
Envoyés spéciaux à Beni, Kasindi, Butembo, Mpondwe et Nobili.
22 novembre 2024, Nord-Kivu, dans l’est de la République démocratique du Congo. Le niveau de la rivière Lubiriha est à son plus bas niveau. Le cours d’eau sépare les deux villes de Kasindi-Lubiriha, en République démocratique du Congo (RD Congo), et de Mpondwe, en Ouganda. À cette saison, les deux rives sont séparées par guère plus de trente mètres d’eau. Les pistes alentour sont particulièrement surveillées par les Forces armées de la RD Congo (FARDC) et l’Uganda People’s Defence Forces (UPDF). Mais, contrairement à ce qu’il pourrait être attendu de ces deux armées nationales, leur objectif n’est pas uniquement de contrôler mais aussi de faciliter la traversée de centaines de personnes et de tonnes de marchandises qui échappent ainsi aux contrôles douaniers. Jour et nuit, le trafic se déroule sous leurs yeux et avec leur bénédiction en échange d’argent. Parmi les principaux produits de contrebande : la fève de cacao.

Le cacao est le premier produit agricole d’exportation de la RD Congo. Selon la Banque mondiale1, le pays a exporté quelque 63 971 tonnes de fèves en 2023, ce qui a généré 50 millions de dollars de taxes, d’après les données de la Banque centrale du Congo (BCC). Neuvième exportateur africain, la RD Congo est également le deuxième exportateur de cacao biologique vers l’Europe (premier client mondial) en 2023 avec 8 061 tonnes.
Depuis 2023, le cours mondial du cacao ne cesse de battre des records, poussé par de mauvaises récoltes en Côte d’Ivoire et au Ghana (premiers producteurs mondiaux) à cause du changement climatique. Son cours2 a été multiplié par trois sur l’année 2024, atteignant 11 675 dollars la tonne au 31 décembre 2024. Dans ces conditions, l’or brun attire plus que jamais les convoitises. Les groupes armés, qui pullulent dans l’est de la RD Congo, où est produite la grande majorité de la fève congolaise (notamment dans la région de Beni), et des exportateurs prêts à tout pour augmenter leurs bénéfices, se disputent cette manne financière. Ce business alimente la corruption des agents de l’État et exacerbe l’insécurité.
Pendant plusieurs mois, des journalistes congolais membres de la plateforme d’investigation spécialisée dans la région des Grands Lacs, Ukweli Media Hub Coalition, ont enquêté sur place en partenariat avec Afrique XXI et Africa Uncensored. Leurs observations sur le terrain, leurs entretiens, souvent anonymes par mesure de sécurité, ainsi que les documents obtenus ont permis de mettre au jour l’ampleur de ce trafic qui se chiffre à plusieurs millions d’euros par an, et dont les premières victimes sont les petits producteurs et le fisc congolais.
Les militaires prennent 0,59 euro par sac
Pour traverser la rivière Lubiriha, la marchandise est portée sur la tête ou sur le dos par des jeunes gens généralement sans emploi. Ces derniers reçoivent des petites sommes d’argent pour chaque colis transporté. « Pour chaque sac de cacao de 100 kilos, il faut payer 2 000 francs congolais (0,59 euro) aux militaires de notre pays et 1 000 shillings (0,23 euro) aux militaires ougandais, témoigne Jacques (nom d’emprunt), un laveur de véhicules et manutentionnaire occasionnel rencontré sur « la piste de Kamuchanga », non loin du poste douanier. Le propriétaire du cacao nous paye 1 000 ou 1 500 francs congolais pour faire traverser sa marchandise. Nous pouvons passer jusqu’à dix sacs par jour chacun », conclut-il.
Le propriétaire négocie le deal le plus tôt possible avec les militaires du poste le plus proche. Pendant ce temps, la cargaison reste dans des entrepôts illégaux à Kasindi-Lubiriha, dans des maisons d’habitation, sur des chantiers en construction ou encore dans des entrepôts officiellement reconnus. Lors de cette enquête, Ukweli a pu observer le ballet de véhicules appartenant à au moins un opérateur reconnu de la région et qui fait traverser des centaines de kilos de cacao avec la complicité des FARDC et de l’UPDF. Pour des raisons de sécurité évidente des journalistes, son nom ne peut être divulgué.

« Les autorités sont au courant de la contrebande effectuée par ce monsieur mais personne n’ose en parler, car elle implique aussi des services de sécurité locaux, témoigne le responsable d’une base qui a souhaité garder l’anonymat. Pensez-vous qu’une grande cargaison de cacao comme celle-ci peut être frauduleusement exportée sans qu’aucun service de l’État ne soit au courant ? » interroge-t-il.
Des agents de l’État impliqués à tous les niveaux
Contacté par Ukweli, le major Bilal Katamba, chargé de communication au ministère de la Défense et des Anciens Combattants de l’Ouganda, nie toute participation directe des soldats ougandais au commerce illégal (voir l’encadré « En coulisses » ci-dessus). De son côté, Mak Hazukay, porte-parole adjoint des FARDC, affirmait en avril à la radio Okapi3 que « si ces allégations [étaient] avérées, la justice militaire [allait] s’en occuper ».
Lors d’une visite de travail à Kasindi-Lubiriha, le 20 décembre 2024, Alain Bavidila, sous-directeur de la Direction générale des douanes et accises (DGDA, la principale brigade antifraude douanière) à Beni, avait appelé les habitants à « soutenir vivement la DGDA Kasindi en dénonçant toute tentative de fraude dans différentes pistes poreuses [sic] le long de la rivière Lubiriha au sein des services habilités », ont rapporté des médias locaux4.
Cet appel contraste avec le comportement de ses agents sur le terrain, devenus les premiers artisans de la contrebande. « D’autres grandes quantités du cacao de contrebande passent directement par la voie douanière grâce à un réseau essentiellement constitué d’agents des services étatiques, témoigne l’un des exportateurs interrogés par Ukweli. Les douaniers baissent la taxe d’exportation par kilo de 0,5 à 0,3 dollar [0,43 à 0,25 euro] ou proposent des montants forfaitaires aux exportateurs sans tenir compte de la qualité ou de la quantité du produit. À cela s’ajoutent des volumes inestimables transportés en petites quantités en voiture et en tricycle. » Le 23 novembre 2024, sur la piste de Kyavuyiri 1, des agents locaux de la Police nationale congolaise, de l’Agence nationale de renseignement, de la DGDA et de l’Office congolais de contrôle ont intercepté quatre voitures avec à leur bord plusieurs sacs de cacao destinés au marché informel ougandais. Plutôt que de saisir la marchandise, ils se sont partagé les 600 dollars d’amende avant de laisser la cargaison poursuivre son chemin, selon un témoin ayant assisté à cette opération. « C’est une pratique très courante », estime un exploitant de sable propriétaire d’une carrière située juste entre les positions militaires des FARDC et de l’UPDF, et qui observe ainsi des marchandises de contrebande passer d’une rive à l’autre.
De 5 à 10 tonnes par jour revendues en Ouganda
« La plupart des exportateurs et importateurs frauduleux ont des protections à Goma ou à Kinshasa, dénonce anonymement une source policière en poste dans la région depuis cinq ans. Lorsqu’un commandant est nouvellement affecté et qu’il veut mettre fin à leur trafic, ils [des différents agents impliqués, NDLR] réclament sa mutation. En conséquence, les autorités locales sont obligées de faire avec cette mafia en contrepartie de milliers de dollars, de voitures de luxe et même de portions de terre. »
De l’autre côté de la frontière, en Ouganda, le Mpondwe Cocoa Market est florissant. Ce marché est essentiellement alimenté par le cacao congolais de contrebande. « Environ 5 à 10 tonnes sont vendues ici chaque jour, explique l’un des négociants responsables du lieu qui pense s’adresser à des fournisseurs. Pour échapper à plusieurs taxes, nos clients congolais utilisent des pistes frauduleuses en payant des petites sommes aux militaires. Nous envoyons ensuite des motos triporteurs pour récupérer la marchandise à la rivière. Une fois sur place, nous discutons du prix. L’avantage que nous avons ici est d’acheter à un prix plus élevé qu’en RD Congo », poursuit-il, proposant également des services financiers.
La fraude permet aux producteurs congolais d’obtenir un meilleur prix pour leurs fèves, et aux acheteurs d’éviter les complications administratives et les frais qui y sont liés. En RD Congo, la procédure d’exportation est longue et coûteuse. D’après un document interne de l’Office national des produits agricoles (Onapac), il faut débourser au minimum 10 000 dollars pour obtenir une licence d’exportation de cacao.
Des jeunes se sont lancés dans le vol de cacao
Pour financer ces exportations clandestines, des sociétés privées et des particuliers implantés en Ouganda déversent des millions de dollars ou de shillings ougandais en liquide dans le secteur. L’argent qui circule en cash renforce l’insécurité dans la région, car les opérateurs économiques congolais complices coopèrent parfois avec des bandits. Des sociétés de renom, comme Esco Kivu (basée en Ouganda et en RD Congo), première exportatrice de fèves de cacao dans la région, contribuent à ce circuit, d’après plusieurs témoignages et des documents consultés concordants.
Dans plusieurs villes du Nord-Kivu et de l’Ituri, certains jeunes se sont ainsi lancés dans le vol de cacao. Ils se déguisent en combattants des Forces alliées démocratiques (Allied Democratic Forces, ADF) ou opèrent en petits groupes armés indépendants, munis de machettes et parfois de fusils. Ils blessent ou tuent les propriétaires des cacaoyers avant de leur dérober leur production. C’est le phénomène « tentera », soit « glisser » en kinande, un dialecte local.
Ces attaques obligent les agriculteurs à abandonner leurs champs. À Beni, dans le quartier de Sayo, « plus de cinquante agriculteurs ont trouvé la mort dans leurs champs en avril 2024 », selon la société civile locale. Officiellement, ces tueries sont attribuées aux ADF, mais des témoignages suggèrent que des groupes locaux se déguisent avec la complicité de militaires et d’agents du renseignement. Cette version est rejetée par le commandant des renseignements militaires à Beni. Contacté par Ukweli, le colonel Delphin pointe des combattants ADF et des groupes locaux de jeunes déguisés en ADF. Pour preuve, selon lui, des vidéos des interrogatoires de son service qu’Ukweli a pu consulter.
Dans celles-ci, des personnes présentées comme des anciens combattants des ADF et des collaborateurs de ceux-ci, mais aussi des anciens otages du groupe djihadistes, affirment avoir participé au pillage, au vol et à la commercialisation du cacao. Ces aveux confirment des témoignages recueillis par Ukweli auprès d’autres anciens rebelles. La fève de cacao volée est vendue à son état « humide ». La commercialisation du cacao à l’état humide est pourtant interdite par les autorités provinciales.
« Des hommes armés étranglent et tuent des agriculteurs »
Les personnes qui tentent de dénoncer ce système mafieux s’exposent à des menaces et à des représailles. En novembre 2024, un agent de l’État qui a voulu faire arrêter un acheteur illégal de fèves humides a été menacé de mort par le chef d’antenne de l’ANR à Mulekera, Muhindo Katavali, comme le montre un message obtenu par Ukweli. Dans ce message, l’expéditeur se présente comme « le chef de l’ANR/Mulekera » et le « met en garde » pour ses « tentatives de déstabilisation du service à la barrière/Sayo » concluant qu’« un homme averti à demi-mot suffit » (sic). Plusieurs messages vocaux du même acabit ont été écoutés par Ukweli.
Malgré ces menaces, les activistes locaux ne sont pas prêts à se taire. Un membre d’une association d’agriculteurs de Beni s’indigne :
Le chef du quartier, la police et l’armée s’opposent aux interdictions promulguées par le gouverneur, qui est pourtant leur chef hiérarchique ! Nous payons des taxes pour ces gens et les voilà qu’ils autorisent l’achat de la fève humide de nos cacaoyers. Ils volent la nuit et toute la journée ils étalent des produits volés devant leur maison d’achat
Il s’exprime lors d’une réunion organisée à Beni en décembre 2024 à laquelle Ukweli a pu assister. Un autre agriculteur excédé intervient : « Nous sommes presque combattus par tout le monde. Nous avons peur mais nous devons mourir pour l’avenir de nos enfants. Ces acheteurs de la fève humide ont déjà fragilisé toutes les autorités par la corruption. » « Dans les plantations des localités de Masau, Mununze et Makene [province de l’Ituri, NDLR] la situation est compliquée, témoigne Tigre Kambale, un acheteur de cacao basé à Mambasa. Des hommes armés étranglent et tuent des agriculteurs. La fois dernière, l’un d’eux a fini par découper à la machette trois bandits dans sa plantation. »
« On m’a forcé à démentir »

L’enquête d’Ukweli a pu mettre en lumière l’ampleur de l’implication des forces de l’ordre dans ce trafic, à l’image de l’affaire qui a impliqué un officier supérieur déployé dans la zone en avril 2024 pour lutter contre les ADF. Le colonel Ikonga Djibrule est rapidement accusé d’être impliqué dans le trafic de cacao, en collusion avec certains militaires de son unité et des civils parfois armés. La Coopérative pour le développement des producteurs agricoles du Congo, une association locale, dénonce alors ses agissements. En réponse, l’officier fait arrêter son président, Masinda Kamangura, l’accusant de « dénonciation calomnieuse ».
Détenu pendant plusieurs jours par le renseignement militaire de Beni et torturé, il est contraint de se rétracter dans une lettre (ci-dessus) datée du 11 septembre 2024.
« [Le commandant adjoint] m’a forcé à démentir une lettre que mon association avait adressée au commandement du secteur pour dénoncer le comportement des militaires qui volent nos productions, témoigne-t-il. Il a menacé de me faire subir le sort de Alain Siwako5 si je refusais [un député arrêté pour collaboration présumée avec des groupes armés, connu dans la région pour son courage dans la dénonciation des abus des FARDC, NDLR]. J’ai dû signer une décharge qui a anéanti la décision d’environ soixante personnes... », explique-t-il.
Accusé de « dénonciation calomnieuse » contre un officier des FARDC, Masinda Kamangura est transféré à la garnison de Beni. Plus tard, le magistrat Bazila Nyembo, chargé de l’affaire au parquet de Beni, lui conseille d’abandonner et lui propose de classer le dossier sans suite à condition de payer une somme d’argent afin d’éviter une condamnation pour calomnie.

Au mois d’août 2024, le commissaire supérieur principal Jacob Nyofondo-Te-Kodale, le maire de Beni, décide de s’impliquer et ordonne l’arrestation des civils complices des FARDC dans le vol de cacao. Des mutations s’ensuivent au sein des forces de sécurité et de la justice, dont l’officier supérieur impliqué et l’auditeur militaire de la garnison de Beni. Mais aucune sanction n’a été prise. Et la lettre (ci-contre) du maire reste sans réponse jusqu’à aujourd’hui.
Petits arrangements contre « frais de motivation »
L’exportation frauduleuse du cacao implique également des compagnies qui ont pignon sur rue. Des documents officiels consultés par Ukweli ont été falsifiés pour sous-estimer les volumes réels exportés. Ainsi, le 13 décembre 2024, la société Vico a déclaré auprès de l’Onapac 48 tonnes de cacao à exporter en direction de l’Indonésie. Or plusieurs documents de l’Office congolais de contrôle (rapport d’essais, bordereau d’expédition…), indiquent 72 tonnes. Selon nos calculs, ces 24 tonnes de différence ont fait perdre à l’État congolais quelque 12 000 dollars de taxes. Aucun des acteurs impliqués n’a pu fournir d’explication sur ces chiffres incohérents, indiquant que cela relevait de questions confidentielles. Des menaces ont même été proférées pour dissuader Ukweli d’insister.
Ce cas n’est pas isolé dans la filière cacao. Selon une source anonyme au sein de l’Onapac, en novembre 2024, la société MC Compagnie a tenté d’exporter 72 tonnes de cacao en n’en déclarant que 50 tonnes. La cargaison a été interceptée par l’Onapac à Beni. Les responsables de la société ont invoqué une erreur qui avait été signalée aux services compétents en amont, mais sans en fournir les preuves. MC Compagnie a d’abord été suspendue par l’Onapac pour soupçon de fraude, et la licence d’exportation lui a été retirée. Mais des sources anonymes au sein de l’organisme affirment que l’entreprise a de nouveau été autorisée à exporter quelques semaines plus tard, après un compromis resté secret.

Sur le terrain, des fonctionnaires congolais perçoivent des pots-de-vin appelés ironiquement des « frais de motivation ». Ces pratiques facilitent la falsification des documents et la sous-évaluation des tonnages des produits à exporter. À l’Onapac, selon notre source interne, plusieurs agents ont été licenciés après avoir accepté d’être « motivés » pour faciliter la contrebande, confirmant ainsi l’ampleur de la corruption au sein des services publics.
Lors de cette enquête, toutes les entités mises en cause ont été officiellement contactées. La plupart n’ont pas souhaité s’exprimer ou n’ont tout simplement pas répondu quand d’autres ont ouvertement menacé les journalistes qui enquêtaient.
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1World Integrated Solution (Wits), World Bank, « Cocoa beans, whole or broken, raw or roasted exports by country in 2023 », disponible ici.
3« Des militaires des FARDC accusés d’exporter frauduleusement le cacao vers l’Ouganda », Radio Okapi, 11 avril 2025, à lire ici.