Prisons et passé colonial

Cameroun. Éduquer et punir les mineurs, héritage d’une « colonialité pénale »

Série · Dans « Prisons et passé colonial », nous explorons les liens encore vivaces entre les réalités pénitentiaires sur le continent africain et la colonisation. Le chercheur Denis Augustin Samnick, spécialiste des milieux carcéraux camerounais et congolais, a été détenu, mineur, à la prison centrale de Yaoundé. Il raconte la brutalité de la vie carcérale pour des adolescents, dont les règles sont héritières d’une « colonialité pénale ».

L'image montre une scène urbaine captivante à travers trois panneaux. À gauche, on aperçoit un taxi jaune typique qui passe devant une façade de bâtiment où est inscrit "Centrale de Yaoundé". Au centre, des vêtements colorés sont accrochés à des cordes à linge, flottant légèrement au vent, ce qui suggère une ambiance vivante et familière. À droite, une jeune personne observe depuis derrière des barreaux, ajoutant une touche d'intimité à la scène. L'ensemble évoque la vie quotidienne dans une ville, mêlant mouvement et moments de pause.
Prison centrale de Yaoundé, janvier 2024.
© Equinoxe TV/Afrique XXI

La double tendance consistant à punir et à éduquer est historiquement enracinée dans l’autoritarisme politique de l’État camerounais. Elle est l’héritière d’une « colonialité pénale », pour reprendre les mots de la chercheuse Viviane Saleh-Hanna1, qui incarcère les mineurs et les discipline à l’aune d’une pédagogie carcérale répressive. Parler d’autoritarisme dans l’éducation des mineurs incarcérés n’est cependant pas synonyme de vide juridique. Le Code d’instruction criminelle, d’inspiration coloniale, en vigueur après les indépendances, ainsi que les dispositifs juridiques contemporains, notamment le Code de procédure pénale de 2005 et le Code pénal révisé de 2016, prévoient expressément l’emprisonnement des enfants en conflit avec la loi. Les cadres légaux inspirés du passé colonial étant généralement muets sur les effets pervers de la vie carcérale sur des catégories sociales aussi vulnérables que les adolescents, c’est parfois dans l’expérience vécue de ceux qui ont connu la prison du Cameroun postcolonial que se dessine une analyse empirique et critique.

Dans le livre publié en 1997 aux Presses de l’Université catholique d’Afrique centrale, à Yaoundé, par le regretté père Yves Balaam, intitulé Enfants de la rue et de la prison dans une ville africaine, le « quartier 13 », réservé aux mineurs incarcérés à la Prison centrale de Yaoundé (PCY), y est décrit comme un espace punitif hors du commun. Le père Yves Balaam, qui fréquentait ce quartier depuis 1972 en tant qu’aumônier des prisons, parle d’un lieu de souffrance et de violence, supposément dédié aux études, aux activités religieuses et ludiques. Bien que nourri par une expérience datant de plus d’un demi-siècle, son narratif résonne avec la situation contemporaine des détenus mineurs de la PCY. En matière de politique éducative, les autorités en charge de cette prison ont le mérite de continuer d’organiser des activités d’apprentissage pour des dizaines d’adolescents. Les jeunes détenus, hommes et femmes, n’ayant pas été préalablement scolarisés peuvent y apprendre à lire et à écrire. Ils s’y forment aussi aux métiers de l’informatique, de la couture, de la cordonnerie et de l’artisanat (tissage de sacs, confection de bracelets). Un long séjour au sein du quartier 13, réservé aux mineurs incarcérés, permet aussi à de nombreux adolescents d’obtenir des diplômes des cycles primaire et secondaire. Des certificats d’études primaires, des brevets d’études du premier cycle et des baccalauréats sont régulièrement obtenus par les mineurs incarcérés et célébrés par l’administration pénitentiaire.

Au-delà d’un système scolaire producteur de diplômes, le quartier 13 est aussi un lieu de foisonnement des causeries éducatives visant le changement de comportement des mineurs incarcérés. Les confessions religieuses réunissent les jeunes détenus autour de prêches journaliers et hebdomadaires, les invitant à la repentance, à l’obéissance à l’autorité et à la lutte contre la sorcellerie qui gangrène leurs vies et génère, par la voie mystique, les incarcérations et les récidives. Bien que ce type d’éducation ne vise pas le développement de l’esprit critique chez les mineurs, il n’oblitère pas pour autant les frustrations générées par les contraintes de la prison.

L’administration pénitentiaire n’injecte pas de moyens économiques pour prendre en charge l’éducation des mineurs (financée essentiellement par des ONG), mais elle se félicite et se gargarise de la production carcérale des diplômés, tout en saturant le séjour carcéral des adolescents par une batterie de contraintes. Plusieurs mineurs indigents, ainsi que certains de leurs enseignants qui sont eux-mêmes des détenus travaillant à titre bénévole, doivent se rendre aux cours ou aux ateliers d’apprentissage affamés. Si les enseignants adultes ne se plaignent pas toujours, les mineurs affamés vivent la contrainte de l’apprentissage ou de l’école, qui leur est imposé, comme une corvée ou une cynique punition. À l’instar des autres détenus, les mineurs ont droit à un repas frugal de très mauvaise qualité, fait de haricots et de maïs. Une association catholique appelée Foyer de l’Arche offre à chacun, une fois par semaine, un plat de riz communément appelé « moula-moula ». Mais ce n’est pas toujours suffisant pour garantir leur survie sans aide familiale. Quant aux enseignants, ils reçoivent aussi du riz, du savon et une petite pitance de la part du Foyer de l’Arche et d’autres ONG.

Transférer les récidivistes dans le quartier « Kosovo »

Les mineurs incarcérés font aussi face à des restrictions de circulation. Le régisseur de la prison (faisant office de directeur), les intendants et les surveillants sont formellement censés empêcher l’infiltration des adultes dans le quartier des mineurs, tout en évitant la circulation des mineurs dans les espaces réservés aux adultes. Un gardien assisté par des collaborateurs est attaché exclusivement à la prise en charge du quartier des mineurs. Il supervise les activités scolaires tout en veillant à la protection des adolescents. Au-delà des autorités officielles de la prison, certains détenus sont aussi désignés pour exercer une fonction administrative. Chaque quartier de l’établissement dispose, par exemple, d’un commandant en chef des détenus appelés « commandant-quartier ». Au quartier 13, le commandant-quartier est un adulte séjournant dans le même pavillon que les mineurs. Sous la supervision de ce commandant-quartier, les mineurs sont astreints aux activités d’hygiène, de cuisine, de partage des dons et des repas.

Lorsqu’un détenu mineur ne respecte pas les injonctions à la scolarisation, à la non-circulation dans les compartiments des adultes, à la non-consommation des substances psychotropes ou à la non-agression verbale des enseignants, il peut faire face à de nombreux périls. En tant qu’ancien mineur, incarcéré à la PCY au milieu des années 2000, et ayant conduit des recherches auprès des détenus et des anciens détenus de cette prison en 2015, 2017, 2020 et 2025, je peux donner une description détaillée des périls que l’incarcération est susceptible de créer dans la vie des mineurs.

Dans leur propension à toujours vouloir incarner un ordre politique répressif, surtout lorsqu’ils sont confrontés à des catégories sociales aussi vulnérables que les mineurs, certaines autorités carcérales prennent des décisions susceptibles de détruire la vie et le devenir des adolescents. L’une d’elles consiste à transférer les mineurs récidivistes et ceux jugés outrecuidants vers la section des adultes, notamment dans les quartiers 8 et 9 de la PCY, communément appelés « Kosovo », du fait de la dangerosité et de l’hostilité qui y règnent. En transférant les adolescents, les autorités carcérales les exposent à des cruautés telles que la surpopulation et la promiscuité (plus de 65 personnes dans une salle de 15 m2), la prédation sexuelle des adultes envers les plus jeunes, la chaleur, la consommation de psychotropes et la domination des gangs.

Droguer les mineurs pour les violer

Lors de mon séjour en prison, l’une des techniques de prédation sexuelle les plus répandues consistait à profiter de la faim qui tenaillait les mineurs, à leur offrir des repas remplis de somnifères et à abuser d’eux sexuellement durant leur sommeil. Cette pratique était tellement répandue dans les quartiers 8 et 9 de la PCY que toute la prison en parlait sous forme d’un récit anecdotique et ludique. À l’époque de mon incarcération, je vivais dans une sorte de crainte pathologique (marquée par de nombreux cauchemars), d’être transféré dans un tel espace de prédation sexuelle. De façon cynique et cruelle, les autorités carcérales contemporaines continuent toujours de transférer les mineurs dans ces quartiers.

Certains adolescents construisent leurs réputations de détenus téméraires et courageux, en montrant qu’ils n’ont pas peur d’affronter la violence de Kosovo. En insultant leurs enseignants, en refusant de se rendre aux études et en se bagarrant aussi bien avec leurs codétenus qu’avec le commandant du quartier 13, certains mineurs incitent l’administration carcérale à réagir en les transférant. Ces adolescents veulent se prouver à eux-mêmes, à leurs codétenus et aux gardiens de prisons, qu’ils ne craignent pas les périls de Kosovo. Si l’option de punir par le transfert n’existait pas, ces jeunes ne prendraient pas le risque de provoquer leurs propres transferts dans les quartiers les plus violents de la prison. Quant à moi, ainsi que des centaines d’autres mineurs incarcérés pendant mon séjour, je ne me considérais pas particulièrement comme un adolescent apte à affronter les périls de la violence. J’acceptais donc de me faire fouetter par les gardiens de prison et les « adultes-résidants », lorsque je ne participais pas aux activités d’hygiène. Refuser une telle bastonnade publique, accompagnée de moqueries des codétenus, aurait été synonyme de transfert au quartier des majeurs. Or j’avais peur d’être exposé à l’horreur.

Le transfert du quartier des mineurs vers celui des adultes résume bien le paradoxe entre la minorité et la majorité au sein des prisons camerounaises. Dans un pays où mentir sur son âge est un fait social généralisé, certains adultes qui veulent se protéger des risques des maladies contagieuses, de la violence et de la mort se font passer pour des mineurs. Et ils sont parfois plus respectueux du règlement que certains adolescents. L’administration carcérale conserve donc très facilement de telles personnes au quartier des mineurs tout en transférant de vrais mineurs au « Kosovo ». Il ne suffit donc pas de ne pas être majeur dans les prisons camerounaises pour ne pas être brutalement traité comme tel.

Un encellulement nocturne pour contrôler

Si les autorités carcérales sont aussi demandeuses de discipline, de respect et de restrictions, c’est en partie dans le but de se débarrasser des mineurs susceptibles de leur créer des problèmes. Elles perçoivent ces mineurs avant tout comme des malfaisants qui profitent de la proximité du quartier 13 avec le mur arrière de la prison pour s’évader nuitamment. Les gardiens de prison en charge de la surveillance sont très souvent réprimandés par la hiérarchie à la suite de telles évasions. Un encellulement nocturne des mineurs entre 17 h 30 et 7 h 30 a donc été imposé au quartier 13. Tous les résidents du quartier des mineurs restent enfermés dans leurs cellules communément appelées « locaux ». Ils sont contraints de faire leurs besoins sur place en exposant leur intimité à leurs codétenus.

Les autorités ont essayé d’imposer la même règle aux adultes du « Kosovo », mais ces derniers ont brisé les verrous de leurs locaux très rapidement. Le quartier des mineurs, qui héberge environ une centaine de personnes, est l’un des moins surpeuplés d’une PCY qui compte près de 4 800 détenus pour une capacité d’accueil évaluée à 1 500 personnes. Maintenir l’ordre sans coup férir face à une telle surpopulation carcérale est un pari difficile pour une administration pénitentiaire en mal d’autorité.

Le quartier des mineurs, où des dizaines d’adolescents traumatisés, ployant sous les fardeaux de la misère et des restrictions, ne sont pas portés par le souffle collectif de la révolte, est un laboratoire propice pour l’expérimentation de la violence politique dans un régime autoritaire déliquescent comme le Cameroun. Après quarante-trois ans avec le même président au pouvoir, le gouvernement camerounais ne s’est toujours pas ouvert aux idées réformatrices et abolitionnistes qui remettent en question l’emprisonnement des mineurs d’une part et leur transfert dans les compartiments réservés aux adultes d’autre part.

1Viviane Saleh-Hanna, Colonial Systems of Control, Criminal Justice in Nigeria, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2008.