
Il y a un an, le 20 octobre 2022, des milliers de Tchadiens sont descendus dans les rues de plusieurs villes du pays, dont la capitale, N’Djamena, pour dire « non » à la prolongation de la transition et à la volonté présumée de Mahamat Idriss Déby de s’éterniser au pouvoir. Ces marches, organisées à l’appel de plusieurs mouvements politiques d’opposition, dont la coalition Wakit Tama et le parti Les Transformateurs, ont été violemment réprimées.
Quelques jours plus tôt, les conclusions du Dialogue nationale inclusif et souverain (DNIS), un simulacre de débats organisés du 20 août au 8 octobre et cadenassés par le gouvernement, étaient tombées comme un couperet : non seulement la transition était prorogée de vingt-quatre mois, mais en plus, son président, le général Mahamat Idriss Déby, se voyait autorisé à présenter sa candidature lors de la prochaine élection présidentielle. Mahamat Idriss Déby avait pris le pouvoir hors de tout cadre légal à la suite du décès inattendu de son père, Idriss Déby Itno, en avril 2021, dans des combats avec le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad. Après ce coup d’État institutionnel qui avait été avalisé par la France, le général, alors âgé de 37 ans, s’était engagé à organiser des élections dans un délai de dix-huit mois et à ne pas s’y présenter...
Le 20 octobre donc, des marches sont organisées dans plusieurs villes du pays pour s’opposer à la dynastie Déby, au pouvoir depuis 1990. En dépit de l’interdiction du gouvernement, les manifestants sortent par milliers. Certains, munis d’armes blanches, s’en prennent aux forces de l’ordre – Déby parlera plus tard d’une « insurrection minutieusement planifiée pour créer le chaos » et d’ingérences étrangères, et son entourage recyclera le récit de la division ethno-religieuse Nord/Sud et musulmans/chrétiens, pour légitimer la violente répression.
Le terrible bilan du « jeudi noir »
Tirs à balles réelles, exécutions, tortures, rafles... Le bilan de ce « jeudi noir » oscille entre 73 et 300 morts, selon les sources. La Commission nationale des droits de l’homme (CNDH) a fait état de 128 morts, 12 disparus, 518 blessés et 943 arrestations. Dans son rapport publié en février 2023, cette organisation parapublique parle d’une riposte disproportionnée des autorités, et confirme les informations selon lesquelles des hommes en tenue civile transportés dans des véhicules aux vitres fumées ont tiré sur les manifestants tout au long de la journée. De leur côté, la Ligue tchadienne des droits de l’homme (LTDH) et l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) ont recensé 213 cas d’exécutions, le 20 octobre et les jours suivants, et ont estimé le nombre de personnes arrêtées à 1 300. Elles ont également documenté des cas de disparitions forcées, d’arrestations arbitraires, de détentions hors de tout cadre légal et de tortures.
Service Ngardjelaï, 40 ans, est une des nombreuses victimes de cette répression aveugle1. Ce journaliste de la chaîne de télévision privée Toumaï TV (considérée comme proche du pouvoir), qui indique n’appartenir à aucun mouvement politique et affirme n’avoir pas manifesté le 20 octobre – il est juste sorti pour constater l’ampleur de la mobilisation, dit-il –, a été violemment arrêté dans la nuit du 20 au 21 octobre alors qu’il dormait dans sa maison, située dans le quartier populaire de Chagoua, dans le sud de N’Djamena. Il ne retrouvera les siens que sept mois plus tard, brisé par les tortures, les insultes et les conditions de détention insupportables du bagne de Koro Toro. Situé loin des regards au cœur du désert du Djourab, dans le nord du pays, le « Guantánamo tchadien » fait office de prison de haute sécurité – c’est ici que sont envoyés les membres des groupes de l’opposition armée et les djihadistes présumés arrêtés dans la région du lac Tchad.
Son témoignage, publié in extenso ci-dessous, illustre la nature violente du régime Déby et l’inhumanité de ceux qui ont la charge d’assurer sa survie – en l’occurrence, les membres de la Garde nationale nomade du Tchad (GNNT), considérée comme la garde prétorienne du pouvoir, et principalement composée de Goranes, des ressortissants du nord. Il rappelle les heures les plus sombres de l’ère Hissène Habré, lorsque de simples citoyens étaient jetés en prison, torturés et parfois exécutés en raison de leur seule appartenance communautaire. Avec force détails, qu’il a gardés dans un coin de sa mémoire tout au long de sa détention, Service Ngardjelaï raconte non seulement son calvaire, mais aussi celui de tous ces hommes (et parfois ces enfants)2 qui ont été privés de liberté, humiliés et violentés pour la simple raison qu’ils sont originaires du sud du pays et qu’ils habitent dans le mauvais quartier.
_ _ _ _ _ _ _ _ _
L’arrestation. « Salauds, vous allez voir ! »
« Le 20 octobre, j’étais chez moi, dans le quartier Chagoua. Quand les gens ont commencé à sortir, j’ai fait un tour pour constater les faits. Mais je suis vite rentré pour m’occuper de mes enfants. Vers 23 heures-minuit, on dormait dans nos chambres quand des hommes de la Garde nationale des nomades du Tchad sont arrivés à bord de trois pick-up. Ils ont défoncé le portail de notre concession, ont pris tous ceux qui dormaient dans la cour et les ont fouettés. Moi j’étais dans ma chambre. J’ai juste eu le temps de m’habiller et de regarder par la fenêtre, quand un militaire a défoncé la porte. Il m’a donné une gifle, et m’a dit : “Salauds, vous les gens de Masra [Succès Masra est le leader du parti Les Transformateurs, NDLR], vous allez voir !” Il m’a ordonné d’enlever mon tee-shirt et m’a poussé vers la cour.
» Les militaires nous ont ordonné – les hommes – de nous coucher par terre, ventre au sol. Ils nous ont attaché les mains dans le dos avec des cordes. Et ils nous ont torturés devant les femmes et les enfants : coups de chicotes, de bâtons et de rangers. Puis ils nous ont fait sortir. C’est là que j’ai dit que j’étais journaliste. Un militaire m’a répondu : “Vous les journalistes vous dénoncez ce qu’il ne faut pas dénoncer.” »
» On était 16 hommes. Il y avait des garçons aussi. Ils nous ont jetés dans les pick-up comme des sacs de mil et sont montés sur nous et nous ont piétinés. On a roulé pendant quelques minutes jusqu’à l’école communale d’Abena, située à 4 ou 5 km de chez moi. Les militaires nous ont jetés dans la cour de l’école, ventre au sol, et ils nous ont encore frappés. Ça a duré toute la nuit, jusqu’au petit matin. On baignait dans le sang. Quand on criait, les militaires nous disaient en arabe : “Vous pleurez ? Où est votre Masra ?”, ou encore : “Vous les sudistes vous n’avez rien, ni armes ni argent, et vous voulez vous battre contre ceux qui ont tout !?”
» À un moment, on nous a mis dans une salle de classe. On était toujours ligotés. D’autres sont restés dans le cour et ont été tués. Je n’ai pas vu, mais j’ai entendu : des rafales, des cris, puis le silence. Et après : des bruits de véhicules. J’ai vraiment eu peur d’être tué.
Le transfèrement. « Je pensais qu’on nous amenait à l’hôpital »
» Le [vendredi] 21, les tortures ont continué jusqu’au soir. Vers 21 heures, on nous a fait sortir de l’école, on nous a jetés dans des pick-up, et on nous a ordonné de nous allonger. Pendant le trajet, les militaires nous infligeaient des brûlures de cigarettes sur le corps. Comme j’étais couché sur d’autres prisonniers, j’ai été beaucoup brûlé. Le trajet a duré toute la nuit. Vers 5 heures du matin, le [samedi] 22, on est arrivés à Bol, au bord du lac Tchad [une ville située à 350 km de N’Djamena, NDLR]. Les militaires nous ont fait aligner devant le fleuve, à genoux. Ils ont commencé à charger leurs armes. Mais des gens sont apparus. Ça nous a sauvés. Plus tard, les militaires nous ont dit qu’on avait eu de la chance. Ils nous ont fait remonter dans les véhicules et on a repris la route de N’Djamena.
» On est arrivé vers 10 heures, le 22, au commissariat central qui se trouve juste à côté de la présidence. On baignait dans le sang. On avait tous des plaies. On nous a fait nous asseoir dans la cour. Le commissaire s’est plaint : ”Vous avez ramassé et torturé ces gens et vous me les ramenez !? Vous voulez me causer des problèmes !” Un militaire lui a ordonné de se taire. Avec d’autres prisonniers, on a commencé à chanter l’hymne national. On était une cinquantaine environ. Ils nous ont fait taire. Un jeune a succombé à ses blessures dans la cour.
» Durant tout ce temps, j’étais en slip, torse nu.
» L’après-midi, on nous a encore fait monter dans un véhicule. J’étais avec quatre autres détenus. On était tous blessés. Je pensais qu’on nous amenait à l’hôpital. Mais on a pris la direction du nord-ouest. On nous a amenés dans une cellule de la prison CSP4. Le soir – toujours le 22 –, vers 19 heures, on nous a fait monter dans des pick-up. Pendant qu’on roulait, on entendait la radio. Les militaires écoutaient le journal de FM Liberté dans lequel il était question de nous, des manifestants arrêtés le 20. On est arrivé dans un camp de tirs de la GNNT. Là, il y avait trois gros camions de l’armée. On nous a entassés dedans, on était plus de 200, et on a pris la route pour une direction inconnue.
» Plus tard, on est passé à Moussoro [à 300 km au nord-est de la capitale, NDLR]. On roulait dans le désert. Les gens avaient soif. Depuis notre arrestation, ont n’avait rien eu, ni à boire ni à manger. Les gens suppliaient les militaires pour qu’ils leur donnent à boire. On disait : “Nous allons mourir”, “Nous sommes des frères.”. Certains étaient en train de perdre la vie. Mais ils n’ont rien donné. Ils disaient : “Vous êtes des chiens.”. Les gens mouraient sur nous. Je n’ai pas compté le nombre de morts. Ce que je sais, c’est qu’une fois que nous sommes arrivés à destination à la prison de Koro Toro, on a enterré 38 corps : tous étaient dans les camions. Ce sont des anciens prisonniers qui les ont enterrés dans des fosses individuelles. Ils ont essayé de récupérer leur pièce d’identité pour avoir une trace mais ils en ont été empêchés.
Le bagne. « Vous êtes qui pour nous arracher le pouvoir !? »
» On est arrivés à Koro Toro [une prison située dans le désert du Djourab, dans le nord du Tchad, à 800 km de N’Djamena, NDLR] le dimanche 23, vers 15 heures. Cette prison est constituée de deux bâtiments séparés de 2 km : la prison « Habré » et la prison « Déby ». Il n’y a aucune habitation civile autour. Pas un civil, ni femmes ni enfants. Il n’y a que les prisonniers et leurs geôliers. On dort à même le sol. Les cellules sont infestées de poux. On est soumis à des travaux forcés : on fabrique des briques sous le soleil, du matin jusqu’à 17 heures ; on construit des murs ; on construit des maisons pour les militaires. En tout, il devait y avoir 2 000 détenus, dont près de 700 [parmi lesquels des mineurs, NDLR] qui avaient été arrêtés le 20 octobre et les jours suivants.
» On a d’abord été placés dans la prison “Habré”. C’est là que les 38 corps ont été enterrés. Le soir de notre arrivée, on nous a donné une bouillie infâme : de la farine périmée mélangée avec de l’eau et du natron [un mélange naturel de sels de sodium que l’on trouve dans le désert tchadien, NDLR], et une boîte de sardines. Le lendemain, même repas. Le surlendemain aussi. Ce n’est que le mercredi soir qu’on a changé : on a eu une boule, mais sans sauce, juste avec du sel [la boule, un mélange de céréales, est l’un des plats du quotidien des Tchadiens, mais elle se mange généralement avec une sauce, NDLR]. C’était notre seul repas quotidien au début. Le cinquième jour, le jeudi 27, on est passé à deux repas : un le matin – des haricots avec du sucre et de l’huile – et un le soir – une boule avec une sauce gombo. Ça a été comme ça durant les sept mois suivants.

» Dans la prison “Habré”, on était à 30 dans des cellules de 4 mètres sur 3 environ. On m’a torturé plusieurs fois : des coups de gourdin ou de fer sur toutes les parties du corps. C’était gratuit, et ça pouvait arriver à tout moment de la journée. On nous disait : “Vous êtes qui pour nous arracher le pouvoir !?” J’avais le bras gauche enflé. On avait les chaînes aux piedx tout le temps aussi. Certains les avaient depuis des mois. Le fer leur rongeait la chair.
» Au bout de quelques jours, en novembre, tous les détenus arrêtés le 20 octobre ont été emmenés à la prison “Déby”. C’était un dimanche, vers 7 heures. On s’est retrouvés à 40 ou 50 dans chaque cellule. On dormait les uns sur les autres. On urinait dans des bidons car il n’y avait pas de latrines. Quand le bidon était plein, un prisonnier le sortait. Pour déféquer, on avait le droit de sortir et d’utiliser les latrines. On était dans les cellules toute la journée. On ne pouvait quasiment jamais sortir. Dans certaines cellules, les fenêtres étaient fermées, soi-disant pour éviter les évasions. Mais pourquoi s’évader ? On était en plein désert, on risquait de mourir de faim et de soif. Les seuls qui peuvent tenter une évasion, ce sont les gens du Nord, qui connaissent la zone.
» C’est là que le CICR [Comité international de la Croix-Rouge, NDLR] a pu nous rendre visite, et nous a donné à chacun un tapis, une couverture et du savon. Ils m’ont soigné et m’ont donné des médicaments (il n’y a pas de pharmacie dans la prison). Avant, on n’avait rien, on ne se lavait pas. C’était le 3 novembre. On les a revus ensuite. C’est eux qui ont donné de nos nouvelles à nos familles : avant elles ignoraient ce que nous étions devenus. Mais on n’a jamais vu d’avocat. On a juste vu des magistrats une fois, début novembre. Ils nous ont auditionnés pendant plusieurs jours. Moi, j’ai été entendu par un OPJ [officier de police judiciaire, NDLR], un juge et un agent des renseignements qui s’est présenté comme un agent des droits de l’homme. Ils cherchaient des informations. Je leur ai dit que j’étais journaliste mais ça n’a rien changé.
Les procès. « On était nos propres avocats »
» En décembre, il y a eu des procès dans la prison, sans témoins, sans avocats3. On était nos propres avocats. Nombre des détenus arrêtés en octobre ont été jugés [400, selon les autorités, NDLR]. La plupart [262] ont été condamnés à des peines de prison ferme : 2 ans, 3 ans, 5 ans. D’autres [59] ont été déclarés non coupables, et d’autres [80] ont écopé d’une peine de prison avec sursis : ceux-là ont pu quitter la prison le 11 décembre.
» Moi, je n’ai pas été jugé. Je n’ai pas su pourquoi. Je n’étais pas seul dans ce cas : nous étions une centaine. Je n’ai appris que bien plus tard que j’avais bénéficié d’un non-lieu après mon audition, et que, comme 22 autres détenus, j’aurais dû être libéré immédiatement. Au lieu de ça, j’ai passé encore cinq mois à Koro Toro.
» Début mai [2023], une nouvelle commission de la justice est venue sur place. Elle était composée notamment de deux avocats que je connaissais : nous avions fait la fac de droit ensemble. “Qu’est-ce que tu fais ici ?”, ils m’ont demandé. C’est grâce à eux que je suis sorti, le 12 mai, avec 30 autres détenus. Je n’ai jamais su pourquoi je n’avais pas été libéré plus tôt. On ne m’a jamais donné d’explications. Je me demande à quel niveau ça a bloqué. Pourquoi cette méchanceté ? Je n’ai jamais eu d’explications sur mon arrestation non plus. Je sais juste qu’ils ont raflé les quartiers habités par des gens originaires du Sud.
» J’ai des séquelles de ma détention. J’ai des douleurs à la hanche droite. J’ai trois os fracturés. Je boite. Et j’ai des maux de tête constants. Je dors difficilement. »
Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Afrique XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables) :

Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Afrique XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
2Selon le gouvernement, 621 personnes ont été arrêtées le 20 octobre et les jours suivants ; 1 369 selon la LTDH et l’OMCT.
3Le barreau de N’Djamena a notamment dénoncé des procès inéquitables.