurs suggéré que des infiltrations dans un aquifère se produisent déjà depuis 2006. Dès 2011, la Cominak aurait commencé à pomper de l’eau contaminée par des boues radioactives dans un bassin en surface pour tenter de contenir la contamination. Selon les activistes, l’eau contaminée risque d’atteindre les points de pompage d’eau potable destinés à Arlit, qui se trouvent à une courte distance, comme le montre un rapport de la Cominak rédigé en 2020 et dont la Criirad a pris connaissance en 2023.

Ville fantôme

La ville d’Akokan se trouve à proximité de l’entrée de la mine, dont les galeries seront remplies d’eau et scellées. Construite dans les années 1970, c’est un grand camp destiné à accueillir les cadres et les ouvriers de la Cominak. Les maisons ont toutes la même structure et sont peintes en plâtre cramoisi clair avec des portes bleues. Sur chaque montant de porte, on trouve encore des numéros et des initiales correspondant au grade de l’employé à qui la maison était attribuée, comme « RA, résidence africaine ».

Maintenant que la mine est fermée, Akokan est réduite à une ville fantôme suspendue dans le temps. Sous les arcades, les entrées de ce qui étaient autrefois des ateliers pour les employés sont barrées. Tous les murs des bâtiments sont incrustés et pleins de fissures dues aux vibrations des charges de dynamite. Un paysage dystopique avec des rues désertes, à l’exception de quelques petits groupes de personnes âgées discutant autour d’un thé ou d’un ouvrier en bleu de travail rentrant chez lui.

Aichatou Boubacar Kadri balaie l’entrée de l’un des derniers restaurants. Il y a deux ans, elle a perdu son mari, âgé de 42 ans seulement, un mécanicien de la Cominak qui travaillait dans la mine depuis quinze ans. « Il s’appelait Hachimou et avait toujours travaillé sous terre. Ils l’ont licencié en octobre, juste avant la fermeture, puis l’ont rappelé pour la remise en état, mais il est tombé malade. Fièvre, toux... À l’hôpital, ils n’ont pas pu dire ce qu’il avait. Il est mort en peu de temps et je ne sais pas pourquoi. »

Almoustapha écoute le récit de la femme et explique que de nombreuses personnes sont renvoyées chez elles avec des évaluations médicales « discordantes et superficielles ». Certaines meurent sans avoir été diagnostiquées, faute de moyens. Il n’y a actuellement que deux hôpitaux à la disposition de la population dans la région, celui de la Somaïr et celui de la Cominak.

Zéro mort, zéro malade, selon Orano

En 2009, le Criirad et Greenpeace ont eu accès à une étude réalisée en 2000 par la Cominak elle-même, qui indiquait un taux de mortalité liée à des infections respiratoires dans la ville d’Arlit deux fois supérieur à la moyenne nationale (16,19 %, contre 8,54 %). Cependant, Orano (et auparavant Areva) continue de revendiquer (y compris par le biais d’études commandées) qu’il n’y a pas de maladies liées au travail parmi ses employés et qu’il n’y a pas d’anomalies statistiques en matière de mortalité. Selon Bruno Chareyron, « ces affirmations sont absurdes, car l’incidence de ces maladies sur les sites miniers est avérée partout dans le monde. Compte tenu des conditions de travail qui ont prévalu pendant des décennies dans ces deux mines, il est absolument impossible qu’il n’y ait pas eu de cas ».

Au milieu des habitations délabrées d’Akokan, Aichatou indique la maison où vit un ancien travailleur de la Cominak aujourd’hui gravement malade. La porte est ouverte par Bibata. Cette femme d’une cinquantaine d’années assiste son mari, Issaka Alzouma, qui a travaillé dans la mine pendant trente-huit ans. L’homme, de forte corpulence, n’est pas lucide, il a du mal à se lever du lit et est soutenu par l’un de ses fils. Bibata explique qu’il a des douleurs aux jambes et des difficultés respiratoires, et qu’il souffre probablement de la maladie d’Alzheimer.

Issaka Alzouma, qui a travaillé pour la Cominak pendant plus de trente-huit ans, se regarde dans le miroir de sa maison d'Akokan. Il souffre de plusieurs maux, dont probablement la maladie d'Alzheimer.
Issaka Alzouma, qui a travaillé pour la Cominak pendant plus de trente-huit ans, se regarde dans le miroir de sa maison d’Akokan. Il souffre de plusieurs maux, dont probablement la maladie d’Alzheimer.
© Marco Simoncelli

« Avant, nous vivions bien. Aujourd’hui, la situation est très difficile parce que nous recevons sa pension tous les trimestres et que nos enfants n’ont pas de travail, explique la femme qui dit ne pas avoir les moyens de payer un traitement médical. Avant, quand il travaillait, il était couvert par l’entreprise, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. »

Orano affirme que les habitants d’Arlit et d’Akokan « bénéficient de soins médicaux gratuits » dans ses deux hôpitaux, mais plusieurs témoignages recueillis sur place racontent une réalité bien différente. L’hôpital de la Cominak, à Akokan, n’est plus gratuit pour les personnes âgées de plus de 5 ans depuis 2022, et il manque d’équipements médicaux adéquats. Quant à celui de la Somaïr, il n’est pas possible d’y pénétrer sans s’acquitter d’un droit d’entrée (1 500 F CFA), et toute analyse ou tout médicament non disponible dans l’établissement doit être payé.

Orano promet un suivi médical gratuit aux anciens travailleurs des mines, mais celui-ci n’est pas appliqué à tous et n’est effectué qu’une fois tous les deux ans, ce qui n’est pas suffisant pour les anciens mineurs, estime Almoustapha. Il y a aussi des milliers de travailleurs des entreprises sous-traitantes qui, selon lui, « n’ont droit à rien, alors qu’ils ont travaillé dans les mêmes conditions d’exposition radioactive que les employés directs ».

« Ils nous ont abandonnés »

« Personne ne nous aide depuis des années. Il n’y a plus rien ici à Akokan, que de la misère. Ils nous ont abandonnés », se plaint Boukari Mahaman, qui s’est entre-temps présenté à l’entrée pour rendre visite à son ami Issaka. Lui aussi a été un ouvrier de la Cominak. Âgé de 62 ans, il nous propose de le suivre chez lui pour nous montrer des documents et des contrats de travail qu’il a conservés.

« J’ai commencé à travailler dans les années 1980. J’étais un mineur polyvalent, je travaillais sur toutes les machines », dit-il avec fierté. Il raconte qu’à l’époque, les travailleurs n’avaient d’autre protection qu’une combinaison et des bottes. « Ils ont commencé à nous fournir quelque chose [des masques notamment] à la fin des années 1990, lorsqu’ils avaient besoin d’être certifiés pour dire que tout était en ordre. Lorsqu’ils sont venus faire des contrôles, ceux qui savaient et qui n’avaient pas peur de parler, comme moi, ont été écartés et réduits au silence. »

À l'intérieur de sa maison, à Akokan, Boukari Mahaman, un ancien travailleur de la Cominak, montre à l'un de ses fils la photo d'une grande machine minière semblable à celles qu'il utilisait lorsqu'il travaillait dans les mines d'uranium.
À l’intérieur de sa maison, à Akokan, Boukari Mahaman, un ancien travailleur de la Cominak, montre à l’un de ses fils la photo d’une grande machine minière semblable à celles qu’il utilisait lorsqu’il travaillait dans les mines d’uranium.
© Marco Simoncelli

Le vieil homme a aujourd’hui des problèmes de vue et de respiration et n’a pas les moyens d’effectuer des contrôles médicaux alors qu’il a plusieurs petits-enfants et des enfants à charge, dont une jeune fille handicapée souffrant d’une grave malformation qu’il a tout de même réussi à envoyer à l’école. « C’est ce que font les radiations. Il y a beaucoup de personnes handicapées dans la ville qui sont nées ainsi. Certaines sont mortes, d’autres sont vivantes, cela fait partie de la vie quotidienne, explique Boukari, qui consacre plusieurs heures par jour à l’enseignement de ses enfants et petits-enfants à la maison, où il a installé un tableau noir. Si vous n’avez pas étudié, vous ne pouvez pas vous défendre et avoir un avenir. Ils doivent avoir un minimum d’éducation s’ils veulent réussir le concours et entrer un jour dans la mine. » Malgré les risques et les conséquences, Boukari espère qu’ils travailleront eux aussi dans cette industrie…

Un mirage encore bien réel

Plus d’un demi-siècle d’exploitation minière « a bouleversé la vie des communautés touarègues nomades qui ont en partie abandonné leurs coutumes pour devenir mineurs et ont également dû accepter l’arrivée d’autres communautés telles que les Hausas, qui ont été invités à venir du Sud pour commencer l’industrialisation. Cela a également créé du ressentiment et de l’instabilité, comme l’ont montré les soulèvements touaregs des années 1990 », explique le chercheur Emmanuel Grégoire, qui a travaillé sur l’exploitation de l’uranium au Niger à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), en France.

Après avoir cru que « le métal du futur », comme le présentaient les Français à la fin des années 1960, allait changer leur vie, il n’y a aujourd’hui dans la région d’Agadez aucun développement diversifié qui permette d’entrevoir d’autres perspectives. « L’idée que le travail dans l’uranium apporte une stabilité économique, malgré de graves problèmes de santé, est très ancrée dans la communauté, car les premières générations qui ont commencé à travailler dans l’uranium gagnaient bien leur vie », explique Emmanuel Grégoire. Mais cela n’a pas permis de perspectives à long terme, car « les retombées économiques ont été très volatiles en raison de l’effondrement du prix de l’uranium à différents stades de l’histoire » (lire l’article : « Un accaparement longue durée »).

Le Niger est l’un des pays les moins développés au monde (189e sur 193 au classement de l’Indice de développement humain calculé par le Programme des Nations unies pour le développement). Les très faibles niveaux d’accès à l’électricité (19 %, selon la Banque mondiale), à l’éducation et à la santé, et les effets de la crise climatique le rendent vulnérable. Pourtant, ce pays est l’un des plus importants producteurs d’uranium au monde (7e rang mondial), et le deuxième fournisseur de l’Union européenne (25 % en 2022). Malgré la hausse du prix du « yellow cake » ces dernières années (plus de 100 dollars la livre en janvier 2024), Orano a, en 2022, déclaré n’avoir versé qu’un total de 9,6 milliards de F CFA (environ 14,7 millions d’euros) à l’État nigérien.

Le début de la fin ?

Les événements de l’année dernière pourraient toutefois avoir définitivement brisé cette forme de relation. La junte militaire au pouvoir, le Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP), dirigée par le général Abdourahamane Tiani, a fait de la révision des relations avec l’ancienne puissance coloniale l’un de ses principaux mantras. L’ambassadeur de France a quitté le pays fin 2023, et avec lui les militaires déployés dans le cadre de l’opération Barkhane. Le 20 juin 2024, le gouvernement nigérien a annoncé dans un communiqué qu’il retirait à Orano le permis d’exploitation du gisement d’uranium d’Imouraren (situé à 80 km au sud d’Arlit), considéré comme l’un des plus importants au monde - ses réserves sont estimées à plus de 200 000 tonnes - et sur lequel une convention avait été renouvelée en 2023 pour un début d’exploitation en 2028. Dans les bureaux du « Prisme », le siège d’Orano, à Châtillon (sud-ouest de Paris), on n’a pu que prendre acte de la décision de Niamey, même si l’entreprise se réserve « le droit de contester la décision de révocation devant les instances judiciaires nationales ou internationales compétentes ».

De nombreux analystes estimaient ce scénario improbable. Néanmoins, les nouvelles autorités nigériennes ont opté pour la ligne dure. Le pouvoir actuel est convaincu que le récent démarrage de l’exploitation pétrolière dans la région d’Agadem (dans l’est du pays) compensera les éventuelles pertes liées à cette décision.

Almoustapha Alhacen estime que la renégociation des contrats d’exploitation est nécessaire, mais il ne pense pas que « trouver un remplaçant améliorera automatiquement les choses », et il ne cache pas son inquiétude pour l’avenir : « Si Orano fermait, ce ne serait pas forcément un avantage pour nous car nous y travaillons depuis longtemps maintenant. Les affaires s’arrêteraient, et Orano pourrait aussi s’en aller sans assumer la responsabilité des dégâts causés, même s’ils sont aujourd’hui irréparables. »

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1Lire notamment les rapports de Greenpeace, Oxfam, l’Observatoire des multinationales, Sherpa ou encore de la Criirad.

2Sur son site Internet, Orano se contente d’indiquer que «  5 600 bâtiments ont été contrôlés  ». Almoustapha Alhacen affirme que cela n’est pas suffisant, car même si des bâtiments ou des lieux contaminés sont identifiés, beaucoup restent en l’état.