C’était l’une des promesses-phares d’un Félix Tshisekedi fraîchement investi président de la République démocratique du Congo en janvier 2019. Améliorer les conditions sociales des militaires et régler une bonne fois pour toutes l’épineuse question de la rémunération des troupes : telles étaient les priorités annoncées par un « commandant suprême » des forces armées à qui l’on prédisait alors une prise en main délicate du corps militaire. Plus de deux ans après sa prise de fonction, le président ne pouvait que déplorer l’amère condition des forces armées, gangrenées par des pratiques « mafieuses » systématisées – un terme qu’il a lui-même employé en juin 2021 lors d’un déplacement à Goma, un mois après l’instauration de l’état de siège en Ituri et au Nord-Kivu1.
En pointant du doigt de tels agissements et en les nommant de manière si explicite, Félix Tshisekedi savait bien qu’il s’attaquait à une tradition profondément ancrée dans l’histoire même des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC). Créées en 2003 au lendemain de la deuxième guerre du Congo (1998-2003), les FARDC sont alors un regroupement des factions et des groupes rebelles qui s’affrontaient sur toute l’étendue du territoire durant le conflit. Sponsorisées par des États voisins et s’appuyant sur des soutiens « autochtones », ces armées parallèles ont en commun leur structure : elles sont dirigées par des commandants qui s’autofinancent via l’extorsion, l’application de taxes sur les populations des zones contrôlées, le trafic de minerais et autres moyens illégaux d’enrichissement personnel. Le Mouvement de libération du Congo (MLC), les factions du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), les groupes d’auto-défenses « Maï-Maï » : aucun belligérant n’a dérogé à la règle.
S’ils ne prévoyaient pas spécifiquement une telle réorganisation de l’armée nationale, les accords de Sun City - signés le 19 avril 2002 entre le président de l’époque, Joseph Kabila, et les principaux groupes armés engagés dans la guerre civile - assuraient aux ennemis d’hier une nouvelle vie sur l’échiquier politique congolais. Tout en partageant le pouvoir avec quatre vice-présidents, dont certains étaient issus de mouvements rebelles, Kabila a permis leur accession à des ministères régaliens et l’intégration des anciens combattants rebelles au sein des forces de sécurité du pays. Avec la naissance des FARDC - dont les effectifs sont évalués par plusieurs sources à près de 135 000 éléments actifs en 2021 - les seigneurs de guerre ont été incorporés à la nouvelle armée nationale en héritant de grades d’officiers supérieurs tout en bénéficiant d’affectations dans les zones d’influence de leurs mouvements armés respectifs. Loin de se départir de leurs anciennes pratiques, les nouveaux généraux de l’armée régulière les ont tout bonnement importées au sein même de l’institution militaire congolaise – où ce genre de méthodes étaient déjà bien ancrées, et ce depuis plusieurs décennies.
Les bonnes affaires des anciens seigneurs de guerre
C’est ainsi qu’un officier tel que le général de brigade Widi Divioka (décédé en 2016), membre de l’ALC, la branche armée du MLC, qui avait dirigé la sinistre opération « Effacer le tableau »2 en janvier 2003 contre des Pygmées en Ituri, s’est vu confier le commandement de la 7e région militaire au Maniema, puis celui de la 6e région militaire de la riche province du Katanga, après son intégration au sein des FARDC. En mars 2006, le général sera relevé de ses fonctions, épinglé pour avoir détourné à des fins personnelles des wagons de la Société nationale des chemins de fer chargés de l’approvisionnement des troupes stationnées entre Lubumbashi et Kamina. Cette mise à l’écart venait sanctionner plusieurs années de petites affaires souterraines systématisées.
Lors de l’instauration de l’état de siège au Nord-Kivu et en Ituri au printemps 2021, la nomination de Constant Ndima à la tête de la province iturienne a suscité l’émoi au sein de la société civile et de la population congolaise. En effet, durant la seconde guerre du Congo, le général Ndima était le supérieur direct de Widi Divioka au sein de l’ALC, et son nom a été associé aux exactions dirigées contre les populations civiles. Immédiatement après sa nomination, le MLC a dû démentir l’implication personnelle de Constant Ndima dans l’opération « Effacer le tableau » - l’officier sera finalement nommé gouverneur militaire de la province du Nord-Kivu.
Comme Ndima, un grand nombre de généraux de premier plan traînent aujourd’hui un lourd passif. Certains ont acquis une réputation de véritables trafiquants. Leur implication dans des affaires de détournements est documentée par diverses organisations congolaises et internationales.
S’ils ont accueilli favorablement les promesses du chef de l’État concernant leur rémunération, les hommes engagés à l’Est du pays sont aujourd’hui au bout du rouleau. À la peine face à la myriade de groupes armés actifs principalement entre l’Ituri et le Nord-Kivu, leur moral est un peu plus miné par les affaires de détournements de primes qui secouent les FARDC. Soupçonné d’avoir fait main basse sur les sommes destinées à payer les primes de combat, le général Fall Sikabwe, commandant de la 3e zone de défense, a été rappelé à Kinshasa en février 2020 pour répondre de ses actes en conseil de discipline. Dans la foulée, le puissant général Charles Akili dit « Mundos », commandant de la 33e région militaire (Bukavu, Sud-Kivu), était lui aussi sommé de rallier la capitale. Figurant sur la liste de sanctions des Nations Unies depuis le 1er janvier 2018, il est régulièrement cité dans des rapports d’organisations internationales qui le soupçonnent d’avoir financé les Forces démocratiques alliées (ADF) à Beni entre 2013 et 2014.
Ces convocations sont intervenues quelques jours seulement après le décès dans des conditions troubles du général Delphin Kahimbi, chef du renseignement militaire congolais, qui venait lui aussi d’être rappelé à Kinshasa. Mis hors de cause, Fall Sikabwe et « Mundos » ont finalement discrètement regagné l’Est du Congo et conservé le commandement de leurs troupes.
Des commandants intouchables ?
Mis au défi d’écarter les généraux jugés trop proches de son prédécesseur ou ceux dont les noms figurent sur les listes de sanctions internationales, Félix Tshisekedi n’a jamais jugé opportun de revoir le statut de ces officiers supérieurs considérés comme des « historiques » des FARDC. Dès février 2020, Peter Pham, alors envoyé spécial des États-Unis dans la région des Grands lacs, conditionnait l’aide militaire américaine à la mise à l’écart des officiers sous sanction de l’ONU. Parmi les principaux concernés aux côtés du général « Mundos », le général Gabriel Amisi Kumba dit « Tango Four » : actuel inspecteur général des FARDC, il est en charge d’enquêter sur la bonne utilisation des fonds alloués aux opérations militaires. Cet ancien membre du RCD a pourtant été associé à de nombreux scandales. Pointé du doigt par Human Rights Watch pour avoir commandité de graves exactions pendant la répression d’une mutinerie à Kisangani en 2002, « Tango Four » a également été cité par le Groupe d’experts de l’ONU sur le Congo pour trafic de minerais lorsqu’il était chef d’état-major des forces terrestres des FARDC entre 2006 et 20123. Suspendu par Joseph Kabila en 2012 alors que son nom apparaissait systématiquement dans les rapports de l’ONU, soit pour trafic d’armes, soit pour exploitation illégale d’or, l’officier est finalement réapparu dans l’organigramme des FARDC en 2014, avant d’être promu inspecteur général des FARDC par Félix Tshisekedi en 2020.
Face au règne de ces commandants aux réputations sulfureuses et bien conscients de l’impunité dont jouit leur hiérarchie, les soldats déployés au front, dont la parole est rare, oscillent entre colère et résignation. En janvier 2020, ils accusaient un retard de trois mois dans le versement de leur prime de combat. Parmi eux, le caporal Adrien (nom modifié), basé en Ituri :
Moi, je perçois 156 500 francs congolais, soit 92 dollars. C’est le salaire des moins gradés dans l’armée. Tshisekedi a augmenté nos soldes de 10 dollars par rapport à ce qu’on gagnait avant. Ces soldes, on les reçoit sans trop de soucis. Le problème, ce sont les primes de combat, qui sont d’un montant de 20 dollars. Sous Kabila, ces primes étaient de 15 dollars, mais au moins, nous les touchions chaque mois. Aujourd’hui, ce sont soit des mois de retard, soit un mois payé par-ci par-là, soit une prime qui disparaît dans la nature. Ce qu’il se passe, c’est qu’on nous dit que Kinshasa n’a pas débloqué les fonds et que la hiérarchie est dans l’attente. Des mois passent où ils nous font croire qu’ils attendent le feu vert de Kinshasa, alors qu’en réalité, Kinshasa a bien ordonné le paiement des primes et mis l’argent à disposition, mais il a été détourné par nos chefs. « Mundos », vous pourrez encore trouver quelques soldats pour le défendre parce qu’il hausse parfois le ton pour le paiement de nos primes et qu’il envoie lui-même à l’auditorat militaire des officiers qui avaient détourné notre argent. Mais d’autres officiers qui, je l’espère, se feront bientôt arrêter, ce sont des gens nuisibles qui doivent désormais être mis hors d’état de nuire car c’est à cause d’eux et du vieux système qu’ils ont mis en place que nous et nos familles vivons si mal alors qu’on est en première ligne contre les groupes armés. Des soldats sont en conflit avec leurs épouses à cause de ça, on ne peut pas subvenir à tous leurs besoins, il y en a qui divorcent, tout cela ruine nos familles et notre moral.
Convaincus d’être les victimes d’un tenace système de corruption, la plupart des soldats faisant les frais des détournements de primes n’ont que très peu d’espoirs de voir le pouvoir faire le ménage dans la hiérarchie militaire. Si en février 2021, la prime de 20 dollars a bien été versée aux hommes engagés dans l’opération « Sokola I », lancée en 2014 contre les groupes armés au nord-est du Congo, ces derniers n’ont bénéficié d’aucune régularisation de leurs impayés des mois précédents. En octobre dernier, la cour militaire de l’Ituri a condamné trois colonels et un lieutenant-colonel des FARDC pour détournement des fonds alloués aux opérations militaires. Arrêtés en juillet 2021 après un contrôle de l’inspection générale des FARDC lors d’une mission en Ituri, en plein état de siège, ils ont été condamnés à des peines allant de 1 à 10 ans de prison, à la restitution au trésor public des fonds détournés estimés à près de 100 000 dollars, et tous ont été radiés.
« Cette situation n’est pas tenable »
Saluées par des organisations de la société civile iturienne, qui y voient un signe de la volonté des autorités politiques et militaires d’assainir l’armée nationale, ces condamnations laissent perplexes les spécialistes des questions sécuritaires au Congo ainsi que les quelques soldats ayant eu vent de l’information. Pour eux, le tribunal militaire a joué la carte de l’exemple sans pour autant inquiéter les officiers qui se trouvent au cœur du système.
« Malgré toutes ces agitations, notre situation n’a absolument pas changé, explique un soldat expérimenté qui a évolué sur tous les fronts entre le Sud-Kivu et l’Ituri. Cette histoire de prime de combat est toujours la même, c’est-à-dire 20 dollars, que tu peux toucher ce mois-ci mais que tu n’auras pas les deux mois suivants, Cette situation n’est pas tenable. Mon épouse m’a quitté, j’ai moi-même pensé à quitter l’armée et rejoindre l’Europe, mais j’aime mon travail et la protection du pays. »
La dernière grande victoire des FARDC ayant permis la neutralisation d’une rébellion remonte à 2013 face aux mutins du M23. À l’époque, tout avait été mis en œuvre pour que les salaires et les primes des soldats du Nord-Kivu soient payés en temps et en heure. Leaders politiques et hommes d’affaires remettaient même des enveloppes bien garnies aux officiers en charge des opérations afin d’assurer tout le confort nécessaire aux soldats. Le général Lucien Bahuma, alors commandant de la 34e région militaire du Nord-Kivu, se permettait ainsi de fermer les yeux sur les petites magouilles de certains officiers, comme le trafic de carburant dans la périphérie de Goma, estimant que cela participait à l’effort de guerre et répondait aux besoins de première nécessité des soldats. Les vétérans de ce conflit le reconnaissent aujourd’hui : tout le confort qui leur a été assuré à l’époque leur a permis de concentrer leurs forces sur leur mission, sans avoir à se soucier de leurs situations personnelles et familiales.
Malgré l’instauration de l’état de siège, l’insécurité perdure en Ituri et au Nord-Kivu, où les populations civiles continuent à être ciblées4 et les positions des FARDC régulièrement attaquées. Interrogé le 7 novembre sur la situation des troupes engagées à l’Est du pays, Patrick Muyaya Katembwe, le ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement, a reconnu que la marche vers l’assainissement de l’armée serait encore longue.
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1L’état d’urgence a été proclamé le 6 mai 2021 pour lutter contre les violences perpétrées depuis plus de dix ans en Ituri et au Nord-Kivu.
2« Effacer le tableau » est une opération conjointe menée par le MLC et le RCD entre octobre 2002 et janvier 2003 contre les populations civiles en Ituri. Des crimes de guerre, des viols et des transferts forcés de population ont été commis contre les Pygmées Bambuti.
3Lire William Clowes, « UN Experts Accuse Congo Army General of Mining Gold Illegally », Bloomberg, 14 août 2017.
4Dans son rapport mensuel du mois de septembre sur l’Ituri, le Nord-Kivu et le Sud-Kivu, le Baromètre sécuritaire du Kivu dénombre 198 meurtres (hausse de 19 % par rapport au mois d’août), 155 enlèvements ou kidnappings (+24 %) et 91 affrontements (+34 %).