Les grands entretiens

Bienvenu Matumo (Lucha). « Il faut faire battre Tshisekedi, qui a échoué »

Moins de deux mois avant l’élection présidentielle en République démocratique du Congo, Bienvenu Matumo, une figure du mouvement Lutte pour le changement (Lucha), explique pourquoi il faut faire barrage au président sortant. Dans ce long entretien, il évoque également la guerre dans l’est du pays, le rôle des militaires et des mouvements citoyens sur le continent, l’avenir du panafricanisme...

Kinshasa, en juillet 2023.
Johnnathan Tshibangu / Unsplash

La République démocratique du Congo (RDC) se prépare pour l’élection présidentielle du 20 décembre 2023. Félix Tshisekedi, président sortant, est candidat à un deuxième mandat. Il fera face à trois principaux adversaires : Moïse Katumbi, Martin Fayulu et le médecin et Prix Nobel de la paix Denis Mukwege. Ce scrutin suscite des inquiétudes alors que l’est du pays est toujours en proie à la guerre menée par le M23, un groupe armé soutenu par le Rwanda. L’impartialité de la Commission électorale nationale indépendante (Ceni) et la qualité du fichier électoral posent également question, tandis que les voix discordantes sont la cible du pouvoir.

Les manifestations sont réprimées et donnent parfois lieu à des massacres, comme lorsque les forces armées congolaises ont tué plusieurs dizaines de membres d’une secte surnommée « Wazalendo » (« Patriotes », en kiswahili), qui manifestaient contre la Monusco fin août à Goma1. Chérubin Okende, député et porte-parole d’Ensemble pour la République, le parti de Moïse Katumbi, a été capturé puis assassiné mi-juillet par des personnes non identifiées alors qu’il se trouvait dans l’enceinte de la Cour constitutionnelle. Le journaliste d’Actualite.cd et correspondant de Jeune Afrique et de l’agence Reuters, Stanis Bujakera, a été emprisonné début septembre alors que Jeune Afrique venait de publier un article – signé de la rédaction – mettant en cause les renseignements militaires dans l’assassinat d’Okende2. Accusé notamment d’avoir propagé de fausses informations, son procès s’est ouvert le 13 octobre.

Dans ce contexte tendu, le mouvement citoyen Lutte pour le changement (Lucha) appelle les opposants à se réunir autour d’une candidature commune pour battre le président sortant dans les urnes. Ce mouvement, né en 2012 à Goma, dans le Kivu, a commencé par militer pour la satisfaction des besoins de base – accès à l’eau, à l’éducation, etc. – de populations secouées par les conflits armés qui durent depuis près de trente ans dans la région3. En 2016, le mouvement avait lancé la campagne « Bye bye Kabila », réclamant le départ de Joseph Kabila, au pouvoir depuis l’assassinat de son père, Laurent-Désiré, en 2001. Cette campagne avait abouti au « processus de Genève », au cours duquel tous les opposants s’étaient accordés autour de la candidature unique de Martin Fayulu à l’élection présidentielle de 2018. Tshisekedi avait finalement dénoncé cet accord et présenté sa candidature.

Originaire du Kivu, diplômé de l’École nationale d’administration (ENA) de Kinshasa et doctorant en géographie à l’université Paris 8, Bienvenu Matumo est l’une des figures de la Lucha. Il a connu, avec de nombreux autres camarades, la prison en 2016 pour avoir réclamé le départ du président Kabila. Il livre son analyse sur la guerre dans l’est du pays, le scrutin à venir, l’état de la démocratie en RDC et le rôle des mouvements citoyens.

« C’est aux FARDC de nous protéger »

Tangi Bihan : Fin août, les Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) ont tué une cinquantaine de manifestants anti-Monusco à Goma. Quelle est votre réaction ?

Bienvenu Matumo.
© DR

Bienvenu Matumo : La Lucha considère que c’est un carnage et a dénoncé avec force ce massacre. Il est insoutenable que l’armée, surtout l’élite de l’armée, la garde républicaine, s’adonne à une répression de civils non armés et qui n’ont jamais manifesté l’intention de déstabiliser la ville de Goma. Ils avaient informé l’autorité urbaine de la tenue de cette manifestation, qui est un droit. Ce n’est pas la première manifestation que cette secte politico-religieuse [surnommée « Wazalendo », NDLR] a organisée dans la ville. Le 30 juin, elle en avait déjà organisé une devant les installations de la Monusco. Ses membres manifestaient pieds nus, sans arme, avec une colonne immense de fidèles, hommes, femmes et enfants, rangés de manière ordonnée, pour transmettre leur message à la Monusco, qui est très simple : ils veulent qu’elle quitte le territoire congolais. C’est quelque chose de bien connu : lorsqu’une force étrangère reste longtemps sur un territoire, elle finit par être perçue comme une force d’occupation. C’est la perception de ces fidèles. C’est aussi le point de vue de la Lucha.

Tangi Bihan : À ce propos, quel est le point de vue de la Lucha au sujet des différentes forces étrangères qui opèrent dans l’est du Congo, que ce soit la Monusco, les forces régionales multilatérales ou les armées burundaise et ougandaise ?

Bienvenu Matumo : La Lucha a toujours estimé que seul l’État congolais était à même de sécuriser ses frontières, sa population et la mobilité des biens et des personnes. Aucun État au monde ne peut construire son armée avec l’aide étrangère, que ce soit en matière d’aide au développement, de coopération militaire ou de reconstruction postconflit. Toutes ces aides se sont montrées inefficaces dans la durée, en Afrique ou en Asie.

C’est aux FARDC de nous protéger et de protéger nos frontières. Nous ne croyons pas un seul instant que les forces étrangères, la Monusco y compris, peuvent nous sécuriser. La Monusco déresponsabilise l’État congolais. On le voit : quand la Monusco n’agit pas, les FARDC n’agissent pas non plus. Il y a un jeu de ping-pong constant entre les deux, qui s’accusent mutuellement ne pas agir.

Quant aux forces régionales, nous nous sommes opposés dès le départ à leur venue au Congo, et nous sommes toujours opposés à la venue de la force de la SADC [Communauté de développement d’Afrique australe, NDLR]. Nous considérons que les forces qui hier nous ont attaqués ne peuvent en aucun cas ramener la paix et rétablir la sécurité. Nous sommes opposés à la coopération militaire avec l’Ouganda et à l’opération « Shujaa » menée dans le nord-est de la province du Nord-Kivu et dans l’Ituri. Nous sommes également opposés aux opérations conjointes dans le Sud-Kivu avec les forces burundaises. Nous sommes encore opposés aux négociations en cours entre l’État congolais et l’État burundais, qui veulent que, quand les forces de l’EAC [Communauté d’Afrique de l’Est, NDLR] auront quitté le territoire congolais, les soldats burundais, eux, resteront.

L’État congolais doit se structurer autour de son armée, qui doit être réformée pour être capable de protéger le pays. Nous sommes quand même près de 100 millions d’habitants au Congo4, nous sommes capables de construire une armée d’une taille importante. On peut investir dans l’armée et recruter les jeunes qui, dans le passé, se sont organisés dans des groupes d’autodéfense pour nous protéger des agressions rwandaises.

« Les militaires doivent faire la guerre, pas gouverner »

Tangi Bihan : Pourquoi la Lucha demande-t-elle la levée de l’état de siège en Ituri et dans le Nord-Kivu ?

Bienvenu Matumo : Parce que nous estimons que ce n’est pas la solution à la crise qui secoue ces provinces. À la place, il fallait trouver des stratégies militaires, lancer des opérations, former des soldats, recruter et organiser l’armée pour combattre. Nous estimons que les militaires doivent faire la guerre et pas gouverner, peu importe la situation. Ça ne sert à rien de donner des responsabilités politiques et administratives à l’armée si elle n’est pas réformée.

Mais on ne nous a pas écoutés, on a décidé d’appliquer l’état de siège, et, deux ans plus tard, tout le monde s’est rendu compte de l’inefficacité et de l’échec de cette mesure. On a vu par ailleurs des officiers s’enrichir et acquérir des biens fonciers et immobiliers à Goma, en Ituri et ailleurs, comme tous les autres politiciens. Ils sont devenus plus politiques que militaires. Et rien n’a été mis en œuvre contre les ennemis de la République qui aurait pu justifier l’état de siège. Aujourd’hui, tout le monde a fini par comprendre que c’était une mauvaise mesure qui a eu de graves conséquences sur les libertés publiques, sur le fonctionnement des institutions provinciales et sur l’économie5.

L’état de siège supprime le droit de manifester. Mais nous, à la Lucha, nous avons bravé cette mesure, qui est anticonstitutionnelle. Nous avons mené des campagnes de mobilisation contre l’état de siège et organisé des manifestations à Beni, à Goma ou dans d’autres petites villes du Nord-Kivu. En conséquence, nous avons été réprimés. Un militant de la Lucha à Beni, Mumbere Ushindi, a été tué dans une manifestation le 24 janvier 2022. Un autre, King Mwamisyo, est actuellement en prison pour avoir critiqué l’état de siège et les autorités. Il y a eu de nombreuses autres arrestations.

Tangi Bihan : En novembre 2022, la conseillère spéciale de l’ONU pour la prévention du génocide avait exprimé ses craintes face aux discours et aux actes de haine intercommunautaires dans l’est du Congo. Elle faisait référence en particulier, sans le dire clairement, à la haine anti-Tutsis. Quelle est la position de la Lucha sur cette question ?

Bienvenu Matumo : Certains ont accusé la Lucha de tenir des discours anti-Tutsis. Nous avons répondu de manière détaillée à ces accusations infondées et dangereuses [à lire ici, NDLR]. La Lucha a toujours dénoncé les discours et les actes de haine et appelé les autorités congolaises à punir leurs auteurs. Les Tutsis congolais sont parfaitement intégrés : ils ont les mêmes droits que tout le monde, ils ont accès à la terre dans le Masisi ou dans le Rutshuru, ils ont même des fonctions politiques qui leur sont réservées grâce à des quotas. Personne ne peut accepter qu’on les discrimine.

Toutes les personnes qui sont mortes et qui continuent à mourir dans l’est du Congo sont victimes de la violence généralisée qui dure depuis bientôt trente ans et à laquelle on ne veut pas apporter de solution. La haine qu’on peut parfois observer est la conséquence de cette guerre, et notamment de l’agression du Rwanda. Nous estimons que [Paul] Kagame et le M23 jouent un jeu extrêmement dangereux en prétendant protéger les Tutsis et en accusant la Lucha de tenir des discours anti-Tutsis quand elle demande aux combattants du M23 de rentrer au Rwanda. Ça fait partie de la propagande de Kagame pour justifier sa guerre.

« La communauté internationale nous a tourné le dos »

Tangi Bihan : Quand Félix Tshisekedi a été élu, une de ses grandes promesses était de réconcilier le Congo et le Rwanda. Quel est le regard de la Lucha sur cette question ?

Bienvenu Matumo : Tout d’abord, il faut rappeler que Tshisekedi n’a pas été élu : il a bénéficié d’un accord avec Joseph Kabila contre Martin Fayulu, qui avait gagné. Cette politique de bon voisinage, comme Tshisekedi la nommait, n’avait pas tenu compte de l’histoire de la crise entre le Congo et le Rwanda. On ne fait pas la paix avec quelqu’un qui a tué chez soi sans d’abord réparer ce qui s’est passé. Nous lui disions qu’avant d’envisager des rapports bilatéraux et la reprise des accords économiques avec le Rwanda, il fallait questionner l’histoire pour que les responsabilités soient établies dans les différents massacres qui ont été commis dans l’est du pays et dans les pillages systématiques des ressources naturelles. Nous avions demandé, à l’époque, que le président de la République œuvre pour la justice. Mais rien de tout cela n’a été fait, et le président a voulu taire l’histoire pour nouer de nouveaux rapports avec le Rwanda. Il n’avait pas compris la stratégie de Kagame, qui vise à déstabiliser l’est du pays pour avoir accès aux différentes ressources naturelles de notre territoire. Quand Tshisekedi a pris le pouvoir, en 2019, le M23 n’existait pas. Deux ans plus tard, lorsque sa relation personnelle avec Kagame a commencé à chavirer, le Rwanda a réactivé les forces du M23 pour nous attaquer.

Tangi Bihan : Vous sentez-vous abandonnés par la « communauté internationale », en particulier par les États-Unis et l’Union européenne, qui semblent avoir une convergence d’intérêts avec le Rwanda ?

Bienvenu Matumo : La communauté internationale a tourné le dos à la population congolaise. Le chercheur Thierry Vircoulon a parlé de « Congo fatigue » [notamment ici, NDLR]. Pendant vingt-cinq ans d’interventions de l’ONU et des ONG internationales, ou même de certains États, la communauté internationale n’a jamais pu ou voulu trouver de solutions aux problèmes du Congo. La seule fois où des mesures ont été adoptées, c’est lorsque le M23 a occupé la ville de Goma, en 2012 : les partenaires anglo-saxons du Rwanda avaient pris des sanctions politiques et avaient suspendu leur aide au Rwanda6.

Des troupes de la Monusco dans le Nord-Kivu, en juillet 2017.
© Monusco

On nous a tourné les dos, mais, comme il est écrit dans le manifeste de la Lucha, nous considérons qu’il revient aux seuls Congolais de s’organiser, de construire leur armée, sans compter sur l’aide extérieure. Nous ne sommes pas surpris de voir que l’ONU, l’Union européenne, les États-Unis, les pays des BRICS, le G20, le G7 et que sais-je encore, ont abandonné le peuple congolais. Nous allons continuer à nous mobiliser pour préserver les frontières du Congo et résister aux velléités expansionnistes du Rwanda.

Le Rwanda, c’est un pays qui charme, on l’appelle « la Suisse d’Afrique », on appelle Kagame « le bon élève » parce qu’il met en place des politiques internationales sur la parité, l’environnement ou la transparence dans la gestion des finances publiques. Mais pour nous, le Rwanda constitue un pays ennemi. Il y a un an, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, avait du mal à dire que le Rwanda fournissait des armes et des hommes au M23. Il disait qu’on savait que les armes n’étaient pas fabriquées dans la forêt congolaise, qu’elles venaient de quelque part, mais il avait du mal à citer le Rwanda. Le président français, lors de son séjour agité à Kinshasa en mars 2023, a lui aussi eu des difficultés à condamner le Rwanda alors que toutes les preuves sont réunies pour démontrer l’implication rwandaise dans cette agression.

La communauté internationale a toujours perçu l’espace congolais comme une zone d’exploitation. Et dans une zone d’exploitation, on se fiche de ce qui peut s’y passer. Dans les imaginaires des élites européennes, étatsuniennes, chinoises, indiennes, etc., le Congo n’est bon qu’à être exploité. Nous en avons toujours payé les frais. Nos ressources naturelles sont sources de nos malheurs. Nous sommes intéressants quand il faut venir nous exploiter, mais nous ne sommes pas intéressants quand il faut venir nous protéger.

Le Congrès américain dit clairement qu’il ne veut plus que les Chinois exploitent et contrôlent l’essentiel des ressources stratégiques du Congo, comme le cobalt, le cuivre ou le coltan. En 2021, l’ambassadeur de Chine et l’ambassadeur des États-Unis se sont affrontés dans des termes assez violents sur les réseaux sociaux au sujet de l’exploitation de nos mines. Ces deux États sont en train de se battre dans un pays tiers, le Congo, parce que tous les deux veulent accéder à nos ressources minières, pétrolières et forestières.

« On va tout droit vers une contestation électorale »

Tangi Bihan : Comment la Lucha perçoit-elle l’assassinat de Chérubin Okende, député du parti de Moïse Katumbi, et l’emprisonnement et le procès du journaliste Stanis Bujakera, à quelques semaines des élections ?

Bienvenu Matumo : Une répression systématique s’abat dans l’espace politique congolais. La Lucha a dénoncé fermement la répression contre plusieurs journalistes et opposants avant même l’assassinat du député Okende et l’emprisonnement du journaliste Bujakera. Par ailleurs, nous avons des remarques importantes sur le processus électoral. On a dénoncé la loi électorale, la loi organique de la Ceni, la procédure qui a abouti à la désignation des membres de la Ceni et les problèmes opérationnels d’enregistrement des électeurs, d’acquisition de matériel, d’affectation des budgets, l’audit réalisé en mai 2023... Nous avons des préoccupations majeures sur la crédibilité du processus électoral, qui est mal engagé. On va tout droit vers une contestation électorale et une crise politique.

Nous, Lucha, allons continuer à mobiliser pour qu’il y ait un candidat commun de l’opposition. On va parler à tous les opposants pour dégager un candidat unique, pour permettre aux Congolais de voter contre Tshisekedi, qui a largement échoué. Si quelqu’un refuse de jouer le jeu, c’est qu’il est au service du pouvoir, c’est aussi simple que ça. Par ailleurs, on sait qu’il y a des manœuvres au niveau de la Cour constitutionnelle pour invalider la candidature de Moïse Katumbi – ce qui serait source de chaos et de violences politiques. J’espère que la Cour suivra la décision de la Ceni, qui a validé provisoirement toutes les candidatures.

En 2018, on avait réuni des acteurs politiques pour les mettre devant leurs responsabilités et on avait sollicité quelques amis pour nous accompagner dans ce processus. Le processus électoral était certes mal engagé, mais le peuple avait voté pour Martin Fayulu, qui était le candidat de l’opposition. Même s’il n’a pas été proclamé élu, c’était clair qu’il avait gagné. Le processus était alors étroitement contrôlé par le régime de Kabila, mais le peuple en avait décidé autrement à travers le vote. Si le président Tshisekedi cherche à torpiller le vote, le peuple descendra dans la rue. Le cas d’Ali Bongo au Gabon nous a montré qu’il ne suffit pas de truquer les élections pour rester au pouvoir.

Tangi Bihan : Avez-vous le sentiment que, malgré la situation difficile actuelle, la démocratie a avancé depuis 2016 et le début de votre campagne pour le départ de Joseph Kabila ?

Bienvenu Matumo : Non, la démocratie n’a pas avancé. Ce n’est pas parce qu’il y a eu alternance en 2018 qu’on peut considérer qu’il y a une démocratie vibrante. Les Congolais s’attendaient à beaucoup après les élections de 2018. Le départ de Kabila, dans la tête des Congolais, devait inaugurer une nouvelle ère politique. Un nouvel espace démocratique devait s’ouvrir. Mais nous avons très vite déchanté parce que Tshisekedi a recyclé les mêmes méthodes que Kabila. Si la démocratie était en train de s’enraciner, on n’aurait pas arrêté Bujakera, on n’aurait pas assassiné Okende, on ne musellerait pas les journalistes, on n’arrêterait pas les militants de la Lucha7. Il n’y a pas longtemps, on a interdit à Matata Ponyo [Premier ministre de 2012 à 2016, NDLR] de se rendre à Kikwit et à Moïse Katumbi de se rendre dans le Congo central. Cependant, nous sommes dans une phase de maturation, et le peuple se mobilise. C’est parce que les Congolais sont attachés à la liberté et à la démocratie que nous pouvons tenir.

« Remplacer cette élite anachronique »

Tangi Bihan : De nombreux mouvements citoyens ont émergé dans les années 2010 sur le continent, qui ont favorisé des alternances démocratiques : Y’en a marre au Sénégal, Le Balai citoyen au Burkina Faso, la Lucha et Filimbi en RDC, le Front national pour la défense de la Constitution en Guinée… Mais certains de ces mouvements ont petit à petit perdu de leur vigueur. Comment concevez-vous votre rôle pour les années à venir ?

Bienvenu Matumo : Ces mouvements ont joué un rôle important dans la conscientisation des masses populaires en Afrique. De plus en plus, les jeunes revendiquent, questionnent les politiques, dénoncent l’élite africaine. C’est le travail que nous avons fait et que nous continuons de faire. Dans de nombreux pays, on sent que les jeunes ont besoin de s’organiser dans des mouvements sociaux pour questionner les élites dirigeantes et conscientiser les masses populaires.

Aujourd’hui, ce qui se passe dans le Sahel est lié à ces dynamiques. Il y a Kemi Seba qui mobilise. Nous ne sommes pas sur le même registre de mobilisation, mais il mobilise les masses africaines sur des choses qui concernent leurs États : le franc CFA ou la présence de l’armée française sont des questions qui intéressent les jeunesses des ex-colonies françaises.

Je pense que nous sommes dans une phase de transition entre notre génération et la suivante. Nous devons commencer à penser à gouverner. Je vois le modèle de Y’en a marre au Sénégal, où Fadel Barro a décidé de se projeter dans les élections, d’abord municipales puis législatives – et peut-être à la présidentielle de février 2024. C’est la même chose avec nos amis du Burkina Faso, qui s’organisent pour aller aux élections, gagner des sièges au Parlement et des places dans le gouvernement. Notons aussi le cas de l’emblématique figure de Filimbi, Floribert Anzuluni, qui a déposé sa candidature à l’élection présidentielle.

Si on dénonce aujourd’hui les élites africaines, c’est parce qu’elles ont préféré boire du champagne plutôt que nous donner de l’eau. Elles ont préféré aller se faire soigner en Europe plutôt que construire des hôpitaux. Elles ont préféré envoyer leurs enfants étudier aux États-Unis ou en France plutôt que de construire des écoles. Nous sommes révoltés par cette situation, et nous estimons que dans les années à venir nous serons amenés à remplacer cette élite anachronique pour jouer un nouveau rôle : gouverner, installer la bonne gouvernance, assurer le bien-être de nos populations et changer l’image de l’Afrique.

Tangi Bihan : Comment se positionne la Lucha par rapport à Kemi Seba ?

Bienvenu Matumo : Nous, nous ne mobilisons pas contre la présence coloniale au Congo. Il n’y a pas de troupes françaises ou belges au Congo. La présence de la Monusco, c’est différent. Nous ne sommes donc pas sur le même registre de mobilisation, mais nous avons une philosophie commune qui est : l’Afrique doit appartenir aux Africains. Et seules les élites qui veulent travailler pour l’Afrique doivent continuer à gouverner l’Afrique. La Lucha est engagée dans beaucoup de campagnes avec Urgences panafricanistes, le mouvement que dirige Kemi Seba. Au Congo, on travaille depuis plusieurs années avec eux, mais uniquement sur des questions congolaises : l’agression rwandaise, la transparence du processus électoral, la lutte contre la corruption, la lutte contre l’impunité, la justice transitionnelle.

On ne fait pas l’apologie des coups d’État. Je sais que Kemi Seba, lui, a soutenu les coups d’État, pour des raisons qui peuvent être justifiées dans le contexte du Sahel. Mais nous, nous y sommes véritablement opposés et nous ne pensons pas qu’un mouvement citoyen comme le nôtre peut soutenir une démarche antidémocratique et anticonstitutionnelle.

« Les militaires n’ont pas été formés pour gouverner »

Tangi Bihan : À ce propos, quel est votre point de vue sur la série de coups d’État qui a frappé l’Afrique de l’Ouest notamment ?

Bienvenu Matumo : La Lucha est attachée au principe de la démocratie. On est opposé à toute forme de prise du pouvoir par la force, que ce soit par des militaires ou des rébellions. Mais les élites africaines mettent en place les ingrédients pour que les coups d’État aient lieu. Ces coups d’État retardent le développement socio-économique. Ils sont un facteur qui empêche le processus de développement. À chaque fois qu’il y a un coup d’État, on doit renégocier les choses, on met en place une charte de transition, on doit mettre en place un gouvernement de transition. Et lorsqu’on est dans une transition, on n’a pas le temps de construire le pays, de construire l’armée, de construire les autres services, car chacun est préoccupé par son maintien au pouvoir…

Les militaires n’ont pas été formés pour gouverner. Ils ont été formés pour faire la guerre, pour protéger les frontières. La Lucha reste attachée aux principes démocratiques, pourvu que ces principes soient respectés par tous et qu’il n’y ait pas de tripatouillage de la Constitution pour faire un troisième mandat, ni de trucage des élections.

Le chef de la junte malienne, Assimi Goïta, dans les rues de Bamako, en octobre 2023.
© Présidence du Mali

Tangi Bihan : Des enquêtes ont révélé que Kemi Seba avait reçu des financements venant de Wagner – il était proche de feu Evgueni Prigojine. Qu’en pensez-vous ?

Bienvenu Matumo : Moi je n’entre pas dans ces polémiques-là. Je respecte le mode de financement de chaque organisation. Je pense que Kemi Seba est assez intelligent pour savoir que les financements qu’il prend des différentes organisations internationales ou des différents États ne peuvent pas ébranler sa cause. Il a une cause qu’il défend et je ne crois pas que le financement puisse l’influencer dans un sens ou dans un autre. Que la France se plaigne, qu’on le déclare persona non grata dans certains États ou qu’on dise tout ce que l’Occident veut dire sur lui, on le comprend : c’est une rivalité russo-occidentale, et Kemi Seba est un élément sur lequel cette rivalité s’applique.

Cela devrait interpeller les élites africaines ou les opérateurs économiques africains qui ne veulent pas financer les luttes africaines : ils laissent les militants africains être sous le joug de financements occidentaux ou orientaux au lieu de trouver des financements panafricains. Je sais qu’il y a des opérateurs économiques qui peuvent financer les luttes africaines. Pourquoi ne le font-ils pas ?

Nous, à la Lucha, on a identifié des modèles endogènes qui nous permettent de financer nos actions en toute indépendance. On a mis en place un système d’autofinancement – d’autant que nous n’avons pas de besoins immenses. Mais si on voulait faire de grandes choses, il faut reconnaître qu’on aurait besoin de plus d’argent. Moi, je ne dis pas si c’est bien ou mal ce que fait Kemi Seba. Ce que je sais, c’est que dans les pays dans lesquels il est investi, les masses populaires le suivent. Cela signifie qu’elles se reconnaissent dans les combats qu’il mène dans ces pays-là.

« Croire en la justice sociale et la dignité humaine »

Tangi Bihan : À quelle idéologie se rattache la Lucha ?

Bienvenu Matumo : Nous ne sommes pas dans les clivages idéologiques. Nous avons une philosophie qui nous permet de croire en la justice sociale et en la dignité humaine. Nous sommes proches d’une forme de socialisme africain et de la philosophie Ubuntu. Cela nous amène à défendre le panafricanisme parce que nous croyons en l’unité du continent, en l’unité des peuples. Nous sommes opposés à toute forme de division au sein du continent. Mais nous ne sommes pas confinés dans les clivages idéologiques, entre la gauche, la droite, le socialisme ou le communisme. Dans la Lucha, on a des militants qui croient au socialisme, d’autres au communisme, d’autres peut-être au capitalisme, je n’en sais rien – et ça ne nous intéresse pas beaucoup. Mais tous, nous convergeons sur un point : la justice sociale et la dignité humaine.

Tangi Bihan : Au niveau économique, le secteur extractif est très important pour la RDC et pour beaucoup de pays d’Afrique. Or il y a une contradiction entre d’un côté vouloir exploiter les mines ou le pétrole pour développer l’économie du pays et, de l’autre, vouloir préserver l’environnement. Selon vous, faut-il continuer à exploiter les matières premières ?

Bienvenu Matumo : Chaque pays a la souveraineté sur ses ressources, même si on peut estimer que les ressources appartiennent à un certain degré à l’humanité entière, que ce sont des biens communs. Mais je considère que les ressources doivent servir à aider les peuples à sortir de la pauvreté. Il faut identifier les méthodes adéquates qui permettent d’exploiter sans détruire l’environnement. Avec l’évolution de la technologie, on a de plus en plus de méthodes qui concilient l’économie, le social et l’environnement. Nous pensons que l’État congolais, qui possède du pétrole, doit exploiter les blocs pétroliers. Mais les études d’impact environnemental doivent être prises en compte, et la rente dont l’État bénéficiera doit être réinvestie pour continuer à préserver l’environnement et assurer le capital humain (éducation, santé, infrastructures, etc.). Donc il n’y a pas d’opposition, on peut concilier les trois.

Cela ne sert à rien de garder d’immenses forêts, d’immenses ressources alors que des gens meurent de faim à côté. C’est tout le débat que nous avons sur les aires protégées en RDC et en Afrique plus généralement. On garde les parcs, mais les gens meurent de faim !

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1La répression aurait fait au moins 48 morts et 75 blessés. Un colonel a été condamné à mort en première instance par le tribunal militaire, peine commuée en prison à perpétuité, pour ce massacre.

2« Mort de Chérubin Okende en RDC : les renseignements militaires ont-ils joué un rôle ? », Jeune Afrique, 31 août 2023.

3Voir Justine Brabant et Annick Kamgang, Lucha. Chronique d’une révolution sans armes au Congo, La Boîte à bulles/Amnesty International, 2021.

4La RDC a 99 millions d’habitants, selon la Banque mondiale (2022).

5Le président Tshisekedi a annoncé le 12 octobre 2023 un « allègement progressif et graduel » de l’état de siège.

6Les États-Unis ont pris fin septembre une décision similaire : ils ont placé le Rwanda sur la liste « Child Soldiers Prevention Act », en raison du soutien de Kigali au M23, qui mobilise des enfants-soldats. En conséquence, les États-Unis restreignent leur coopération militaire avec le pays.

7Bienvenu Matumo a lui-même été frappé et arrêté par des policiers lors d’une manifestation le 20 mai 2023, avant d’être relâché.