En France, le procès hors norme (et hors-sol) de « Kunti K »

En vertu du principe de la compétence universelle, la justice française vient de condamner à la prison à vie Kunti Kamara, un criminel de guerre libérien. Durant près d’un mois à Paris, des témoins venus de Foya ont raconté les horreurs de la première guerre civile libérienne, provoquant effroi et sidération dans la salle d’audience. Chronique d’un procès extraordinaire.

« Je suis un soldat, je suis innocent » : Kunti Kamara n’a cessé de nier sa responsabilité durant son procès (ici, dessiné dans le box des accusés de la cour d’assises de Paris, le 11 octobre 2022).
© Civitas Maxima / JP Kalonji

Le procès de Kunti Kamara, ancien « commandant officer » (« CO ») du Mouvement de libération uni pour la démocratie au Liberia (Ulimo), actif lors de la première guerre civile du Liberia (1989-1997), s’est clos le 2 novembre 2022 devant la cour d’assises de Paris après vingt jours d’audience. Kunti Kamara a été condamné à la prison à perpétuité pour « complicité de crimes contre l’humanité et commission d’actes de torture et de barbarie simples et aggravés ». Ce procès était le deuxième en lien avec la première guerre civile libérienne, après celui d’un autre seigneur de guerre de l’Ulimo, Alieu Kosiah, condamné à vingt ans de prison en 2021 en Suisse.

L’arrestation de « Kunti K » en France, le 23 juillet 2018, est le fruit d’une plainte déposée par l’ONG suisse Civitas Maxima, qui défend les victimes de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité – c’est cette même organisation qui a été à l’origine des poursuites contre Alieu Kosiah. Son procès a été rendu possible en vertu du principe de la compétence universelle, qui permet à un État de poursuivre et de juger des auteurs de crimes graves, même s’ils ont été commis hors du territoire national, par une ou des personne(s) étrangère(s), et à l’encontre d’une ou de plusieurs victime(s) étrangère(s). En France, les procès de Rwandais ayant participé au génocide des Tutsis de 1994 reposent sur ce même principe1.

D’abord repéré aux Pays-Bas, où il a vécu douze ans après y avoir obtenu l’asile (en cachant son passé), Kunti Kamara a été pisté en Belgique, puis en France, où il s’est installé en 2016. Selon les représentants de Civitas Maxima, Kunti Kamara sentait l’étau se resserrer et prévoyait de rentrer au Liberia avant d’être arrêté. Les éléments retrouvés dans l’appartement d’un de ses amis, guinéen, à Bobigny, en région parisienne, où il a été appréhendé par l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine (OCLCH), semblent confirmer cette hypothèse. « Le suspect allait fuir par la fenêtre quand nous l’avons arrêté, a expliqué à la barre l’adjudant Romuald Peruggia. Nous avons retrouvé un document faisant office d’identité, délivré par l’ambassade de Guinée en France, sous un faux nom. Il devait prendre un bus le lendemain pour rejoindre le Portugal. »

Dans le box des accusés, surveillé de près par un gendarme, Kunti Kamara est quelque peu hagard lorsque débute son procès, le 10 octobre. Il est vêtu d’une grosse doudoune noire et d’un pantalon de survêtement gris. Depuis la salle d’audience, on ne distingue guère que son crâne chauve et une fine barbichette grisonnante taillée en pointe. Cet homme petit et maigre n’a jamais élevé la voix durant son procès.

Avec d’autres, dont Ugly Boy, mais aussi Alieu Kosiah ou encore un certain « Deku », Kunti Kamara a régné en maître de juillet 1993 à la fin de 1994 dans la petite ville de Foya, située dans le nord-ouest du pays, non loin des frontières guinéenne et sierra-léonaise. Lui et ses soudards y ont commis les pires atrocités, allant de la torture au meurtre de civils, en passant par le viol et le cannibalisme. Tout au long du procès, face aux vingt-sept témoins et experts et aux dix parties civiles, il a clamé son innocence, non sans avoir admis dès le début avoir été un membre de l’Ulimo. « Je suis un soldat, je suis innocent », a-t-il répété le 2 novembre avant l’énoncé du verdict.

12 octobre 2022. Les jurés français et le Liberia

Le film date de 1996. Liberia, du réalisateur Christophe Naigeon, est diffusé ce 12 octobre sur les deux écrans de la petite salle Vedel, section 5 de la cour d’assises de Paris. Cinquante minutes pour tenter de comprendre comment ce pays d’Afrique de l’Ouest a pu basculer à ce point dans l’horreur : de 1989 à 2003, deux guerres civiles ont fait au moins 250 000 morts, souvent dans des conditions atroces.

Autoproclamée première nation africaine indépendante (1847), le Liberia reste aujourd’hui méconnu du grand public en France. Et les jurés de ce procès historique n’ont que quelques jours pour combler cette lacune. Colonisé par des esclaves américains affranchis à partir de 1822, ce pays s’est construit dans la violence. Les « Kongos », composés des descendants des Africains-Américains, ont régné en maîtres et ont mis en situation de quasi-esclavage les peuples autochtones, constitués de seize groupes communautaires. Durant ce procès, il sera principalement question des Mandingues (l’ethnie de Kunti Kamara et l’un des groupes qui a formé l’Ulimo avec les Krahns) et des Kissis (celle de la plupart des victimes et des témoins). « Cette terre promise de liberté est devenue une colonie brutale où les Noirs américains ont instauré le seul système qu’ils connaissaient : le maître ou l’esclave. Ils n’étaient plus esclaves, les autochtones africains sont devenus les esclaves », commente Christophe Naigeon dans son documentaire.

La plupart des six jurés, piochés au hasard dans les listes électorales françaises, n’ont probablement jamais entendu parler de l’Ulimo ou du National Patriotic Front of Liberia (NPLF) de Prince Johnson et de Charles Taylor. L’ancien président du Liberia a été condamné à cinquante ans de prison en 2012 pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité par la Cour pénale internationale (CPI) pour son implication dans la guerre civile en Sierra Leone - mais jamais pour des faits au Liberia. Peut-être certains d’entre eux vont-ils faire le lien avec le film d’Andrew Niccol, Lord of War, sorti en 2005 : Nicolas Cage y interprète un trafiquant d’armes d’origine ukrainienne inspiré de la vie de Viktor Bout.

Le portrait de Charles Taylor, ancien président du Liberia, peint sur un mur (lieu inconnu).
cc flickr.com

Les images de Prince Johnson et de ses hommes en train de torturer le président déchu Samuel Doe, en 1990, finissent de pétrifier une salle d’audience silencieuse durant la projection du documentaire. Aujourd’hui richissime député, Johnson n’a jamais été poursuivi. En 2010, une Commission vérité et réconciliation, mise en place au Liberia en 2005 afin d’identifier les auteurs et les victimes de crimes commis durant cette sale guerre, avait émis des recommandations visant à poursuivre les dizaines d’anciens seigneurs de guerre. Mais elles n’ont jamais été appliquées par les gouvernements successifs. « Ce procès est un signal fort contre l’impunité, confie à Afrique XXI Massa Washington, une journaliste et activiste libérienne qui fut membre de cette commission. Tant que ces criminels de guerre ne seront pas jugés, le pays ne pourra pas se reconstruire. »

13 octobre 2022. Une enquête de terrain sans preuve matérielle

En 2019, une mission de l’OCLCH est envoyée à Foya pour enquêter sur les exactions attribuées à Kunti Kamara. Le chef de cette section spécialisée de la gendarmerie française, le général Jean-Philippe Reiland, explique à la barre que les « scènes de crime sont difficilement accessibles » et forcément « modifiées » presque trente ans après les faits.

L’enquête a dû relever plusieurs défis, dont l’identification des victimes et des témoins. « Nous commençons par recueillir la parole, puis nous faisons une mise en situation sur le terrain » afin de vérifier la cohérence des propos, détaille l’officier. À titre d’exemple, les distances entre le témoin oculaire et le lieu où se serait déroulée une exaction sont vérifiées. Ni trace ADN, ni bornage ou relevé téléphonique, ni photo de l’accusé sur les lieux des crimes… L’enquête ne repose que sur les auditions de témoins dont les souvenirs sont altérés par le temps et les traumatismes vécus. « Une enquête particulièrement malmenée », selon la défense, qui remettra souvent en doute les interrogatoires.

Analphabétisme, problèmes de traduction (beaucoup de témoins parlent le « kolokwa », ou « kreyol », un mélange d’anglais et de langues locales), absence de documents d’identité (de nombreux Libériens, particulièrement dans les campagnes, n’en possèdent pas) et bien d’autres particularités libériennes ont mis en difficulté les enquêteurs locaux mobilisés pour exécuter la commission rogatoire émise par la France. L’un d’eux, Patrick Massaly, commissaire adjoint à Monrovia, explique avoir souvent dû écrire les noms et les prénoms de manière phonétique.

« Nous avons d’abord identifié et localisé les victimes grâce à des personnes qui les connaissaient, précise-t-il lors d’une visioconférence organisée entre Monrovia et Paris. Puis nous avons corroboré les dires de ces personnes avec d’autres témoins. Certains d’entre eux affirment que les crimes ont été commis sous la supervision de Kunti Kamara ou directement par lui. » La question de la reconnaissance sur photo se pose assez vite. L’accusé a vieilli, il ne porte plus son treillis militaire, ni les perruques dont il se servait pour ne pas être reconnu. Certains témoins n’ont pas su l’identifier. D’autres l’ont simplement décrit tel qu’il était à l’époque : petit, jambes arquées, colérique...

14 octobre 2022. « Je l’appelais “papa”, il m’appelait “maman” »

Mary N. est venue de Foya jusqu’à Paris pour témoigner. Coiffée d’un foulard africain aux tons rouge et bleu assorti à son boubou, gilet de laine sur les épaules, cette femme de 57 ans raconte les derniers moments passés avec son mari, David N. Leur union est un mariage « d’amour », explique-t-elle au juge. « Quand je lui disais “je suis vieille”, il me répondait que ce n’était pas possible. Je l’appelais “papa”, il m’appelait “maman”. » Elle situe les événements au moment de l’arrivée de l’Ulimo dans la ville, en juillet 1993. « Lorsqu’on a entendu des tirs, mon mari, nos enfants et moi sommes partis nous cacher en brousse. » Elle explique en kolokwa que David, quelqu’un de « cultivé », qui « parlait bien anglais » et qui « s’occupait bien de ses enfants », ne sortait de la brousse que pour aller chercher de la nourriture.

Un jour, dit-elle, « il n’est pas revenu, j’ai décidé d’aller le chercher ». Une fois arrivée devant leur maison, des voisins lui expliquent que son mari a été arrêté par des éléments de l’Ulimo parce qu’il avait servi d’interprète à une ONG venue constater le pillage d’une église et d’un hôpital. David aurait indiqué que l’Ulimo était responsable de ces pillages. « Je suis retournée dans la brousse m’occuper des enfants. Puis je suis partie de nouveau au village. Là, on m’a dit qu’ils avaient attaché ses mains dans le dos, qu’ils l’avaient massacré puis mangé… J’ai pleuré », ajoute-t-elle en réprimant des sanglots face au juge et aux jurés sidérés.

Il faudra un autre témoin pour en savoir plus sur le sort qui a été réservé à David. Selon Jasper T.C., qui a assisté à la mise à mort de ce père de six enfants qu’il connaissait depuis l’enfance, des éléments de l’Ulimo, dont Kunti Kamara, l’auraient frappé toute la journée avant de l’emmener, au soir, sur la petite piste d’atterrissage visible depuis le village. « Je ne pensais pas qu’un homme pouvait faire ça à un autre homme », explique-t-il à la barre. Selon lui, David, qui enseignait dans une église évangélique de Foya, avait les bras entravés dans le dos à la manière du « tabé » (technique qui consiste à faire ressortir le torse) quand sa poitrine a finalement été ouverte à coup de hache. Ugly Boy aurait alors arraché son cœur et l’aurait disposé dans un plat en métal. « Ils avaient retardé le couvre-feu pour que le maximum de personnes puissent assister à la scène », dit-il, avant de fondre en larmes et de confier que cette image le hante encore. Ugly Boy aurait ensuite découpé le cœur avant de le manger. Selon lui, « Kunti K » était présent. Mary n’a jamais revu le corps de son époux. Tout juste sait-elle où il a été enterré, près de la maison d’Ugly Boy.

17 octobre 2022. « C’est important qu’il fasse la différence entre ce qu’il a vu et ce qu’il a entendu »

Les difficultés rencontrées lors de l’enquête de terrain se font jour à chaque audience. Ce 17 octobre, le témoin Saah K. va donner l’occasion aux deux avocats de Kunti Kamara de pointer du doigt certaines incohérences dans le dossier. Saah K. est interrogé sur la mort de David N. Après avoir raconté l’assassinat de deux autres hommes, « ébouillantés » puis « découpés », il rapporte une altercation entre Kunti et Ugly Boy à laquelle il aurait assisté. Kunti K aurait fini par avoir le dessus.

« Kunti était le leader, on entendait parler de lui comme quelqu’un de dangereux, raconte-t-il. La seule chose dont je me souviens est qu’il était mince et noir, mais je ne me souviens pas de son visage. » Plus loin au cours de l’interrogatoire, quand on lui demande quelques détails sur cette altercation, il avoue en avoir « entendu parler » et affirme ne jamais avoir vu de ses propres yeux Kunti Kamara… « Comment pouvez-vous affirmer qu’il était le chef, si vous ne l’avez jamais vu ? » demande l’avocate de l’accusée, Maryline Secci. « Tout le monde savait », répond Saah K. « Ok, mais vous ne l’avez jamais vu ? » reprend l’avocate. « Non. »

L’agriculteur explique également avoir assisté à l’interrogatoire de David N. par des éléments de l’Ulimo, dont Ugly Boy. Lors de son audition au Liberia, le 9 janvier 2020, Saah K. avait indiqué avoir ensuite vu le corps de la victime, « la poitrine ouverte et sans le cœur ». Le président lui demande s’il confirme ses déclarations. « Je n’ai pas vu le corps, j’étais ailleurs, admet-il, je l’ai vu se faire attacher les mains dans le dos avec du fil de fer. » Le président insiste : « Il est important que vous fassiez la différence entre ce que vous avez vu et ce que vous avez entendu. »

« Quel âge aviez-vous ? » poursuit le magistrat. « J’avais 33 ans. » Mais lorsqu’il a décliné son identité à la barre, Saah K. a indiqué être né en 1973. Il aurait donc eu plutôt 20 ans au moment des faits, en 1993, et non 33 ans, fait remarquer la défense. Malaise dans la salle. « Des fois, le rapport au temps est compliqué pour eux... », tente de défendre l’avocate des victimes, Sabrina Delattre.

19 octobre 2022. « Nous travaillions sous la terreur »

Jasper T.C. a déjà été entendu au sixième jour du procès comme témoin de la scène du massacre de David N. Cette fois, il vient raconter les « marches forcées » auxquelles il a participé. Elles étaient organisées par l’Ulimo pour transporter, notamment, du matériel pillé : pièces de la centrale électrique – toujours pas remplacée à ce jour, privant ainsi Foya d’électricité -, d’un moulin, d’une fabrique d’huile… Il dit avoir vu Kunti Kamara sur les lieux de la centrale et lors de la marche.

Lorsque la centrale électrique a été en partie démontée, « entre 50 et 100 personnes », jeunes et vieux, ont été mobilisées par les soldats de l’Ulimo. Ils ont dû porter jusqu’à 70 kilos pendant six à sept heures sur des chemins alors difficilement praticables à cause des pluies. « Certains ont été mis à mort parce qu’ils n’y arrivaient pas, poursuit cet enseignant à la retraite visiblement troublé. J’ai vu des coups de crosse, j’ai vu des cadavres. […] Nous travaillions sous la terreur. Chaque fois que j’y repense, cela m’affecte. » La marchandise était destinée à un commerçant basé en Guinée, de l’autre côté du fleuve Moa. Puis les soldats revenaient avec de la nourriture, de l’essence, des munitions, des vêtements… « Les femmes, détenues comme des esclaves sexuelles, étaient aussi emmenées pour vendre le fruit des pillages sur le marché », précise Jasper T.C.

Son compatriote Tamba F. raconte les mêmes marches forcées. Lui a dû transporter des sacs de café jusqu’à la frontière guinéenne « plusieurs fois ». « On se cachait, mais ils nous cherchaient... » Connaissait-il Kunti Kamara ? « Je l’ai vu pendant la guerre », commence-t-il à expliquer au juge avant de détailler l’exécution de son frère. « J’ai vu Kunti Kamara avec trois autres soldats emmener mon frère. Puis j’ai reconnu sa tête entre les mains de ces soldats. »

21 octobre 2022. « Si vous ne connaissez pas le contexte, vous ne savez pas de quoi vous parlez »

C’est l’un des témoins les plus attendus. Non pour ce qu’il pourrait révéler des atrocités commises par Kunti Kamara, mais parce que ce procès n’aurait pas pu avoir lieu sans lui. Pourtant, Alieu Kosiah a été convoqué par la défense. Né en 1975, arrêté en 2014 en Suisse où il était résident permanent, condamné en 2021 à vingt ans de prison (décision dont il a fait appel), il a été l’un des commandants de l’Ulimo durant la première guerre civile du Liberia. Massacre de civils, viols, enrôlement d’un enfant-soldat, cannibalisme… Les actes qui lui sont reprochés se sont déroulés dans la même région que ceux attribués à Kunti Kamara. Certains témoins au procès de « Kunti K », comme Jasper T.C., ont également été entendus lors du procès de Kosiah. Afin de prouver qu’il n’était pas présent à Foya durant ces exactions, il avait demandé à faire venir en Suisse Kunti Kamara. C’est ainsi que ce dernier a été retrouvé.

« Si je n’avais pas prononcé le nom de Kunti, il n’aurait jamais été arrêté », dit-il d’emblée. Pour lui, ces procès sont le fait de manipulations de témoins orchestrées par Civitas Maxima et par son président, l’avocat Alain Werner. « Vous n’êtes pas accusé pour ce que vous avez fait, mais en fonction d’où vous étiez au moment de ces faits, fait-il valoir. La guerre a été très difficile, il faut comprendre le contexte, ce qui n’excuse pas les crimes commis, mais vous devriez être jugé pour ce que vous avez fait et non à cause du lieu où vous vous trouviez. »

Pour expliquer son rang élevé dans la hiérarchie de l’Ulimo (il en était l’un des commandants et donc le supérieur de « Kunti K ») à l’époque des faits, il remonte jusqu’à la fondation du groupe armé, à laquelle il dit avoir participé avant d’avoir fêté ses 15 ans, après le massacre de ses parents. « Ou bien vous donnez les ordres, ou bien vous les exécutez, ce n’est pas pareil… » Le président finit par l’interrompre pour recentrer le débat sur l’accusé du jour. « Mais si vous ne connaissez pas tout ça, vous ne savez pas de quoi vous parlez ! » rétorque Alieu Kosiah en anglais. La salle se fige face à la combativité de ce personnage au gabarit imposant. Il ajoute que lui et Kunti Kamara sont des Mandingues, alors que tous les témoins sont des Kissis, et qu’il faut aussi prendre ça « en considération ».

L’enjeu de son témoignage est de savoir si les deux hommes ont été à Foya à la même période et s’ils se connaissaient. Alieu Kosiah assure qu’il n’a été de passage à Foya que « trois fois ». Après plusieurs heures d’interrogatoire et une suspension de séance, il finit par admettre que Kunti Kamara était bien « basé à Foya », sans être capable de dire combien de temps. Dans la salle, son avocat suisse n’en perd pas une miette. « Mon client est quelqu’un qui ne ment jamais. »

24 octobre 2022. « Ils ont tué le fils de ma tante et mangé son cœur »

La première fois qu’il a croisé la route de Kunti Kamara, Lee S.M. était un étudiant venu se réfugier chez sa tante. À Foya, a-t-il expliqué, la nourriture manquait moins que là où il avait été déplacé avec sa mère, à Kolahun. Comme tous les nouveaux arrivants, il devait aller se présenter à « CO Kunti ». Mais lui et six autres jeunes ont été accusés d’être des rebelles au service du NPFL de Charles Taylor. Les soldats sont venus les chercher, les ont attachés selon la méthode du « tabé ». Face à ses protestations, Lee S.M. a été traîné par les pieds sur plus d’une centaine de mètres. « Alors qu’ils me traînaient, j’ai commencé à saigner, ma peau partait », témoigne-t-il en montrant aux jurés sa cicatrice dans le dos. Puis un soldat a pris une pierre et « fracassé » le crâne d’un des jeunes. Parmi ses bourreaux, il est formel : Alieu Kosiah donnait des ordres à Kunti Kamara, qui, à son tour, les faisaient appliquer par ses soudards.

Quatre mois plus tard, Lee S.M. rejoint l’Ulimo pour sauver sa vie et celle de sa fiancée. Après une formation militaire de trois mois, il est renvoyé à Foya pour escorter des marches forcées. « Les civils essayaient de pousser un camion [sans moteur]. Un monsieur a dit qu’il était fatigué et [un garde du corps] a tiré sur le monsieur », poursuit-il à la barre, affirmant qu’Alieu Kosiah faisait partie des soldats présents. Le jeune homme qu’était Lee S.M. à l’époque assiste également au « Black Friday », une journée au cours de laquelle Ugly Boy et un autre soudard dont le nom revient souvent, Mamy Wata, ont tué de nombreux civils avant de les découper et de transporter les morceaux de leurs corps dans une brouette en obligeant les habitants à en acheter. Très ému, l’ancien Ulimo explique que chaque fois qu’il pense à ce jour, il pleure « car ils ont tué le fils de [sa] tante et mangé son cœur ».

31 octobre 2022. « Tout ce qu’il dit est considéré comme suspect »

La défense n’a pas été muette pendant le procès. Kunti Kamara lui-même a eu l’occasion de s’exprimer régulièrement, s’obstinant à nier et à dire à quel point il était « choqué ». Mais rien d’intime, ou presque, n’a filtré sur ce personnage, dont on connaît très peu d’éléments biographiques. Durant sa plaidoirie, ce 31 octobre, Maryline Secci concentre tous ses arguments sur les controverses procédurales qu’elle a évoquées pendant près d’un mois, mais ne dit rien de l’enfance traumatisée du soldat Kamara : le massacre de ses parents par les troupes de Charles Taylor, la mendicité en Guinée, la prostitution de sa sœur pour les faire vivre tous les deux... Une victime qui a fini par devenir bourreau après s’être engagé dans les rangs de l’Ulimo pour « défendre les Mandingues contre les NPFL », comme il l’a souvent répété.

Me Secci pose une première question : la justice française, les jurés français, ont-ils les capacités de juger des faits qui ont trente ans et qui se sont déroulés dans un pays dont ils ne connaissent rien, ou presque ? « Le but de cette compétence universelle semble très louable, estime l’avocate, mais à mon sens il y a un décalage culturel. On a tenté de combler ce fossé à coups de reportages, de témoins de contexte, mais la réalité est là : aucun de nous ne sait comment fonctionne la première guerre civile libérienne. » Elle dénonce « une vision partielle ou biaisée », notamment à cause du manque de moyens de la défense.

Pendant vingt jours, aucun témoin n’est venu défendre Kunti Kamara, hormis Alieu Kosiah. Les deux avocats de la défense ont fait face à deux procureures du Ministère public, un avocat de l’accusation et trois juges. « Quand [Kunti Kamara] répondait, on ne voulait pas qu’il s’explique, poursuit-elle, on voulait juste qu’il avoue. Un témoin qui n’est pas capable de donner des dates, des faits précis, on dit que c’est la faute au temps, à l’émotion, mais monsieur Kamara, tout ce qu’il dit est considéré comme suspect. »

Durant les débats, le manque de preuves matérielles a été constamment reproché : « Pas de date de naissance, pas de corps, pas de papiers, égrène l’avocate. On ne peut pas vous reprocher un crime sans preuve, ni un meurtre sans corps. » Entre les précédentes déclarations, au Liberia pour les besoins de l’instruction ou lors du procès d’Alieu Kosiah en Suisse, et celles faites à la barre de la cour d’assises de Paris, les contradictions, même légères, ont été nombreuses, souvent justifiées par le traumatisme, l’ancienneté des faits ou encore l’absence d’état civil. Maryline Secci estime par ailleurs que le besoin de justice des victimes les a incitées à accabler Kunti Kamara : « S’ils ne disaient pas que c’était lui, plus personne ne se serait intéressé à leurs souffrances, ce n’est pas un complot mais un énorme besoin de justice par des personnes abandonnées par leur pays. »

Elle pose la question : un homme peut-il être condamné pour un crime contre l’humanité sur la foi d’un seul témoin oculaire ? Les jurés y ont répondu en retenant les réquisitions du Ministère public et en condamnant son client.

1Le procès de l’ancien président tchadien Hissène Habré, qui s’est tenu à Dakar en 2017, était également basé sur ce principe.