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La France et le génocide des Tutsis

France-Rwanda. Alain Juppé, François Mitterrand et « les génocides »

Parti pris · L’actuel membre du Conseil constitutionnel était le ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand au moment du génocide des Tutsis au Rwanda. Même s’il n’était pas du même bord politique que le président, lui aussi a toujours défendu l’action de la France. Il y a trente ans, il publiait une tribune dans Libération dans laquelle il avançait la thèse négationniste « des génocides ».

L'image présente un homme en train de faire un geste de la main, comme s'il saluait ou s'adressant à quelqu'un. Il est vêtu d'un costume et d'une cravate, et son visage semble sérieux. L'arrière-plan est de couleur bleue, créant un contraste avec la figure au premier plan. En haut et à gauche, une citation est inscrite en lettres blanches : « La France exige que ces génocides soient jugés », suivie d'une date, le 16 juin 1994. L'ensemble de l'image évoque un appel à la justice et à la responsabilité en rapport avec des événements tragiques de l'histoire.
Alain Juppé.
© DR

À l’occasion des 30e commémorations du génocide des Tutsis du Rwanda, quelques mitterrandiens sont montés une nouvelle fois au créneau pour contester le soutien des autorités françaises aux extrémistes rwandais qui ont préparé puis commis le génocide en 1994. Ces désormais fameuses « responsabilités lourdes et accablantes » documentées dans le rapport rendu en avril 2021 par la commission d’historiens présidée par Vincent Duclert, mais dénoncées depuis trente ans par des universitaires, journalistes ou militants, sont maintenant entendues et acceptées par la société française.

Cette dernière fut longtemps victime d’une importante désinformation qui a consisté à entretenir le cliché raciste de « massacres interethniques », qui trouva son prolongement dans l’évocation de deux génocides : certes « les Hutus » avaient commis un génocide à l’encontre des Tutsis, mais ces derniers étaient également accusés d’avoir organisé un génocide des Hutus en représailles. L’une des plus grandes qualités du rapport de la commission Duclert est sans doute de faire fonction de digue face à la réécriture en France du génocide des Tutsis au Rwanda. Vincent Duclert a très clairement dénoncé la dimension négationniste de la thèse du « double génocide » et il a également réhabilité la parole de lanceurs d’alertes français, placardisés dans les années 1990.

Le « rapport Duclert » met au centre de la collaboration française avec les génocidaires rwandais le président de la République François Mitterrand. Or, trois ans après la remise du rapport à Emmanuel Macron, et alors que la société française comprend de plus en plus que le génocide des Tutsis fait partie de l’histoire de France, quelques « grognards mitterrandiens1 » continuent de réciter leur version, en dépit du fait que leurs grosses ficelles aient été dévoilées.

Sur la même ligne que Mitterrand

Parmi eux, on ne présente plus l’ancien secrétaire général de l’Élysée Hubert Védrine. Tout récemment, son successeur à la présidence de l’Institut François Mitterrand, Jean Glavany, a repris les mêmes éléments de langage, dénoncés le 5 mai par trois historiens (Jean-Pierre Chrétien, Marcel Kabanda et Vincent Duclert) dans Libération. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre de François Hollande et qui fut rapporteur de la mission d’information parlementaire en 1998 « sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994 »2, conteste également, comme Jean Glavany, la dimension scientifique du travail de la commission Duclert, le réduisant à une sorte de tribunal populaire3.

Le rapport de la commission, puis Vincent Duclert dans les médias, insistent sur la responsabilité première du chef de l’État, et l’opinion publique constate désormais l’incapacité des gardiens de sa mémoire à réaliser un « droit d’inventaire ». Mais il reste indispensable de comprendre que la lecture mitterrandienne du génocide des Tutsis a dépassé les clivages politiques, et que ceux qui étaient aux plus hautes responsabilités civiles et militaires ont pu s’y retrouver.

C’est le cas d’Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de cohabitation entre avril 1993 et mai 1995, aujourd’hui membre du Conseil constitutionnel, qui reprend lui aussi depuis trente ans les mêmes arguments que ces socialistes. Au regard de la convergence des positions de François Mitterrand et d’Alain Juppé à propos du génocide des Tutsis, de l’incapacité de ce dernier à assumer des « responsabilités accablantes » au point de continuer à s’enfermer dans la crypte de la mitterrandie, et compte tenu également de l’importance de ses responsabilités au sein de l’exécutif français en 1994, il est étonnant qu’Alain Juppé, très rare acteur de l’époque encore en fonction aujourd’hui, passe autant inaperçu lorsqu’il s’agit de dénoncer le soutien des autorités françaises aux extrémistes rwandais. Or ce serait une erreur de réduire ce soutien à la personne de François Mitterrand, ou seulement à ses héritiers « naturels ».

« Nous n’avons jamais eu de divergence sérieuse »

En 2019, Alain Juppé précisait au journaliste Laurent Larcher, dans son livre Rwanda. Ils parlent : témoignages pour l’histoire (Le Seuil, 2019), à propos de l’engagement français au Rwanda : « Un homme comme Bernard Cazeneuve, pour qui j’ai une très grande estime, est exactement sur la ligne que je viens de dire. Il l’a écrit, en disant : “Cessons de diaboliser la France.” Je parle de temps en temps avec lui et il m’a dit qu’il partageait à la fois totalement mon analyse et surtout ma version des faits. » Il peut sembler contre-intuitif de considérer qu’Alain Juppé se soit aligné sur la politique mitterrandienne concernant l’engagement au Rwanda, et participe depuis à sa défense. Mais dans ses mémoires publiées en 2023 (Une histoire française, Tallandier), Alain Juppé écrit : « Il est de notoriété publique que, pendant deux ans, nos relations [avec François Mitterrand] auront été bonnes. » Puis : « Nous n’avons jamais eu de divergence sérieuse. » Et encore : « Au-delà du formalisme de nos relations de travail, une compréhension, et même un lien personnel se tissèrent entre le président et moi. »

Le rapport Duclert confirme cette proximité entre les positions de François Mitterrand et celles d’Alain Juppé : « Proche de Matignon, le ministère de la Défense avec François Léotard travaille étroitement avec Édouard Balladur [le Premier ministre, NDLR], ainsi que le ministère de la Coopération, du moins durant la période de Michel Roussin. À l’inverse les relations sont parfois tendues entre Matignon et le ministère des Affaires étrangères, ce dernier épousant davantage les visions de l’Élysée. » Les membres de la commission relèvent qu’Alain Juppé partage avec le président de la République la même conception raciale et ethniciste du Rwanda (p. 397), qu’ils sont en accord sur la préparation de l’opération « militaro-humanitaire » Turquoise (déployée au Rwanda du 22 juin au 21 août 1994), puis sur l’option de créer une « zone humanitaire sûre » pour « arrêter les massacres » (et non un génocide). Le rapport précise : « Interviewé au même moment par des journalistes de Jeune Afrique4, Alain Juppé déclare que, sur le Rwanda, il a “la même analyse” que l’Élysée. »

Les nombreuses interviews de Vincent Duclert ont largement mis en avant la cécité des autorités françaises et, surtout, pour ne pas dire exclusivement, celle de Mitterrand. Le président de la République n’a pas voulu voir ni entendre qu’il maintenait une collaboration avec un régime de plus en plus noyauté par des extrémistes préparant puis commettant un génocide. À l’inverse, Alain Juppé a la réputation, qu’il entretient, d’avoir été le premier homme politique français à dénoncer le génocide des Tutsis. Pourtant, là encore, les positions des deux hommes se sont rejointes.

Une interprétation tribale dépolitisée

Cela a été trop peu relevé, mais le rapport de la commission Duclert considère que la reconnaissance du génocide des Tutsis par Alain Juppé, le 16 mai 1994 à Bruxelles (en marge d’une séance du Conseil des affaires générales de l’Union européenne) puis deux jours plus tard à l’Assemblée nationale, n’a pas de réelle consistance :

Les déclarations françaises de mai et juin 1994 sur le génocide au Rwanda ne constituent pas, en tout cas, un acte de reconnaissance du génocide des Tutsi, elles méconnaissent la définition du génocide. Elles semblent surtout animées du souci d’être en phase avec une opinion publique qui souhaite entendre ce mot. Celui-ci finit du reste par disparaître de la communication publique des autorités françaises comme en atteste la déclaration du ministre des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale le 1er juin, puis celle du ministère en date du 11 juin et le communiqué commun président de la République-premier ministre.

À la lecture des archives françaises, les membres de la commission font cette analyse : la dénonciation du génocide faite par Alain Juppé le 16 mai 1994, « éloquente » mais qui « n’en demeure pas moins déjà ambiguë », n’est pas suivie de conséquences et ne résiste pas à l’interprétation « tribale » dépolitisée et anhistorique de l’Élysée. En réalité, le ministère des Affaires étrangères s’est fourvoyé de la même manière que Mitterrand et son entourage. Le rapport Duclert mentionne que « le 15 juin, […] Alain Juppé a reculé au point d’adopter les éléments de langage du président de la République. […] Le terme génocide ne qualifie désormais que des massacres commis par l’un et l’autre camp, et c’est l’aggravation de ces derniers qui devrait conduire la France à intervenir. »

La proximité des points de vue entre François Mitterrand et Alain Juppé sur la politique menée au Rwanda ne fait donc aucun doute. L’ancien ministre des Affaires étrangères a donc sa part de responsabilités dans ce « plus grand scandale de la Ve République », selon le sous-titre du livre de Vincent Duclert (La France face au génocide des Tutsis, le plus grand scandale de la Ve République, Tallandier, 2024). Pourtant il n’est jamais mentionné par ce dernier lors de ses entretiens dans les médias. De son côté, Alain Juppé ne s’est pas privé dans ses mémoires d’écrire que « taxer la France de “responsabilités accablantes”, comme il est écrit dans la conclusion du rapport Duclert, est injuste et inexact ».

Les « erreurs » de la diplomatie française

Il y conteste l’inconsistance de sa dénonciation du génocide décrite par la commission : « J’ai réitéré cette dénonciation du génocide le 18 mai […]. Non seulement je n’ai jamais varié sur cette appréciation mais j’ai immédiatement travaillé, avec mon équipe du quai d’Orsay, à rechercher les moyens d’y mettre un terme. C’est ainsi qu’est née l’idée de l’opération Turquoise. » Alain Juppé écrit ici que Turquoise aurait eu comme objectif de « mettre un terme » au génocide, ce qui est faux. L’ordre d’opération demandait aux soldats d’« adopter une attitude de stricte neutralité vis-à-vis des différentes factions en conflit », dans un contexte d’ « affrontements interethniques ».

Cette mission militaire agissait dans le cadre de la résolution 929 de l’ONU, qui ne mentionnait pas non plus le génocide. Les soldats devaient mettre « immédiatement fin à tous les massacres de populations civiles dans les zones qu’ils contrôl[ai]ent » et « contribuer, de manière impartiale, à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda ».

Si Alain Juppé semble oublié par les observateurs de la politique française, le rapport de la commission Duclert n’est pourtant pas la première critique faite au ministère des Affaires étrangères. La mission d’information parlementaire de 1998 avait estimé que la diplomatie française « n’a[vait] pas tenu compte des informations dont elle disposait sur la préméditation du génocide, qu’elle a[vait] commis une erreur dans son soutien au Gouvernement Intérimaire Rwandais, et que la ligne qu’elle a[vait] tenue tout au long de l’année 1994, désignée par les parlementaires comme l’obsession du cessez-le-feu, a[vait] fini par placer la France dans une situation intenable ».

Trois critiques majeures sont faites au Quai d’Orsay : le gouvernement intérimaire rwandais s’est constitué en partie au sein de l’ambassade française, avec le soutien de l’ambassadeur ; Alain Juppé, l’Élysée et Matignon ont reçu à Paris le 27 avril des extrémistes rwandais, leur offrant une légitimité que les autres chancelleries occidentales leur avaient refusée. Face au journaliste Laurent Larcher qui lui a demandé dans son livre « quand vous les recevez, vous avez conscience que ce sont des génocidaires ? », Alain Juppé a répondu : « Oui, bien sûr. Bien sûr. Mais enfin… pour faire la paix, on négocie avec des fauteurs de guerre, toujours. » Enfin, alors que l’ambassadeur en Ouganda, Yannick Gérard, rattaché à l’opération Turquoise, s’étonne auprès de son ministère du souhait de Paris de faciliter la fuite de génocidaires au Zaïre (actuelle RD Congo), une note du Quai d’Orsay confirme que l’objectif est bien qu’ils ne soient pas arrêtés.

« Génocides » au pluriel

Alain Juppé ne s’est jamais exprimé précisément sur ces trois épisodes, mais il répète invariablement les mêmes éléments de langage que les fidèles de la mitterrandie, sur le blog5 qu’il tenait avant son entrée au Conseil constitutionnel ou dans des tribunes : la France aurait mené d’importants « efforts diplomatiques » dans le but d’œuvrer pour une « réconciliation » entre les autorités rwandaises et le Front patriotique rwandais (FPR). Le rapport Duclert démontre qu’en réalité l’hostilité de la France contre le FPR et son soutien à l’armée rwandaise sont incontestables. Dans ses mémoires, Alain Juppé reprend l’expression « tordre le bras » chère à Hubert Védrine pour décrire le prétendu rôle majeur qu’aurait eu la France lors des négociations entre « les deux camps » : « La France n’a pas apporté “un soutien inconditionnel” [citation du rapport Duclert, NDLR] au régime du président Habyarimana et aux extrémistes de son clan. Notre gouvernement […] a, au contraire, tordu le bras du président rwandais pour lui faire accepter […] le processus d’Arusha qui a abouti aux accords d’août 1993 », écrit-il. En réalité, la France n’avait qu’un simple rôle secondaire d’observateur à Arusha6.

Alain Juppé fait également partie du club très fermé de ceux qui ont officiellement parlé de « génocides » au Rwanda au pluriel : il est d’ailleurs le premier à le faire dans une tribune publiée dans Libération le 16 juin 1994. François Mitterrand lui emboîtera le pas le 9 novembre 1994 au sommet franco-africain de Biarritz, puis ce sera le tour de Dominique de Villepin, directeur de cabinet d’Alain Juppé en 1994, sur RFI le 1er septembre 2003. Cette version dite du « double génocide », dont l’origine se situe dans la propagande des extrémistes rwandais, est la barque qui entraîne les mitterrandiens et d’autres vers les eaux troubles du négationnisme. Celui-ci transforme les victimes en bourreaux, banalise le crime et sème le trouble et la confusion face au travail des historiens.

Or, justement, les gardiens de la mitterrandie s’offusquent d’être traités de négationnistes lorsqu’ils font… la promotion de thèses négationnistes. Tel Hubert Védrine se félicitant de la présence de Charles Onana (auteur qualifié de négationniste par plusieurs médias et spécialistes du génocide des Tutsis) à un débat au Sénat en mars 2020, ou Alain Juppé, toujours dans ses mémoires, prenant la défense de Judi Rever, autrice de Rwanda, l’éloge du sang (Max Milo, 2021)7 parce qu’elle a essuyé le refus d’un éditeur français.

Ne pas oublier… et se faire oublier ?

En 2014, à l’occasion des 20e commémorations mais également dans le cadre d’élections municipales, Alain Juppé a été interpellé par un collectif de Bordelais et quelques bons connaisseurs des responsabilités françaises dans le génocide des Tutsis8, notamment à propos des trois épisodes mentionnés plus haut. Comme à son habitude, l’ancien ministre n’est pas revenu dessus et s’est contenté d’égrener quelques-uns des éléments de langage mitterrandiens, s’indignant d’une « campagne de falsification historique dont la France est régulièrement la cible depuis 20 ans ».

Dans une tribune signée dans Le Monde en avril 2021, comme dans ses mémoires, Alain Juppé cite et fait sienne la conclusion du rapport Duclert : « La réalité fut celle d’un génocide, précipitant les Tutsis dans la destruction et la terreur. Nous ne les oublierons jamais. » Pourtant, pendant la vingtaine d’années où Alain Juppé a été maire de Bordeaux (de 1995 à 2004 et de 2006 à 2019), et bien que des associations y organisaient chaque 7 avril des commémorations du génocide des Tutsis, aucun hommage officiel aux victimes n’y a été tenu. Et c’est dans une ville de la banlieue bordelaise, à Bègles, que fut installé un mémorial en 2013.

Dans son texte publié début mai dans Libération, Vincent Duclert a dénoncé « la vision du passé que promeut Jean Glavany [qui est] effectivement une réécriture de l’histoire ». Le narratif mitterrandien devient donc de plus en plus intenable mais Alain Juppé peut désormais profiter du silence que lui impose sa fonction au Conseil constitutionnel. Du silence, et de l’oubli ?

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1Voir la formulation de Julien Bellver, chroniqueur dans l’émission Quotidien, sur la chaîne française TMC.

2Paul Quilès, Pierre Brana, Bernard Cazeneuve, «  Rapport d’information par la Mission d’information de la Commission de la Défense nationale et des forces armées et de la Commission des Affaires étrangères, sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994  », 1998.

3Bernard Cazeneuve, «  Génocide des Tutsis du Rwanda : la vérité suppose la mesure  », L’Opinion, 10 avril 2024.

4François Soudan, Hamid Barrada, «  Alain Juppé. La France d’Alger à Kigali  », Jeune Afrique, 23-29 juin 1994.

5Les textes concernés sont disponibles ici.

6Voir les explications du chercheur et militant François Graner ici.

7Dans In Praise of Blood, publié en 2018 et traduit en français en 2021 sous le titre de Rwanda, l’éloge du sang, la journaliste canadienne écrit que le FPR est le responsable principal du génocide des Tutsis, allant jusqu’à l’accuser d’avoir infiltré les milices génocidaires. Pour comprendre la polémique qui entoure les travaux de Judi Rever et sa méthode, lire ici et ici.

8La lettre est disponible en PDF ici.