Dans la nuit du 1er au 2 septembre, des centaines de détenus de la prison centrale de Makala (PCM), à Kinshasa, la capitale de la République démocratique du Congo (RD Congo), sont sortis de leurs pavillons de détention, ont procédé à la destruction des bureaux administratifs et ont perpétré des viols massifs sur près de 320 femmes incarcérées. Cette ruée des détenus vers le bloc administratif pendant la nuit a été interprétée par les autorités carcérales comme une tentative d’évasion. Elle a débouché sur une répression militaro-policière dont le bilan provisoire présenté le 2 septembre par le ministre de l’Intérieur, Jacquemain Shabani, s’élevait à 129 morts et 59 blessés. Cet évènement nocturne n’est pas le premier incident notable qui affecte la PCM à des heures tardives. La nuit du 16 au 17 mai 2017 reste encore vivace dans la mémoire de nombreux citadins de Kinshasa. Plus de 4 000 détenus avaient incendié les bureaux administratifs, causé la mort de deux gardiens, avant de s’enfuir de la PCM.
En RD Congo, de tels évènements sont avant tout traités comme des cas de force majeure qui contraignent les membres du gouvernement à justifier la politique militariste de l’État. En les qualifiant d’évasion ou de tentative d’évasion, les autorités politiques congolaises n’ont pas seulement fait acte de communication gouvernementale. Ils ont aussi activé des actions publiques visant à établir les responsabilités des uns et des autres et à sanctionner les coupables de l’incident. Le ministre de l’Intérieur a par exemple indiqué qu’une cellule de crise avait été mise en place sous sa houlette pour faire la lumière sur les évènements.
Quant au ministre de la Justice, Constant Mutamba, il a parlé d’un acte de sabotage visant à remettre en question sa politique de décongestionnement (réduction de la surpopulation) des prisons. Le tribunal militaire de Kinshasa a d’ores et déjà entamé les audiences au sein de la PCM, dans le but de juger les présumés auteurs de ce qu’il convient désormais d’appeler « la tentative d’évasion du 2 septembre 2024 ». Les détenus qui sont convoqués à ces audiences sont accusés entre autres de viols, d’acte de terrorisme, d’incendie volontaire, et de destructions méchantes des biens publics. Du côté des ONG, des partis d’opposition et de la presse internationale, une profusion de critiques ont émergé, qualifiant l’évènement du 2 septembre de carnage et exigeant que l’État soit reconnu civilement responsable de n’avoir pas protégé les femmes incarcérées au pavillon 9 de la PCM.
Le bourreau devenu victime
Bien que la multiplicité des déclarations d’acteurs étatiques et non étatiques soit justifiée, eu égard à la gravité de l’incident, une action publique orientée vers l’identification des responsables et la sanction des coupables fournit très peu de clés d’analyse sur les facteurs sous-jacents, les routines quotidiennes, ainsi que les problèmes structurels et infrastructurels qui déclenchent des incidents à la PCM. D’un point de vue analytique, plusieurs auteurs ont déjà mis en relief la question de la surpopulation (la PCM comptait 14 500 détenus en janvier, pour une capacité d’accueil de 1 500 places), causée en partie par la longue période d’attente de jugement. Un facteur explicatif additionnel est sans doute le contexte nocturne dans lequel un drame comme celui du 2 septembre a émergé. Un tel évènement peut être mis en lumière à l’aune des routines de l’organisation des acteurs qui vivent et travaillent en prison, et de leurs modes opératoires qui varient entre le jour et la nuit, tandis que la PCM est supposée fonctionner à toute heure.
En partie, les zones d’ombre autour de « la tentative d’évasion du 2 septembre 2024 » procèdent de la nature anonyme, mystérieuse, obscure, non programmée et parfois funeste des activités nocturnes. Il est difficile pour un acteur, y compris pour celui qui sécurise la prison avec une arme à la main, de savoir ce qui se passe autour de lui. Par ailleurs, les vidéos de la nuit carcérale sont rares, et parfois impossibles à réaliser, surtout en cas de coupure d’électricité. Face à une telle carence d’information, les commentaires a posteriori apparaissent comme biaisés et fortement limités. Ces commentaires, qui sont parfois contradictoires, rendent complexes les narratifs des évènements. Le détenu qui saccage les bureaux, après avoir cisaillé les portails des pavillons, est aussi la victime de la riposte militaire. Le gardien de la prison devient l’assaillant des détenus, et le détenu qui attaque les gardiens dans le but de fuir, de piller et de violer les femmes, devient par la suite une victime de la violence militaro-policière, alors qu’il était un bourreau potentiel. Toutes ces contradictions font de la temporalité nocturne un sujet préoccupant qu’il convient de cerner dans ses multiples manifestations.
L’un des premiers points à mettre en avant est que tout évènement nocturne qui se déroule dans les pavillons de détention de la PCM ne peut pas être observé ou vécu directement par l’administration carcérale. La gouvernance publique diurne, qui permet aux agents pénitentiaires civils, aux membres des ONG, aux magistrats, aux avocats et aux acteurs religieux de venir travailler vers 8 heures et de retourner chez eux vers 16 heures ou 17 heures, disparaît complètement pendant la nuit. La circulation des agents pénitentiaires et de tous les acteurs extérieurs au sein des pavillons étant à l’arrêt, il est difficile pour ceux qui ne sont pas détenus de connaître le déroulement exact des activités nocturnes dans les lieux de détention.
Hantise des atrocités
En dehors des pavillons, tous les agents administratifs civils des trois bureaux du greffe pénitentiaire, de la cuisine, du service de détention, du secrétariat de la prison et des services d’enregistrement des visiteurs ne sont plus opérationnels. Leurs différents bureaux sont généralement fermés. Certains agents pénitentiaires sont censés assurer la garde au sein du pavillon 9, réservé aux femmes, et du dispensaire, supposé accueillir les malades à toute heure. Toutefois, plusieurs parmi eux sont absents pendant la nuit car ils vivent dans la hantise des atrocités subies par leurs collègues morts dans la nuit du 17 mai 2017, lors de l’évasion massive. Les seuls agents pénitentiaires qui peuvent donc être de garde et présents à leurs postes pendant la nuit sont les personnels militaires et policiers. Ils ne sont pas présents dans les pavillons mais s’assurent qu’aucun détenu ne sorte des pavillons pour se retrouver dans les blocs administratifs ou dans un autre recoin de la prison, dont l’accès est interdit aux heures tardives.
L’intervention musclée de la police et de l’armée pendant la nuit n’est généralement pas nécessaire lorsque les incidents plus ou moins mineurs sont résolus par l’« autogouvernance » des détenus. Cette « autogouvernance » nocturne est une modalité de la gouvernance conjointe, mise en œuvre entre l’administration carcérale et les détenus. Dans la gouvernance conjointe, les détenus font office d’informateurs, de commissionnaires, d’organisateurs des travaux d’hygiène, de contrôleurs de la circulation de leurs codétenus d’un pavillon à un autre. Ils sont aussi ceux qui font exécuter les punitions disciplinaires imposées par les agents pénitentiaires à l’encontre des récalcitrants. Ils ont pour commandant en chef le « gouverneur général » des détenus, qui est celui qui distribue les rôles.
L’un des services les plus actifs de cette gouvernance des détenus pendant la nuit est le service de « la police militaire ». Les membres de ce service interviennent en cas de bagarres et de querelles. L’une des pommes de discorde dans la nuit est la question des espaces de couchage. La prison étant surpeuplée, il est très souvent difficile pour les uns d’accepter de rester debout, d’aller dormir dans les toilettes nauséabondes, tandis que d’autres réussissent à trouver de minuscules places de couchage dans une chambre. « La police militaire » des détenus est censée mettre un terme à ce type de conflit1, mais n’y parvient pas toujours.
Des systèmes d’alerte perfectibles
Avec les militaires et les policiers, « la police militaire » de la gouvernance conjointe contribue à la mise en œuvre d’une double action sécuritaire pendant la nuit carcérale. L’action des militaires et des policiers, qui est potentiellement mortifère, n’est susceptible de s’enclencher que si la première action de contrôle faite par « la police militaire » est défaillante. Lorsque les détenus sortent hors de leurs espaces de détention et que les militaires interprètent leurs ruées massives vers les bureaux administratifs et vers les pavillons des femmes comme des menaces sécuritaires ou des tentatives d’évasion, la répression est inévitable, comme ce fut le cas le 2 septembre.
Les incidents qui se produisent dans la nuit permettent de constater la capacité limitée des détenus impliqués dans la gouvernance conjointe, surtout en matière de médiation ou de gestion des conflits carcéraux. L’absence d’incidents nocturnes notables depuis mai 2017 n’est pas non plus la preuve d’une autogouvernance efficace des détenus pendant la nuit.
Le travail des détenus de la gouvernance conjointe est fortement limité dans la nuit. Bien qu’ils soient autorisés à avoir des téléphones pour prévenir l’administration officielle en cas de décès, de bagarres générales et de maladies graves, ils n’ont pas toujours la certitude que leurs problèmes seront résolus à la suite d’un coup de fil. En cas de révolte collective des détenus, ceux qui font partie de la gouvernance conjointe risquent même de devenir les premiers à être poignardés et passés à tabac par leurs pairs.
Même s’il n’est pas toujours possible de maintenir au sein d’une prison le même dispositif le jour et la nuit, certaines dispositions politiques et économiques peuvent être entreprises pour faire de la vie carcérale nocturne un moment de travail administratif moins exposé aux incidents.
Former les détenus médiateurs
L’un des premiers leviers qui pourrait être activé est le paiement des salaires et des primes de tous les agents pénitentiaires supposés travailler de jour comme de nuit au sein de la PCM. En attendant que les réformes de la justice en cours aboutissent à une telle rémunération, plusieurs de ces agents justifient encore leurs absences au travail par le manque de salaire et de paiement de primes de risques. La rémunération n’est sans doute pas le seul argument, puisque ces agents se sentent toujours vulnérables à la violence nocturne des détenus. Ils redoutent également de possibles arrestations et incarcération au sein de la PCM en cas d’erreur ou de faute professionnelle. La mise en place d’une protection professionnelle des agents pénitentiaires pourrait sans doute améliorer leurs motivations professionnelles au service de la prison.
Par-delà les agents pénitentiaires, il serait opportun, eu égard aux responsabilités qui leur incombent, de doter les détenus impliqués dans la gouvernance conjointe d’un savoir-faire susceptible d’amenuiser les révoltes au sein des prisons. Ils pourraient recevoir des formations spécifiques de la part des partenaires techniques et financiers tels que le Programme des Nations unies pour le développement, la Croix-Rouge, Avocats sans frontières, RCN Justice et Démocratie, qui travaillent au quotidien au sein de la PCM. Des modules de formation en matière de communication non violentes, de médiation interculturelle ou de gestion démocratique des foules pourraient être cruciaux, en vue de doter ces détenus de compétences pratiques en cas de révoltes carcérales.
Par ailleurs, la décision du ministre de la Justice de faire libérer les détenus malades est on ne peut plus louable, parce que ces personnes vulnérables sont très souvent des victimes collatérales des violences carcérales. Étendre ces mêmes procédures de libération aux femmes incarcérées qui ont été les cibles des viols collectifs du 2 septembre pourrait alléger le poids de l’atrocité qui leur a été infligée. Rappelons que certaines femmes sont incarcérées avec leurs enfants. Elles devraient impérativement être protégées.
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1Voir Liwérant et Nionzi, dans Conjonctures de l’Afrique centrale 2023, L’Harmattan.