Série

Bolloré, un empire françafricain

Au Congo-Kinshasa, en 2016.
Josep Casas / flickr.com

Bolloré, faiseur de roi ? En quelques années, le célèbre entrepreneur-héritier s’est constitué un véritable empire médiatique en France. Alors que l’élection présidentielle approche en France, il contrôle plusieurs chaînes de télévision (dont le groupe Canal+ et la chaîne d’information en continue CNews, transformée sous sa houlette en chaîne d’opinion), des radios et une multitude de titres de la presse écrite. Si son OPA sur le groupe Lagardère prévue en février se confirme, il possédera – entre autres - la radio Europe 1 et les hebdomadaires Le Journal du dimanche et Paris Match, trois médias très influents sur le plan politique, à la tête desquels il a d’ores et déjà placé des hommes de confiance ; il mettra en outre la main sur Hachette, le mastodonte de l’édition (Fayard, Calmann-Lévy, Armand Colin...), alors qu’il contrôle déjà, via Editis, certaines des maisons françaises les plus importantes (Plon, La Découverte, Perrin…). Bolloré, c’est aussi un géant de la communication et du divertissement (Vivendi) ainsi que de la publicité (Havas), et un acteur majeur du monde des sondages puisqu’il détient l’institut CSA. Bref, un homme d’influence.

L’intérêt de Bolloré pour le secteur des médias et de la communication ne date pas d’hier. Voilà plus de vingt ans qu’il a commencé à y investir. Mais la dérive observée dans les médias qu’il possède – tant pour défendre les intérêts de son groupe, en Afrique notamment, que pour promouvoir des idées ultra-conservatrices - et le soutien affiché de certains d’entre eux à la candidature et aux idées d’Eric Zemmour, plusieurs fois condamné pour provocation à la haine raciale ou à la haine religieuse, a suscité une levée de boucliers en France de la part des défenseurs de la liberté de la presse. Reporters sans frontières a récemment dénoncé ses « méthodes brutales » et sa manie de recourir à des procédures-bâillons contre les journalistes qui enquêtent sur son groupe. Même les membres de la commission d’enquête du Sénat sur la concentration des médias s’en sont émus (à leur manière, sans grande ténacité) lorsqu’ils ont auditionné Vincent Bolloré le 19 janvier dernier, en évoquant un « interventionnisme assumé », un « management directif » et une « ligne idéologique très marquée ».

Cette place centrale qu’il a acquise dans l’arène politico-médiatique aujourd’hui, il la doit en grande partie au continent africain. Comme le rappelle le journaliste de Mediapart Laurent Mauduit, il a construit le début de son empire « sur les débris du capitalisme colonial français ». Quand il récupère la papeterie familiale au début des années 1980 après avoir travaillé dans la finance, celle-ci est au bord de la faillite. Il décide alors de diversifier ses activités et de se tourner vers les anciennes colonies françaises.

La fin d’une longue histoire ?

En 1985, il prend le contrôle de la Sofical, une holding propriétaire de la marque Bastos, qui fabrique et commercialise des cigarettes en Afrique - en quelques années, il deviendra le « roi de la cigarette en Afrique ». Puis en 1986, il s’offre la Société commerciale d’affrètement et de combustible (Scac), une holding spécialisée dans le transport maritime, la logistique et la distribution de produits pétroliers, et met par là-même la main sur une vieille entreprise coloniale, la Société commerciale des ports africains (Socopoa), qui lui ouvre les portes de la manutention portuaire. Un peu plus tard, il s’invite au capital du groupe Rivaud, propriétaire de sociétés qui se sont enrichies grâce à l’économie de traite et la colonisation.

Sa fortune – celle-là même qui lui permet de racheter les médias français à tour de bras –, c’est essentiellement en Afrique qu’il se l’est constituée. Aujourd’hui, son groupe y gère 16 terminaux à conteneurs, une vingtaine de ports secs, des chemins de fer et des services de douanes. Pour en arriver là, il a bénéficié de soutiens politiques (de gauche comme de droite), mais il a aussi usé des méthodes que la presse française semble découvrir aujourd’hui : se définissant lui-même comme un « commando » plutôt qu’un soldat d’une armée régulière, il a souvent obtenu ce qu’il voulait en faisant jouer ses réseaux (en France comme en Afrique) et en passant outre certaines règles (il est d’ailleurs poursuivi en France pour « abus de confiance » dans des affaires concernant la Guinée et le Togo). Comme le rappelle Olivier Blamangin dans un article de ce dossier, Vincent Bolloré, figure « emblématique de ces réseaux qui entremêlent relations d’argent, soutiens politiques, chroniques judiciaires et relais médiatiques, personnifie mieux que tout autre la “Françafrique entrepreneuriale” ».

Mais depuis quelques années, des lézardes sont apparues dans cette « success story » : concurrence toujours très vive, dénonciations d’ONG et de journalistes, poursuites judiciaires pour actes de corruption... Est-ce pour cela que, alors qu’il s’apprête, officiellement, à passer la main à ses fils le 17 février (date marquant le bicentenaire de son groupe), Bolloré a décidé de tirer un trait sur cette histoire et de vendre au meilleur prix ses « usines à cash » africaines ? Le 20 décembre 2021, il a annoncé être entré en négociation exclusive avec l’armateur italo-suisse Mediterranean Shipping Company (MSC), qui fait une offre à 5,7 milliards d’euros pour acquérir l’ensemble des activités de transport et de logistique du groupe en Afrique. S’il assure qu’il « conservera, dans tous les cas, une présence importante en Afrique », notamment dans les plantations, la télévision payante ou les télécoms, cette annonce est une rupture majeure dans l’histoire du groupe. Et une nouvelle étape dans celle de la Françafrique.