La France et le génocide des Tutsis

Sur TF1, l’information à l’épreuve du terrain

Analyse · En France, plusieurs études ont mis en exergue le traitement médiatique partiel voire trompeur du génocide des Tutsis du Rwanda. Pour certaines, celui-ci a été directement influencé par le récit des autorités politiques et militaires françaises. Pour d’autres, les réalités du travail de terrain ont considérablement réduit la capacité d’analyse.

Captures d’écrans de plusieurs journaux télévisés de TF1 entre avril et août 1994.
© TF1/francegenocidetutsi.org/Afrique XXI

En France, trente ans après le début du génocide des Tutsis du Rwanda, qui a fait 1 million de morts entre le 7 avril et le 15 juillet 1994, la question du traitement médiatique du dernier génocide du XXe siècle, qualifié à tort de « génocide en direct », fait toujours débat. Plusieurs questions se posent : la propagande ethniciste distillée par le pouvoir français de l’époque a-t-elle eu une influence sur l’information ? Celle-ci a-t-elle trompé les Français (et notamment les téléspectateurs, la télévision étant alors le média le plus suivi) sur les véritables causes du massacre ?

Dans Géopolitique des médias – Acteurs, rivalités et conflits (Armand Collin, 2014), Philippe Boulanger, géographe spécialiste en géostratégie et en géopolitique, rappelle que les médias sont « les rouages essentiels de la diplomatie des États ». Depuis le XIXe siècle, l’information est par exemple devenue « un champ spécifique de l’activité militaire », poursuit-il. Selon lui, « l’information et la communication constituent des nouveaux enjeux pour gagner la guerre du sens et la bataille de l’influence au sein des populations parallèlement à la manière de représenter les conflits et d’influencer l’opinion publique ».

Puisque, comme l’écrit Philippe Boulanger, « les médias sont un des ressorts fondamentaux de la guerre en tant qu’acteur et reflet de son déroulement », il est nécessaire de s’interroger sur la manière dont ils témoignent d’un conflit, et en particulier d’un génocide, comme ce fut le cas à partir du 6 avril 1994, après l’attentat contre l’avion du président rwandais, Juvénal Habyarimana, dont la mort servit d’excuse pour déclencher des massacres préparés de longue date. Alors que la grande majorité de la presse française s’intéressait peu au Rwanda avant ces événements, et que la plupart des envoyés spéciaux pendant le génocide l’ont été sur de courtes périodes entre plusieurs autres actualités mondiales (guerre en Yougoslavie, Coupe du monde de football aux États-Unis, élection de Nelson Mandela en Afrique du Sud…), le type de sources utilisées par les journalistes, avant, pendant et après, est aussi une question légitime. Mais encore : dans les médias télévisés dominants de l’époque, TF1 (Martin Bouygues) et France 2 (service public) en tête, y a-t-il eu des interférences de la part de l’Élysée lorsque la politique française au Rwanda a commencé à être dénoncée ?

Deux fois plus de temps sur Turquoise

Dans un travail de compilation et d’analyse, Aymeric Givord, coanimateur du site d’archives francegenocidetutsi.org, a étudié l’ensemble des journaux télévisés (JT) de TF1 entre le 7 avril, date du début du génocide, et le 22 août 1994, date de la fin de l’opération militaro-humanitaire française Turquoise (déployée à partir du 22 juin 1994)1. Ce document, qui fait écho à une précédente étude publiée en 2014 dans Les Temps modernes Le génocide des Tutsi et la télévision française », par Frédéric Debomy), a été présenté le 14 septembre 2023 à l’École normale supérieure (ENS), lors du colloque « Savoirs, sources et ressources sur le génocide perpétré contre les Tutsi. La recherche en acte ». Dans ce texte, Aymeric Givord explique avoir désormais à disposition « 168 scripts [qui] correspondent aux sujets consacrés au Rwanda par les JT de TF1, soit la totalité des JT en notre possession ».

Le premier enseignement est statistique. L’auteur étudie le temps d’antenne accordé au génocide. Il distingue trois périodes : du 7 avril au 14 juin ; du 15 juin au 11 juillet ; et du 12 juillet au 22 août. Sur la première, le temps cumulé consacré aux massacres en cours correspond à 2 h 30 sur 68 jours, tandis que sur la deuxième, « où se décide, débute et se déroule l’opération Turquoise », les JT de TF1 vont y passer près du double de temps en deux fois moins de jours – 4 h 50 sur quatre semaines. Enfin, sur la dernière période, « le génocide disparaît presque totalement des écrans au profit du choléra », explique l’auteur.

À partir de la prise de Kigali et de Butare (Sud) par le Front patriotique rwandais (FPR, rébellion constituée majoritairement de Tutsis réfugiés en Ouganda), le 4 juillet 1994, près de 2 millions de Rwandais fuient majoritairement au Zaïre (actuelle République démocratique du Congo) sous la protection des forces françaises de Turquoise. Une partie d’entre eux sont des génocidaires (des « petites mains » comme des organisateurs). Cet exode massif et les conditions sanitaires des camps de réfugiés – et notamment l’apparition du choléra – suscitent un intérêt médiatique sans commune mesure avec celui porté au génocide lui-même. Cet engouement est appuyé par l’arrivée de nombreuses ONG internationales sur place.

« Trente-cinq ans de massacres entre les deux ethnies »

Dans son article pour Les Temps modernes, Frédéric Debomy, scénariste de bande dessinée et écrivain, explique : « Rapidement on assiste à un véritable changement de perspective : les véritables victimes de ‘‘ce drame sans précédent’’ [il cite Philippe Douste-Blazy, alors ministre délégué à la Santé, lors d’une intervention sur France 3 le 19 juillet 1994, NDLR] semblent bien être les réfugiés. Et leurs sauveurs, ce sont les soldats français [de l’opération Turquoise]. » Dès lors, poursuit Frédéric Debomy, « les réfugiés sont les ‘‘pures victimes’’ qui ont fait oublier les victimes du génocide ». Les discours, politiques, militaires, puis médiatiques, vont désormais convoquer plus fortement l’idée que le génocide des Tutsis s’est aussi accompagné d’un autre génocide, celui des Hutus, et qu’il a été orchestré par le FPR – même si, rappelle Debomy, Alain Juppé émettait déjà l’idée de plusieurs « génocides » dès mai 1994. « Les responsables français sont les principaux artisans d’une réécriture, en temps réel, de l’histoire du génocide sur la période que couvre l’opération Turquoise », poursuit l’auteur.

Le second enseignement du travail d’Aymeric Givord est d’ordre sémantique. Quels sont les mots et les expressions utilisés dans les JT de TF1 ? Correspondent-ils à la réalité ? Quel a été le poids du récit imposé par les autorités françaises ? Une chose est certaine, présentateurs comme reporters – à Paris et sur le terrain – ont démarré la couverture du génocide avec une très grande méconnaissance du pays, de son histoire, de sa politique et de ses habitants. Cette méconnaissance, cumulée aux caricatures racistes véhiculées sans fard à l’époque à propos du continent africain, explique en grande partie l’utilisation de mots et d’expressions problématiques.

Durant les premières semaines, les JT de TF1 invoquent principalement l’image du « sang » (« véritable bain de sang », « combats sanglants », « pays à feu et à sang », « tueries qui ensanglantent le pays »…). Lorsqu’ils qualifient les combats, ceux-ci deviennent des « tueries » et des affrontements entre « ethnies » et tribus : « véritables tueries entre ethnies », « trente-cinq ans de massacres entre les deux ethnies », « affrontements tribaux », « guerre tribale », etc. Ces expressions vont durablement marquer l’imaginaire des téléspectateurs (et plus largement des Français) qui vont longtemps considérer ces massacres comme la résultante d’une particularité africaine.

Images incohérentes avec les commentaires

À ce moment, les images de terrain sont encore très rares, et les journalistes ont une connaissance partielle de la région et des acteurs. Ainsi, Aymeric Givord relève de nombreuses images d’illustration incohérentes avec les commentaires : « Dans les JT de 13 heures et 20 heures du 9 avril 1994, [...] pour illustrer l’offensive du FPR sur Kigali, sont diffusées des images montrant des Interahamwe2 à l’entraînement. » Le 9 juin, alors que les massacres se poursuivent depuis deux mois et qu’il y a désormais plus d’informations, le JT de 20 heures diffuse « un sujet concernant un acte de vengeance isolé commis sur des religieux par quatre soldats du FPR. [...] Pour illustrer les propos de l’envoyée spéciale sur le terrain sont diffusées non pas des images de ces religieux fusillés mais des images du massacre de l’église de Ntarama3 ». Barrières interahamwe (les milices génocidaires) pour montrer une ligne de front entre les Forces armées rwandaises (FAR) et le FPR, « images de réfugiés hutus pour évoquer les victimes du génocide »… De nombreux exemples semblent indiquer, au minimum, que les responsables des montages en « cabine » (à Paris) se soucient peu de l’adéquation entre les faits et les images.

Enfin, plus le FPR prend le contrôle du pays et plus la France est présente militairement (avec Turquoise), plus les massacres attribués au FPR sont évoqués. S’ils ont existé dans le cadre de cette offensive, Frédéric Debomy rappelle que, « en aucun cas les journalistes français n’ont été eux-mêmes les témoins de massacres commis par le FPR – tandis que les journalistes présents dans la zone contrôlée par le GIR [Gouvernement intérimaire du Rwanda] et les FAR avaient été frappés par l’ampleur de la tuerie. Ce sont donc des témoignages qu’ils ont recueillis qui servent d’appui à l’évocation de crimes commis par les troupes du FPR. » L’approximation des images, la mise en symétrie des crimes des génocidaires constatés sur le terrain et des crimes attribués au FPR par des sources extérieures « aboutit à brouiller la compréhension ou rendre confuse l’information », conclut Aymeric Givord.

Dans Crises extrêmes. Face aux massacres, aux guerres civiles et aux génocides (La Découverte, 2006), la chercheuse Johanna Siméant-Germanos explique que « tous ces journalistes n’ont pas dit la même chose sur ce qui se passait, tous ne disposaient pas des mêmes moyens pour dépeindre la situation, ni n’ont utilisé les mêmes outils de description de la réalité, ni ne faisaient face aux mêmes contraintes ». Marine Jacquemin, reporter à TF1 qui a commencé à couvrir le génocide depuis Paris avant de se rendre sur le terrain, en mai 1994, rappelle d’ailleurs à Afrique XXI que « dès le 18 avril, [elle a] parlé de génocide dans [ses] commentaires », et ce malgré « le peu d’images que nous avions ». Frédéric Debomy relève cependant que, dans ce JT de 20 heures, la notion de génocide « n’est pas expliquée et semble ne pas être comprise de ceux qui font l’information ». Il précise que, longtemps, ce mot est « utilisé comme un simple synonyme de ‘‘massacres’’ ».

L’affaire Timisoara à l’esprit

Marine Jacquemin concède en revanche un fort décalage entre les mots utilisés par les présentateurs et ceux des journalistes de terrain. Pour elle, l’affaire des charniers de Timisoara, du nom de cette ville en Roumanie où, en pleine révolution roumaine, fin 1989, les corps déterrés dans une morgue ont été présentés par les médias internationaux comme les victimes de la répression, était encore dans tous les esprits, ce qui pourrait expliquer, en partie, cette prudence quant à la qualification de « génocide ». Plus tard, le 27 mai, à son retour de Kigali, la journaliste est interrogée par Jean-Pierre Pernaut sur son expérience. Elle se remémore que, lors de cet échange, elle a de nouveau parlé de « génocide », sans ambiguïté. À la question du présentateur du JT de 13 heures, « est-ce qu’on a le sentiment, quand on avance dans le Rwanda, de ce génocide dont on parle tant dans les médias ? », elle répond :

Oui. Tous les critères sont là. Si vous prenez la définition du génocide, c’est un crime commis dans l’intention de détruire un groupe humain, national, ethnique, racial ou religieux. Ethnique, c’est sûr, c’est-à-dire qu’à chaque barrage [...] vous devez montrer votre carte d’identité, sur laquelle est écrit très clairement Tutsi, Hutu, ou un autre groupe ethnique. [...] C’est clair, net et précis, que les Hutus ont massacré sous l’influence de ces milices. […] Des gens qui sont armés de machettes, de grenades, et qui ont tué n’importe comment et salement tout ce qui bougeait côté Tutsis.

Marine Jacquemin ne partage pas les conclusions d’Aymeric Givord. Du moins, elle assure qu’à aucun moment « la direction de la chaîne ne [leur] a imposé un récit », et que « le service international était très libre ». Tout comme elle réfute l’idée d’avoir été « influencée » par les éléments de langage de l’armée française ou du Quai d’Orsay. Elle se remémore en revanche les difficultés rencontrées sur le terrain, le rythme effréné de la production de l’information (« nous devions produire deux papiers par jour, on n’arrêtait pas ») et l’horreur dont elle a été témoin dès les premiers jours. Elle précise en outre que, pendant des semaines, « la violence de type guerre civile était réelle : ligne de front, obus, tirs quotidiens même sur la Croix-Rouge… Comment ne pas parler de “bain de sang” ? » Elle explique par ailleurs avoir reporté des faits sur la base de ses références habituelles, « putsch, guerre civile, comme en Somalie, à Moscou ». D’ailleurs, précise-t-elle, « l’info que nous connaissions au début était que des rebelles avaient abattu un avion avec deux chefs d’État [rwandais et burundais, NDLR] et essayaient de progresser dans le pays ».

Chaos et climat de violence

Cette perception à chaud est aussi le constat de Johanna Siméant-Germanos. « Les images et les commentaires [que la télévision] diffusait auraient difficilement permis de penser qu’il s’agissait d’autre chose que d’une nouvelle guerre civile africaine entre ethnies vouées à s’entre-tuer. » Mais elle relativise : « Les images ne manquaient pas pourtant [...] : il serait aussi faux de parler de “génocide en direct” que de prétendre que l’on n’a “rien vu”… »

Durant l’entretien accordé à Afrique XXI (certains de ses collègues de l’époque ont aussi été contactés mais n’ont pas donné suite), Marine Jacquemin se souvient avoir cherché à interroger le maximum de personnes pour essayer de montrer le plus fidèlement possible la situation sur place. Dans ce chaos généralisé, elle explique avoir également eu peur pour sa vie. Un autre journaliste, de presse écrite celui-ci, confirme le climat de violence dans lequel il a fallu travailler. Renaud Girard, reporter au Figaro, est arrivé à Kigali le 11 avril 1994. À peine ses valises posées à l’hôtel des Mille Collines, il raconte avoir cherché à circuler dans Kigali pour recueillir un maximum d’informations afin d’envoyer le soir même un premier article. Accompagné d’un employé local de Médecins sans frontière, Isidor, il se rend en ville. « On croise des corps partout, des camions-bennes remplis de cadavres, raconte-t-il, je me suis rappelé les photos des camps de concentration allemands que j’avais vues dans les livres d’histoire. »

Le lendemain, tous les deux croisent un barrage en ville. « Il y avait des hommes armés de machettes partout, on nous sort de la jeep, et ils commencent à tabasser Isidor, le prenant pour un Tutsi protégé par un Blanc alors qu’en fait il était Hutu. J’interviens et explique qu’il est le traducteur du Figaro et qu’il ne faut pas le toucher. Puis, là, je me suis pris un grand coup de crosse dans la figure… Je roule par terre et je me suis dis qu’ils allaient couper Isidor devant moi. » Finalement, « un jeune arrive et reconnaît Isidor. On remonte dans la voiture et on passe la barrière. J’ai donné de l’argent à Isidor et je l’ai ramené chez lui… C’était devenu trop dangereux pour lui. »

« Je n’avais aucune vue d’ensemble de la situation »

Colette Braeckman, journaliste au journal belge Le Soir, arrivée une semaine après l’attentat contre l’avion de Juvénal Habyarimana, témoigne de son côté de la difficulté d’analyser la situation, y compris après son retour en Belgique. « À ce moment, je n’avais aucune vue d’ensemble de la situation et, arrivée à Bruxelles, je n’en avais guère plus : à cette époque, Internet n’existait pas, ni les portables, ni les réseaux sociaux. […] Je n’ai pas identifié tout de suite le génocide. »

Ces histoires de terrain témoignent de la difficulté à appréhender une situation qui échappe à tous et de transmettre au plus juste la « bonne » information. Dès lors, il n’est pas étonnant que, « en avril et mai 1994, écrit Johanna Siméant-Germanos, la télévision française ne permit pas de voir grand-chose de ce qui serait qualifié plus tard de “génocide en direct” », et que « l’émotion des publics occidentaux fut avant tout structurée, à partir de juin, par les images des réfugiés qui fuyaient le pays, et se retrouvaient dans des camps pour certains sous la coupe de génocidaires, quand ils ne l’étaient pas eux-mêmes ». Mais force est de constater que ce traitement médiatique partiel, peut-être contraint par les obstacles de terrain et les limites liées à la connaissance, continue d’alimenter des discours éloignés de ce que fut réellement le dernier génocide du XXe siècle.

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1Le document PDF est disponible ici.

2Milices civiles hutues.

3Dans le sud de Kigali, où 5 000 Tutsis ont été massacrés.