En 1998, quatre ans après la fin du génocide des Tutsis du Rwanda, Abdourahman Waberi (membre du comité éditorial d’Afrique XXI), participe avec neuf autres écrivains africains au projet collectif « Rwanda : écrire par devoir de mémoire », initié par le festival Festafrica (créé par des journalistes africains diplomés de l’École de journalisme de Lille). Il y retourne en 1999 et en tire plusieurs textes, et non un roman comme ses « aînés » Boubacar Boris Diop et Tierno Monénembo : une préface, trois courtes nouvelles, trois récits réunis dans Moisson de crânes, publié en 2000 au Serpent à Plumes et aujourd’hui réédité aux éditions Mille et Une Nuits à l’occasion des 30e commémorations du génocide.
Moisson de crânes, d’une centaine de pages, démarre par « des vignettes, des éclat de voix, des fragments de mémoire ou d’histoire, des bribes de choses que j’ai entendues ou qui m’ont été rapportées », confie l’auteur dans une postface venue enrichir l’édition originale. La seconde partie, intitulée « Récit », est un « carnet de route » qui « permet le dialogue de soi avec soi », un « réflexe éthique qui s’est imposé assez vite comme solution », écrit-il.
Dès la première page, le lecteur est ballotté par une dichotomie à la limite du supportable, entre le « merveilleux » et « l’abject » :
Les cordes utilisées pour la fabrication des violons provenaient jusqu’à très récemment, c’est-à-dire avant leur remplacement par des fils synthétiques, de tendons d’animaux – bovins et chevaux en tête. Il est donc possible d’extraire de l’harmonieux et des sublimités à partir de la douleur et de la souffrance. Et les tendons d’Achille des Tutsis hideusement sectionnés avant qu’ils soient massacrés seraient-ils enclins à faire entendre des symphonies tropicales en hommage aux proches parents, aux hommes d’ici et d’ailleurs, aux clans de la colline, à la terre grasse qui se scande en fertiles terrasses, à la pluie, à la luxuriance végétale et aux éclairs zébrant le ciel ?
L’auteur djiboutien nous emmène entre cette fascination pour le pays des « mille et une collines » qu’il découvre et l’horreur du drame qui l’assaille, au cours duquel 1 million d’âmes ont perdu la vie, entre le 7 avril et le 15 juillet 1994. « Ce paradis agricole » transformé « en vallée de larmes », où, rappelle-t-il, « pas moins de six famines ont secoué le pays au cours du XXe siècle, ce qui n’est pas rien pour une contrée possédant, par ailleurs, des paysages dignes du paradis adamique ». Comparant le Rwanda à son pays natal, il dit : « Je rassure comme je peux mes interlocuteurs [rwandais] en arguant que, sur le chapitre de la météo au moins, l’enfer est bien loin au Rwanda. »
Un quart de siècle après la publication de ce texte, Abdourahman Waberi est en mesure de partager ce que cette expérience a fondamentalement changé en lui.
En clôture de notre série consacrée aux 30e commémorations du génocide des Tutsis du Rwanda, nous publions, avec son autorisation, une partie de cette postface intitulée « La Première couche d’encre ».
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Une montée en humanité
Indéniablement, mon premier séjour au Rwanda a transformé quelque chose en moi. Aujourd’hui, avec la distance, je pourrais plus aisément dire que cette transformation a eu d’immenses effets positifs. Si je ne craignais pas de passer pour un illuminé, j’ajouterais qu’il y a eu, chez moi, quelque chose comme une montée en maturité doublée d’une montée en humanité. Pris ensemble, les deux mois m’ont permis, malgré ma totale incapacité à déchiffrer le réel, de monter en graine, de m’interroger sur mon petit parcours et mon métier. Par exemple, une décennie plus tard, j’ai pu trouver sur mon chemin une perle nommée Walter Benjamin. Je n’aurais pas pu sans doute m’approprier les éclats de la pensée du philosophe juif berlinois si je n’avais été transformé par ma petite expérience rwandaise.
Plus concrètement, mon roman de 2006, Aux États-Unis d’Afrique [Lattès, 2006], est lié aussi au Rwanda, de manière souterraine, il est vrai. Je veux dire par là que le roman actualise une manière de revisitation de l’Afrique en tant que continent mais également en tant que signe au sens sémiologique du terme qui peut se lire aussi comme un retour sur l’idéal panafricaniste ou comme une projection sur les possibles futurs. Le passage par le Rwanda a élargi mon univers référentiel et mis un terme – provisoirement, il est vrai – à mon tête-à-tête avec Djibouti, mon pays d’origine.
[...]
Quels choix narratifs ?
On ne témoigne pas pour personne. À vrai dire, on ne témoigne peut-être toujours que de ses difficultés à soi. On ne peut se mettre à la place d’autrui, nous apprend la psychanalyse.
Il y a deux choses que je ne voulais pas : a) faire un roman et b) raconter une histoire. Je n’avais pas eu malheureusement le temps d’engager avec mes collègues une vraie discussion sur les questions esthétiques parce que nous étions tous happés par d’autres choses plus urgentes et plus préoccupantes. Cependant je dois avouer me souvenir que j’étais à la fois passablement effaré par, et totalement admiratif devant la conviction, le courage et la foi dans leur art qui émanaient de mes deux collègues Boubacar Boris Diop et Tierno Monenembo. Ces deux aînés s’étaient assez vite embarqués dans l’écriture d’un roman. Je me disais parfois qu’ils étaient complètement fous car je savais qu’une telle audace était encore hors de mes moyens. Ne voulant pas m’atteler à un roman, j’ai pris cependant la décision de faire quelque chose. Et c’est ainsi que j’ai pris des notes. Et même copieusement. Enfin, je n’ai écrit qu’une fois de retour chez moi, en Normandie, avec ma moisson d’échos. Par écrire, j’entends composer de courts récits, les agencer, puis les affiner. Bref, faire mieux et plus que de prendre des notes.
Pas de roman, pas de personnages amplement incarnés. Il faut dire qu’en règle générale je laisse ma créativité mûrir pendant deux voire trois ans avant de me lancer dans l’écriture d’un roman. De plus, il y avait cette fois une immense barrière morale qui m’était infranchissable. Les Rwandais que nous avions rencontrés dès les premiers jours même s’ils ne nous interdisaient pas de prendre telle ou telle direction avaient une conscience très aiguë des enjeux de la représentation. Bien sûr, ils balisaient leur terrain avec leurs propres termes. Et toutes les questions qu’ils nous soumettaient étaient légitimes, et à commencer, celle de notre présence. Ils nous répétaient très souvent : « Pourquoi êtes-vous venus ? Pourquoi maintenant ? Et qui êtes-vous d’abord ? »
Il y avait beaucoup d’ONG sur le terrain. Des centaines d’ONG sillonnaient le pays des Mille et Une Collines. Et il n’était pas saugrenu de penser que nous étions une ONG de plus à leurs yeux. Ils voyaient en nous une ONG doublement étrange par sa fonction et par sa nature. Une ONG scripturaire et composée exclusivement d’Africains. Certains se disaient sans doute : « Oui mais bon, c’est finalement une ONG. »
Mais ce n’était pas tout. Il y avait un autre obstacle. Et pas des moindres. Il y avait une défiance solidement ancrée vis-à-vis de la fiction. Une défiance universellement partagée par les gens qui ne sont pas des professionnels de l’écriture. Les uns nous demandaient : « Comment allez-vous vous y prendre ? Allez-vous découper l’histoire du Rwanda en tranches historiques pour arriver au génocide ? » Les autres enchaînaient : « Oui mais une fois qu’on arrive au génocide il faut bien distinguer les causes des conséquences, les villes des compagnes, le nord du sud, etc. » Il ne faisait aucun doute que ce questionnement était non seulement juste et logique, mais qu’il était aussi pleinement légitime. Il me faut confesser le fait que ce type de rencontre me coupait la chique. Nous avions beau leur expliquer que nous ne faisions pas le travail d’historien ou d’enquêteur, d’autres voix revenaient à la charge avec les mêmes demandes, les mêmes préventions.
Le stress vient de toutes parts
De notre côté, il y avait aussi des impératifs catégoriques dont le plus pressant se traduisait par ces mots : « Il faut faire quelque chose. Pour le Rwanda. Pour l’Afrique. Pour le reste du monde aussi. » Nous avions le sentiment que nous étions embarqués dans un projet qui se voulait doublement exemplaire, nous dépassant largement, et que quoi que nous fassions, nous serions jugés par les yeux de l’histoire. Une telle situation est psychologiquement insupportable. Le stress vient de toutes parts. Et chacun de se protéger comme il peut, s’accrochant à tel ou tel raisonnement ou réseau de justification. Ce qui m’a convaincu finalement, c’est qu’au moins deux de mes collègues, et non les moindres puisqu’il s’agissait des Rwandais, étaient eux aussi – je dois ajouter avec la distance, eux surtout – dans l’incapacité d’écrire. Ils n’ont pas fait directement mention de leurs difficultés. Mais nous sommes arrivés à ce constat au bout de quelque temps.
L’un de nos collègues prenait d’autres engagements ailleurs, multipliant les collaborations comme s’il voulait soit prendre ses distances d’avec nous, ou au contraire se rendre plus efficace pour nous en nous ouvrant d’autres angles de vue. Le fait de voir les collègues les plus intimement touchés dans leur chair par le génocide chercher à se sortir de leur incapacité à écrire, et donc à témoigner par l’écriture fictionnelle, a eu un effet salutaire pour moi. Il m’est apparu de plus en plus clairement qu’il me fallait laisser de côté, pour un temps, mes interrogations esthétiques et y aller franchement. Je sentais désormais comme une évidence la stratégie de l’un de mes deux collègues qui s’éparpillait dans plusieurs directions pour perdre de vue le projet d’écrire.
Ce pressentiment n’a pas été démenti par les faits puisque le premier n’a pas publié, à ma connaissance, de texte à la suite du projet. Le second collègue rédigera, quant à lui, un essai pédagogique quelques années plus tard. Enfin, le pourtant prolifique romancier Kényan Meja Mwangi donnait le sentiment d’abandonner le projet en catimini. Et c’est ainsi que lors de mon second séjour en 1999, j’ai commencé à reprendre des notes. Copieusement encore une fois. Dans les mois qui suivirent, le projet prit définitivement forme sur la table de travail où j’avais écrit mes précédents livres, chez moi en Normandie.
Finalement, je pense que l’ouvrage qui ressemble le plus à ma Moisson de crânes reste celui de Véronique Tadjo. Il y a chez elle aussi cette chorale, cette polyphonie, cette multitude de voix. Il y a ce tracé volontairement elliptique dans la confection des personnages. Il y a cette parole restituée avec empathie, et peut-être surtout avec humilité et avec un indéniable manque d’assurance. En me rendant au Rwanda, j’avais fait le choix délibéré d’écrire pour les morts. Mettre une première couche d’encre pour donner si possible voix, visage et mémoire aux disparus en attendant les récits à venir. Et surtout ceux remontant du terrain, ceux venant des Rwandais qui immanquablement prendraient la plume. Et l’histoire ne nous a pas démentis sur ce point, car quelques semaines, quelques mois plus tard, les récits de témoignage de Vénuste Kayimahe, de Benjamin Sehene et de Yolande Mukasonga, pour ne citer qu’eux, sont arrivés sur la place. Ils ont été rejoints par d’autres Rwandais, de l’intérieur ou de l’extérieur. Et c’est très bien ainsi. [...]
Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Afrique XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables) :
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Afrique XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.