Maintien de la paix. Pour en finir avec « Peace Inc. »

Parti pris · Dans un article initialement publié en anglais, le chercheur britannique Joshua Craze revient point par point sur l’argumentation de Séverine Autesserre, connue pour ses écrits consacrés à l’industrie du maintien de la paix. Plutôt que de « sauver les sauveurs », ne serait-il pas temps de revoir le système des « peacebuilders » de fond en comble ? s’interroge-t-il.

Un hélicoptère de la Monusco transportant une délégation gouvernementale, dans l’Est de la République démocratique du Congo, en juin 2014.
UN Photo/Sylvain Liechti

En 2001, quand les États-Unis sont partis en guerre en Afghanistan, tout un marché s’est développé en parallèle pour imposer la paix. Alors que les forces armées américaines inondaient le ciel afghan de drones, les armes de ceux qui se battaient pour la paix paraissaient plus pernicieuses. Des milliers de consultants sont arrivés armés de workshops, de livres blancs et de généreuses indemnités journalières, prêts à plonger dans un labyrinthe d’ONG et de think tanks. De 2002 à 2013, les donateurs ont versés un peu plus de 50 milliards de dollars pour des activités qui allaient de la reconfiguration du budget national afghan à l’organisation de séminaires sur la prévention des conflits. Ce business était plutôt lucratif jusqu’à ce que Kaboul tombe aux mains des Talibans et que le dernier « peacebuilder » (promoteur de la paix) prenne un vol pour Dubaï en attendant un poste ailleurs.

En 2018, la mode – car le financement des bailleurs a aussi ses saisons – était à la « paix progressive en Afghanistan ». Après dix-sept années de succès « rapide » en matière de paix, les « peacebuilders » ont décidé qu’il faudrait en faire un objectif à long-terme. À la même époque, un rapport publié par l’organisation Conciliation Resources, financé par le gouvernement britannique, était préfacé par le célèbre criminel de guerre et président du Conseil de Paix afghan de l’époque, Mohammad Kareem Khalili. Il y faisait l’éloge d’un processus de paix géré par et pour les Afghans - quand bien même celui-ci était financé par la communauté internationale et dirigé par des consultants.

En 2019, alors que les avions américains lâchaient 7 423 bombes sur l’Afghanistan, le United States Institute of Peace (USIP) déclarait que les négociations « top-down » (du haut vers le bas) étaient inadéquates, et qu’il était temps, désormais, de construire la paix de façon « bottom-up » (du bas vers le haut). En lisant le rapport de l’USIP, on a l’impression d’entrer dans un monde imaginaire dans lequel les conflits ne sont que le résultat de malentendus locaux et où les États-Unis ne mènent pas une guerre contre le terrorisme. De toute évidence, personne à l’institut n’avait regardé le ciel afghan. Lorsqu’il s’agit de consolider la paix, il n’est utile de ne regarder que droit devant soi.

L’absurdité est le mode opératoire standard de « Peace inc. »

Les partisans de la paix graduelle en Afghanistan ne constituent qu’une facette d’une entreprise mondiale en plein essor, surnommé « Peace inc. » par la politologue française Séverine Autesserre, qui en est la principale critique depuis une quinzaine d’années. Dans trois de ses livres, Autesserre dresse le portrait peu flatteur d’une industrie multimilliardaire dirigée par des bureaucrates qui maîtriseraient parfaitement les arcanes des Nations Unies, mais qui n’auraient pas la moindre connaissance des lieux où ils travaillent. Que ce soit en Afghanistan, en Colombie ou au Sud-Soudan, les membres de « Peace inc. » restent à l’abri dans leurs résidences sécurisées, avec d’autres « peacebuilders » qu’ils ont probablement rencontrés ailleurs dans des missions similaires. Une carrière se fait en se déplaçant - rester au même endroit trop longtemps peut donner l’impression d’être devenu un « natif ». Tout cela contribue à ce qu’Autesserre décrit comme une pernicieuse « culture de la consolidation de la paix », qui rendrait les experts aveugles aux réalités du terrain.

Dans son nouveau livre, The Frontlines of Peace : An Insider’s Guide to Changing the World (Oxford University Press, 2021), Autesserre raconte l’histoire d’un rapport de l’ONU consacré à son programme politique au Kosovo, dans lequel des passages entiers concernent le Liberia. Le pauvre fonctionnaire chargé de « rédiger » le rapport s’était servi d’un vieux document comme modèle et avait oublié de remplacer les mentions du pays précédent. Toutes les nations dans lesquelles se trouve une mission de l’ONU ont une version de cette histoire. Au Sud-Soudan, où je travaille souvent, la feuille de route pour l’élaboration de la constitution, établie par des « peacebuilders » internationaux, faisait mystérieusement référence aux Fidji tout au long du document. Il n’est donc pas étonnant que les efforts de « Peace inc. » n’aboutissent que très rarement.

Autesserre considère le problème de la façon suivante : « Imaginez que je vous dise que les Nations Unies ont chargé un expert en résolution de conflits, venu disons du Kazakhstan, de mettre fin à la violence armée à Baltimore, mais que ni cet expert, ni aucun de ses supérieurs ne sont familiers avec la politique raciale américaine et les relations police-communauté dans les centre-villes des Etats-Unis.... et qui ne parlent même pas anglais… Vous penseriez que c’est absurde, n’est ce pas ? » L’absurdité est le mode opératoire standard de « Peace inc. ».

Pour les « peacebuilders », s’il y a des conflits, c’est que l’État n’est pas assez présent

Si Autesserre prend très à coeur les échecs de « Peace inc. », c’est parce que ce sont aussi les siens. En effet, elle est membre de « Peace Inc. » de longue date, depuis une affectation au Kosovo avec Médecins du Monde, jusqu’à ses missions en Afghanistan, au Sud-Soudan et en République Démocratique du Congo (RDC). Malgré l’idéalisme de ses collègues, elle constate les échecs de leurs missions. Le Kosovo n’est aujourd’hui rien de plus qu’une coquille vide. L’Afghanistan reste un pays fragmenté malgré les milliards de dollars qui y ont été dépensés. Le Sud-Soudan est passé de l’indépendance à la guerre civile. Les élections en RDC en 2006, censées être le point culminant du processus de paix, ont été accompagnées de violences qui ont embrasé l’Est du pays. À la fin de journées bien chargées, alors qu’elle boit une vodka tajik dans le bâtiment du Programme alimentaire mondial à Kaboul, ou qu’elle dîne au Chalet, un bistro chic de Goma dans lequel se retrouvent souvent les humanitaires pour voir et pour être vus, une question obsède Autesserre : « Pourquoi les interventions de consolidation de la paix échouent-elles si souvent à atteindre leur objectif ? » Au début de sa carrière, sa réponse correspondait à ce qu’on attendrait d’un business en pleine expansion : « Nous avons besoin de plus de ressources financières, logistiques et humaines. »

Le récit d’Autesserre n’était pas le même lorsqu’elle a écrit son premier livre, The Trouble with the Congo : Local Violence and the Failure of International Peacebuilding (Cambridge University Press, 2010). Entre 2003 et 2006, après les guerres dévastatrices des années 90, le pays est entré dans un processus de transition encouragé à l’international. Le livre questionne les raisons pour lesquelles, malgré ce processus de transition, la consolidation de la paix a échoué à empêcher les massacres dans l’Est de la RDC. La réponse proposée par Autesserre est que la violence locale a été dépolitisée et attribuée à une tendance naturelle des Congolais – chose certes regrettable, mais sur laquelle les « peacebuilders » n’auraient que peu de prise. Négligeant les conflits locaux liés à l’accès aux terres et aux ressources naturelles, qui étaient le moteur premier des violences, ils se sont plutôt concentrés sur la construction de l’État dans la capitale. Pour les « peacebuilders », s’il y a des conflits, c’est que l’État n’est pas assez présent.

Une responsable de la Monusco et des réfugiés sud-soudanais, à Goma, en 2017.
MONUSCO/Child Protection Section

Le livre suivant d’Autesserre, Peaceland : Conflict Resolution and the Everyday Politics of International Intervention (Cambridge University Press, 2014), constituait une étude plus approfondie de « Peace inc. » s’intéressant, entre autres, aux cas de Chypre, du Sud-Soudan et du Timor oriental. Dans tous ces pays, la question d’Autesserre demeurait la même : comment se peut-il que des personnes qui ont l’intention de sauver un pays en sachent si peu à son sujet ? Les problèmes commencent au bureau des ressources humaines. L’ONU et les ONG embauchent sur la base de contrats à court-terme, privilégiant davantage les compétences technocratiques plutôt que les connaissances du terrain. Une fois arrivés sur place, il est plus facile pour ces expatriés ainsi recrutés de rester entre eux, surtout dans le contexte de restrictions des mouvements imposées par les bureaucrates obsédés par la sécurité. Les consultations locales sont sommaires : une case à cocher sur une liste de choses à faire ailleurs.

Autesserre explique qu’au Timor oriental, il y avait deux salles à manger séparées - une pour les locaux, l’autre pour les internationaux. Elle raconte aussi l’histoire d’une fête de Noël en RDC au cours de laquelle l’un des participants a dit : « Nous sommes tous ici pour aider le Congo »... Mais il n’y avait aucun Congolais à la fête. Derrière les murs fortifiés des complexes fermés dans lesquels ils vivent, nous dit-elle, les « peacebuilders » sont souvent contrariés à l’idée que les locaux n’apprécient pas leurs efforts.

Sauver les sauveurs

Si le livre Peaceland contient une critique percutante de « Peace Inc. », il se termine par une série de recommandations étrangement banales, qui auraient pu sortir d’un rapport d’industrie. « S’appuyer davantage sur les employés locaux », peut-on lire dans un des sous-titres, « Continuer la bataille des idées », dans un autre... Ces recommandations suggèrent que la consolidation de la paix peut fonctionner - il suffirait juste d’en changer la culture. Pour illustrer son propos, Autesserre présente la figure exemplaire de James Scambary, un chercheur indépendant au Timor oriental. Scambary ne vivait pas dans un quartier fermé, séparé des « gens », mais parmi eux, et il passait son temps libre à discuter avec ses voisins timorais. Résultat ? Il avait prédit les émeutes de 2006 qui ont failli mettre fin à l’accord de paix - sauf que personne ne l’avait écouté.

C’est en lisant ces histoires de bravoure individuelle que le réel objectif du travail d’Autesserre devient évident. Elle ne cherche pas à sauver la RDC, ni aucun autre pays, autant qu’elle cherche à sauver les sauveurs. Dans chacun de ses livres, elle répète un jeu rhétorique, que j’ai nommé « le dilemme de Pyle », en référence à Alden Pyle, l’agent idéaliste de la CIA du roman de Graham Greene, The Quiet America, dont les actions au Vietnam eurent des conséquences dévastatrices. Le « dilemme de Pyle » est le suivant : comment des personnes bien intentionnées peuvent-elles provoquer des dégâts dans des endroits où elles étaient venues pour aider ? « Ils ont travaillé dur, ont enduré de nombreuses privations, ont parfois risqué leur vie, et ont été frustrés lorsque, à leur grand étonnement, la situation a empiré », écrit Autesserre. À maintes reprises, elle revient sur la passion des « peacebuilders », et sur leur engagement. Il doit y avoir une valeur, insiste-t-elle, dans leur bonne volonté.

Il est indéniable que nombre de « peacebuilders » sont idéalistes ; je connais beaucoup de gens dans ce cas. Mais la solution au « dilemme de Pyle » est simple : les intentions importent peu. La politique est une affaire de conflits matériels. Les « peacebuilders » peuvent avoir toute la bonne volonté du monde, cela compte peu comparé aux limites structurelles des organisations pour lesquelles ils travaillent.

« Peace inc. » a prospéré depuis la fin de la Guerre Froide. Cette temporalité n’est pas accidentelle. L’essor de ce business est intimement mêlé au rêve de « la fin de l’histoire », tellement en vogue dans les milieux de la politique étrangère dans les années 1990. L’anti-politique de la consolidation de la paix participe d’un libéralisme qui cherche à neutraliser les luttes réelles. Plutôt que de concevoir la violence comme faisant partie d’un objectif global - la fin de la domination coloniale, par exemple, ou une révolution - « Peace Inc. » considère que le problème réside dans la violence elle-même. Les pays en question peuvent rester cruellement inégaux et dépourvus de justice socio-économique, les « peacebuilders » ont accompli leur tâche dès lors que la paix est obtenue. Comme le résume Autesserre, pour « Peace Inc. », la guerre et la pauvreté sont « des problèmes techniques [...] qui peuvent être résolus grâce à des solutions technocratiques basées sur les meilleures pratiques et un corpus élargi d’idées éprouvées et universelles ».

La fin de la violence, et après ?

Tout comme la pensée de la Guerre Froide a dépolitisé le conflit, la focalisation obsessionnelle d’Autesserre sur la culture dépolitise les véritables enjeux de la consolidation de la paix. Même si tous les « peacebuilders » étaient comme James Scambary, leurs organisations devraient toujours rendre des comptes à leurs donateurs et aux programmes qui leur ont été fixés, lesquels sont rarement compatibles avec ceux des populations locales. Comme le démontrent les chercheurs Sharath Srinivasan et Mahmood Mamdani, il arrive souvent que les donateurs soient hostiles aux organisations locales, supplantant ou annulant les mouvements populaires. La question qui se pose est la suivante : où doit résider le pouvoir de décision ? Au cœur des communautés locales ou dans les mains des donateurs ? Il s’agit d’un désaccord politique concret qui ne peut être dissimulé en le réduisant au problème de la culture.

Les accords de paix, de la Syrie au Sud-Soudan, établissent une matrice de mise en œuvre établie par (et pour) des intervenants étrangers. Mais leur architecture continue à être dominée par la rhétorique technocratique de « Peace Inc. ». Il est encore difficile de savoir si l’on peut parler de succès au sujet de ces interventions. Il y a une cuisine interne au sein des sciences politiques dédiée à l’analyse des chiffres, et ses conclusions font l’objet de débats houleux - précisément parce que les modalités sont incertaines. L’intervention de l’ONU en RDC a-t-elle été un succès parce qu’elle a débouché sur des élections, ou un échec parce que les violences se sont intensifiées dans l’Est du pays ? Autesserre défend la seconde proposition parce qu’elle considère que de mettre fin à la violence constitue le but principal de la consolidation de la paix. Mais la situation n’est pas si évidente. Les conflits nationaux se sont révélés problématiques. Non seulement parce qu’ils conduisent à des massacres, mais également parce qu’ils menacent la stabilité régionale et donc l’ordre international chapeauté par les Américains. À cet égard, le nombre de morts dans l’Est de la RDC ne compte pas, mais les élections à Kinshasa et la stabilité régionale, si.

Vu sous cet angle, le formalisme technocratique de « Peace Inc. » est une de ses caractéristiques, et non un problème. Si la consolidation de la paix est conçue de façon à éviter la guerre, alors les accords à court terme entre les élites politiques constituent une approche rationnelle. Puisque l’ordre du jour est la stabilisation, il semble judicieux de créer un État et de lui conférer une légitimité internationale, aussi illégitime puisse-t-il être sur le terrain. Le Sud-Soudan et la Somalie se trouvent précisément dans cette situation. Dans chacun de ces pays, le gouvernement a le soutien de la communauté internationale d’une part, et des soldats de la paix d’autre part, mais aucun de ces gouvernements n’a de légitimité en dehors de la capitale. Ils sont par ailleurs responsables de graves crimes et violations des droits humains. Pourtant, « Peace Inc. » les soutient. C’est la voie de la stabilité.

Les endroits semblent se confondre, comme dans tout tourisme mondialisé

En 2016, je me trouvais au Windsor Golf Course and Country Club, dans la banlieue verdoyante de Nairobi (Kenya), pour un colloque sur la guerre civile au Sud-Soudan. Ce matin-là, devant des croissants et un jus d’orange fatigués, j’ai vu des dames venues de Karen, une des banlieues pavillonnaires les plus blanches de Nairobi, se dirigeant à grands pas vers le tee, alors que les caddies se démenaient pour garder le rythme. Peu à peu, la salle s’est remplie de membres de « Peace Inc. » venus pour discuter du conflit voisin. Bien que la guerre au Sud-Soudan n’en était qu’à sa troisième année, il y avait déjà eu un accord de paix et plusieurs cessez-le-feu. Ces accords faisaient d’ores et déjà partie intégrante de ce que David Keen appelle un « système de guerre » : les acteurs militaires se sont rebellés pour obtenir une place à la table des négociations, et la violence militaire dont ils ont fait preuve a été récompensée par l’octroie d’une légitimité politique.

Alors que les diplomates évaluaient avec expertise la situation du bacon frit, j’ai aperçu une ancienne connaissance - un ex-officier britannique qui s’est enrichi en formant l’armée sud-soudanaise qui a ensuite massacré son propre peuple. Il faisait maintenant partie de l’équipe chargée de mettre en œuvre les éléments sécuritaires des accords de paix. (Les membres de « Peace Inc. » excellent dans les échecs.) Plus tard dans la journée, il a prononcé une des principales allocutions du colloque. La consolidation de la paix « top-down » ne suffisait pas, annonçait-il. Il était essentiel - et ici je paraphrase - de continuer à rassembler les dirigeants armés dans des chambres d’hôtel hors de prix à Addis-Abeba pour des pourparlers interminables. Mais nous devions également répondre aux griefs locaux. Ce qu’il nous faut, dit-il à l’auditoire enthousiaste, c’est « une approche top-down, bottom-up, trickle-down » (une approche descendante, ascendante, de ruissellement). Le public applaudit à la proposition. Une décennie après les premières suggestions d’Autesserre, des variations de l’idée de consolidation « bottom-up » proliféraient partout.

Des Casques bleus en mission à Kabara, préès de Tombouctou (Mali) en mars 2017.
Harandane Dicko/MINUSMA

Son dernier livre ne fera qu’ajouter au crescendo. The Frontlines of Peace annonce l’entrée en jeu de son auteure dans le monde des « conférences TED » et des messages pontifiants. Il a aussi été très bien reçu par la critique, avec des commentaires élogieux des piliers de la gauche tels qu’Atossa Araxia Abrahamian, dans le New York Times, et Alex de Waal, dans le Times Literary Supplement. Là où Peaceland diagnostiquait les problèmes de « Peace Inc. », The Frontlines of Peace se concentre sur les processus locaux de consolidation de la paix. Le lecteur a droit à un tour du monde des tentatives de prise en charge locale dont les étapes comprennent la Colombie, Goma et le Sri Lanka. Au bout d’un moment, les endroits semblent se confondre, comme dans tout tourisme mondialisé. Chaque chapitre contient une critique de « Peace Inc. » qui recycle souvent des paragraphes entiers des livres précédents d’Autesserre, quelques scènes héroïques d’acteurs locaux (parfois aussi recyclées, comme l’histoire de Scambary), puis une conclusion heureuse. Les locaux peuvent consolider la paix ; le savoir local est important ; les « peacebuilders » internationaux sont cruciaux - il leur suffit de s’aligner avec le programme local de consolidation de la paix.

Le local fétichisé, le politique ignoré

Le « politique » se remarque surtout par son absence. En lieu et place, le « local » est fétichisé en tant que source de sagesse et de vérité. Mais le problème qui se pose, c’est que le « local » est une perspective entrevue depuis un avion. La seule chose qui unifie cette catégorie, c’est qu’aucun des locaux ne se reconnaîtrait dedans. En réalité, leurs préoccupations sont résolument politiques et particulières. Si le « local » n’a aucune cohérence en tant que terme, il n’a pas non plus de valeur morale absolue. Au Sud-Soudan, le « local » comprend les associations de femmes constituées au sein d’un camp de personnes déplacées, ainsi que la milice qui a brûlé le village dans lequel ces femmes vivaient.

En réalité, The Frontlines of Peace, c’est l’histoire des « peacebuilders ». Le « local » leur servira de cheval blanc pour justifier leur travail. De la même manière que James Scambary pourrait être habillé d’un voile de vertu pour avoir daigné vivre parmi les locaux, le business de « Peace inc. » dans son intégralité peut sauver son âme en pratiquant la consolidation de la paix au niveau local. Travailler directement au niveau local permet d’éviter toutes sortes de questions délicates autour de la politique interventionniste. La stratégie « bottom-up » n’est pas une révolution, mais la suite logique de la position anti-politique de « Peace Inc. ».

Une des histoires les plus parlantes dans le livre concerne Idjwi, une île située au milieu du lac Kivu, qui est un havre de tranquillité au milieu d’une région secouée par la guerre. L’explication d’Autesserre est prévisible : c’est grâce à la culture de paix de l’île. Selon elle, les pactes de sang et la sorcellerie répandus sur l’île ont maintenu le seuil de violence au plus bas. Et ce malgré les inégalités sociales et matérielles - trois familles et l’église ont le contrôle de 70 % de la terre - et la pauvreté, qui est omniprésente - 82 % de la population survit avec moins de 1 dollar par jour. Une explication plus prosaïque de la tranquillité sur l’île d’Idjwi pourrait être l’absence relative de l’État et de la communauté internationale. Le propre assistant de recherche d’Autesserre fait cette remarque : « Le gouvernement nous oublie et la communauté internationale nous oublie parce que tout le monde dit que Idjwi n’a jamais été en guerre. Je me demande s’ils ne cherchent pas à nous faire déclencher une guerre, pour qu’on puisse enfin avoir des projets d’aides ! »

La consolidation de la paix sera toujours assujettie aux ordres de ses donateurs

Si Autesserre avait suivi l’intuition principale de cette histoire - qui ressemble à bien d’autres dans The Frontlines of Peace - elle aurait peut-être écrit un livre dans la tradition anarchiste de James C. Scott sur les formes alternatives de sociétés créées en dehors de l’ordre imposé par l’État. Ce récit, bien que tout aussi coupable de fétichiser le « local », aurait au moins eu l’avantage de la cohérence. Au lieu de cela, Autesserre défend le cas des « peacebuilders ».

Le danger d’une telle approche devient apparent dans son étude de cas du Life and Peace Institute (LPI), une organisation qui met en place une consolidation de la paix participative avec des communautés locales dans le monde entier. Autesserre étudie le travail de la LPI dans les provinces assiégées du Kivu en RDC, où son approche lente, basée sur la communauté, semble avoir des effets. Du moins, c’était le cas avant qu’Autesserre n’écrive un éditorial dans l’International Herald Tribune en 2012 faisant l’éloge de la LPI. Cet article déclencha une invasion de « Peace Inc. ». LPI reçut des demandes de briefings et de partenariats avec des organisations étrangères, et fut inondé de dons. Soudain, ils n’étaient plus à l’écoute des communautés qui leur avaient donné leur légitimité. En quatre ans, après s’être étendue trop rapidement et avoir été accusée de corruption, le LPI ferma tous ses programmes en RDC.

Peut-être la culture de « Peace Inc. » peut-elle être changée, mais pas sa politique. La consolidation de la paix sera toujours assujettie aux ordres de ses donateurs. Le but avoué de « Peace Inc. » étant de mettre fin à la guerre, elle fonctionne en maintenant la violence à un niveau acceptable pendant que les forces sociales sont neutralisées. Dans son nouveau livre, Humane : How the United States Abandoned Peace and Reinvented War (Farrar, Straus and Giroux, 2021), Samuel Moyne cite Leon Tolstoï, inquiet à l’idée que l’humanitarisme n’enracine la guerre en la rendant acceptable. « Peace Inc. » a aussi rendu la violence acceptable - tant que cette dernière ne menace pas l’ordre inter-Étatique. Pour obtenir le type de paix durable qu’Autesserre semble souhaiter - dans laquelle chacun peut vivre une vie épanouie - il faut éviter les « peacebuilders ». Pour le peuple d’Idjwi, nous ne pouvons qu’espérer que « Peace inc. » ne lise pas le nouveau livre d’Autesserre.