Prisons et passé colonial

Au Nigeria, le système carcéral hérité du colonisateur criminalise la pauvreté

Série · Dans « Prisons et passé colonial », nous explorons les liens encore vivaces entre les réalités pénitentiaires sur le continent africain et la colonisation. Au Nigeria, le système pénal n’a pratiquement pas été réformé depuis l’indépendance : il continue de punir les pauvres et d’opprimer les voix discordantes, tandis que les puissants restent libres. En conséquence, des dizaines de milliers de personnes croupissent actuellement sans jugement dans des conditions inhumaines.

Sur l'image, une manifestation a lieu dans la rue. Un homme se tient au premier plan, portant un masque. Il tient une grande pancarte colorée qui affiche le message suivant : "#DIGNITY TO LIFE IS OUR Birth-Right Not A Privilege" en lettres grandes et noires sur un fond orange. En arrière-plan, on aperçoit un groupe de personnes, certaines portant également des masques, rassemblées autour de lui. L'environnement est urbain, avec des arbres et des véhicules visibles. L'atmosphère est engagée, témoignant d'une lutte pour les droits et la dignité humaine.
Lors des manifestations #EndSars de 2020, à Lagos.
© Ayoola Salako

Jamiu Adedokun, un apprenti tailleur de 17 ans travaillant dans le quartier d’Oshodi, à Lagos, vient d’un foyer modeste et ne peut pas assurer les frais de transport quotidiens. Il parcourt 10 kilomètres chaque jour pour se rendre à son travail et en revenir. Lors d’une triste nuit d’octobre 2024, Jamiu a été arrêté par une brigade de la police connue pour faire du chiffre avec des rafles de personnes innocentes. Il a ensuite été poursuivi pour trouble à l’ordre public devant un tribunal de première instance, à Oshodi.

Pendant des mois, la famille de Jamiu ignorait où il se trouvait. Il a dépéri dans la Prison de sécurité maximum de Kirikiri, à l’ouest de Lagos, sans procès, jusqu’à ce que l’aide juridictionnelle du mouvement Take It Back, que je codirige, intervienne et obtienne sa libération. L’histoire de Jamiu illustre comment le système pénal nigérian cible de manière disproportionnée les pauvres, criminalisant la pauvreté au lieu de s’attaquer aux véritables crimes.

Je me sens personnellement concerné par l’épreuve vécue par Jamiu. Le 1er janvier 2021, j’ai été incarcéré avec d’autres activistes, dont le militant Omoyele Sowore (fondateur de Sahara Reporters et de l’African Action Congress) et du journaliste Juwon Sanyaolu, après avoir participé à une manifestation pacifique pour la bonne gouvernance. Nous avons été poursuivis pour « trouble à l’ordre public » et détenus à la prison de Kuje, près d’Abuja, dans des conditions inhumaines. J’ai souffert d’une déchirure de la lèvre supérieure et j’ai perdu du sang et de la chair suite aux violences de la police avant d’être transféré à l’« Abattoir », un centre de détention connu, lié à l’Escouade spéciale de lutte contre les vols (SARS).

Pendant onze jours, j’ai enduré la puanteur et la misère de cellules sordides, y compris la cellule du couloir de la mort, et j’ai été le témoin privilégié des échecs d’un système qui garde enfermés et sans espoir les pauvres.

L’exécution des « Neuf Ogonis » par Sani Abacha

Le système judiciaire nigérian est réputé pour son inefficacité. Les procès traînent pendant des années, souvent à cause du manque de personnel de justice, d’une mauvaise gestion des dossiers et des arriérés d’affaires non résolues. Selon Sylvester Nwakuche, le contrôleur général par intérim du Service correctionnel nigérian (Nigerian Correctional Service, NCoS), 48 932 personnes étaient en détention provisoire, en attente de procès, à la date du 6 janvier... Un chiffre inouï. Beaucoup d’entre elles ont passé des années derrière les barreaux sans que leurs affaires soient jugées. Bien que le gouvernement ait alloué 7,2 milliards de nairas (4 millions d’euros) à la modernisation des établissements pénitentiaires, des établissements comme la prison de haute sécurité de Kirikiri restent gravement surpeuplées.

Le système pénal du Nigeria n’a pas été conçu pour protéger les pauvres ; il a été construit par les colonisateurs pour maintenir l’ordre. Les premières forces de police ont été créées en 1863 pour réprimer la contestation, protéger les intérêts coloniaux et criminaliser la résistance. Après l’indépendance, en 1960, au lieu de démanteler cet appareil de répression, les gouvernements successifs l’ont conservé et même renforcé, veillant à ce que l’application de la loi reste un instrument de répression plutôt que de justice.

Un exemple flagrant de cette injustice fut l’exécution de l’écrivain et défenseur des droits humains Ken Saro-Wiwa1 et des « Neuf Ogonis2 », le 10 novembre 1995. Leur procès, instruit sous le régime militaire de Sani Abacha (1993-1998), a été largement dénoncé pour ses irrégularités, ses témoins soudoyés et un verdict connu d’avance. L’affaire a démontré comment le système de justice pénale pouvait être utilisé comme une arme pour éliminer les opposants et servir de bouclier aux puissants. Aujourd’hui, des abus similaires persistent contre des prisonniers politiques, des activistes et des citoyens ordinaires.

Une pratique généralisée de la détention préventive

Cependant, l’ère de la démocratie électorale post-1999 a introduit des contradictions : d’une part, une inefficacité judiciaire croissante et des détentions arbitraires et, d’autre part, la promotion de la pratique juridique bénévole et des litiges relatifs à « l’intérêt public » qui ont aidé à obtenir justice pour de nombreuses personnes indigentes.

L’activisme juridique radical de figures comme Alao Aka Bashorun, Gani Fawehinmi et Femi Falana a considérablement façonné la lutte pour la justice. Ces avocats et leurs contemporains ont œuvré à engager la responsabilité de l’État et à garantir une représentation en justice pour ceux qui ne peuvent pas se l’offrir. Leur travail, aux côtés de mouvements comme le Take It Back Legal Aid et d’autres initiatives de progrès, a permis de tempérer quelque peu les excès du système judiciaire, même si ce n’est pas encore assez pour assurer une équité élémentaire.

Bien que l’exécution de Ken Saro-Wiwa et des « Neuf Ogonis » en 1995 ait marqué le summum de la répression d’État, le système actuel reste profondément défaillant. La pratique généralisée de la détention préventive, l’instrumentalisation du système judiciaire contre les opposants politiques et la brutalité policière systémique montrent combien la justice est encore inaccessible pour les pauvres.

À moins que le Nigeria ne démantèle cette structure d’oppression reçue en héritage et ne la remplace par un système judiciaire qui privilégie l’équité et les droits humains, le cycle de l’impunité continuera. Le système actuel ne se contente pas de laisser tomber les pauvres : il les punit activement en raison de leur pauvreté, s’assurant que la justice reste hors de portée de ceux qui en ont le plus besoin.

Des moyens insuffisants pour moderniser les prisons

Depuis le retour du Nigeria à la démocratie électorale, en 1999, des réformes judiciaires ont été entreprises pour améliorer la protection des droits humains, telles que l’adoption de la loi sur l’administration de la justice pénale (ACJA), en 2015. Cette loi visait à garantir des procès plus rapides et à diminuer le nombre de personnes en détention préventive. Cependant, son impact a été inégal en raison d’une mauvaise mise en œuvre, de la corruption et d’un sous-financement chronique du système judiciaire.

Bien qu’il existe désormais une société civile plus active et un cadre juridique qui garantit théoriquement les droits humains, le système pénal reste fortement tourné contre les pauvres. Le budget prévu par le gouvernement, de 38 milliards de nairas (21 millions d’euros) pour la nourriture des détenus et de 7,2 milliards pour la modernisation des prisons, certes, en progrès, ne permet pas d’aborder les causes profondes de l’incarcération injustifiée et de la détention prolongée.

Pour beaucoup de personnes en attente de procès, l’incapacité de payer un avocat constitue un obstacle majeur de l’accès à la justice. Les pauvres sont livrés à eux-mêmes dans le système judiciaire, souvent sans connaître leurs droits ni les moyens de contester leur détention. La Constitution du Nigeria prévoit une aide juridictionnelle gratuite, mais le Conseil de l’aide juridictionnelle du Nigeria est gravement sous-financé et débordé.

La justice, un privilège pour les riches

Lateef Fagbemi, le procureur général de la Fédération, a récemment avoué : « Je ne dis pas que l’allocation budgétaire du Conseil de l’aide juridictionnelle doit être aussi élevée que dans les pays développés, mais elle devrait être raisonnable pour refléter la réalité du pays. Tout change et elle ne peut pas donner ce qu’elle n’a pas. »

Dans le cas de Gideon, la police a dit au comité de l’aide juridictionnelle du mouvement Take It Back qu’elle attendait l’avis de la Direction des poursuites publiques (DPP) avant d’engager un vrai procès. Cependant, les enquêtes ont révélé que le parquet n’avait demandé aucun avis depuis 2024, laissant les personnes accusées dans un flou juridique indéfini.

De même, Jamiu Adedokun, un orphelin, est détenu à la prison de Kirikiri, avec un procès au point mort depuis octobre 2024, simplement pour « trouble à l’ordre public », une autre preuve de l’inefficacité du système. La justice au Nigeria est devenue un privilège des riches. La représentation en justice coûte cher, et les suspects qui ne peuvent pas payer les frais juridiques élevés restent souvent en détention indéfiniment. Selon Statista, à la date d’octobre 2023, le Nigeria se classait 14e mondial pour le pourcentage de prisonniers en détention préventive.

La relation entre la classe sociale et l’accès à la justice est claire. Pour des individus comme Chimobi Obi, un adolescent de 17 ans poursuivi pour une infraction mineure, les frais de justice de 50 000 à 100 000 nairas sont tout simplement exorbitants pour son père moto-taxi. « Mon fils a passé des mois derrière les barreaux simplement parce que les avocats me demandent de l’argent que je n’ai pas », a-t-il déploré.

Un système utilisé pour faire taire l’opposition

Cette commercialisation de la justice a créé un système à deux vitesses, dans lequel les riches peuvent acheter leur liberté tandis que les pauvres languissent en prison pendant des années sans procès. Le système pénal est devenu un outil contre les pauvres et les marginaux. Amnesty International a rapporté qu’à la suite des manifestations contre la vie chère d’août 2024, plus de 1 000 personnes avaient été arrêtées à travers le Nigeria, dont beaucoup restent en détention sans procès. Certaines y ont même perdu la vie suite aux mauvais traitements et aux conditions de détention.

L’activiste Omoyele Sowore a été détenu pendant des mois en 2019, non pas pour un crime, mais pour avoir osé défier le gouvernement. Des dossiers comme le sien montrent comment le système judiciaire est instrumentalisé pour faire taire l’opposition et opprimer les défavorisés.

Le Ghana a fait des progrès significatifs dans la diminution de sa population de détenus en attente de procès au cours de la dernière décennie. En 2015, le pays comptait 2 423 prisonniers en attente de procès, mais en 2024 ce nombre avait chuté à 1 666. Cette baisse soutenue reflète les efforts d’un système judiciaire qui, bien qu’imparfait, s’est attaqué à la détention prolongée. Avec une population carcérale totale de 14 991 personnes en 2024, le pourcentage de prisonniers en détention provisoire au Ghana est nettement inférieur à celui du Nigeria, preuve de l’engagement d’Accra à réduire l’incarcération préventive excessive.

À l’inverse, la crise de la détention sans jugement au Nigeria s’est aggravée au fil du temps. En 2005, le nombre de détenus en attente de procès s’élevait à 28 363. En 2024, il avait presque doublé pour attendre 56 973. À la date de février, la population carcérale totale s’élevait à 79 863, dont 67 % en attente de procès.

Plus de 50 000 détenus attendent un procès

Autrement dit, le Nigeria compte désormais plus de 53 000 personnes détenues qui n’ont été reconnues coupables d’aucun crime, soit plus du triple de la population carcérale totale du Ghana. La comparaison met en évidence des inefficacités systémiques, notamment l’abus de la détention préventive, des processus judiciaires paresseux et un système d’aide juridictionnelle sous-financé.

Le contraste frappant entre le Nigeria et le Ghana met en lumière un problème plus profond : le système pénal du Nigeria est conçu pour emprisonner plutôt que pour rendre la justice. Alors que le Ghana a démontré que des réformes peuvent faire baisser la détention préventive inutile, le Nigeria continue de considérer l’incarcération comme une réponse par défaut, aggravant la surpopulation et les violations des droits humains.

Sans changement de fond, le système judiciaire nigérian restera une porte à tambour qui piège indéfiniment les pauvres tandis que les riches et les puissants échappent à leurs responsabilités. Le calvaire des plus de 50 000 détenus en attente de procès est plus qu’une simple statistique : c’est une crise des droits humains. Faute de réforme urgente, des milliers d’autres continueront à souffrir dans un système injuste qui punit la pauvreté plutôt que le crime.

Bien que le budget proposé par le gouvernement de 38 milliards de nairas pour la nourriture des détenus et de 7,2 milliards pour la modernisation des prisons semble prometteur, ces mesures sont de peu d’effets sur les causes profondes de la détention préventive prolongée et des échecs du système. L’amère expérience vécue par des personnes comme Jamiu Adedokun, Gideon Yahaya, Chimobi Obi et d’innombrables autres souligne la nécessité urgente de l’avènement d’un système qui défende la justice pour tous, et pas seulement pour quelques privilégiés.

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1Écrivain, producteur, militant écologiste engagé dans la défense de la minorité ogoni dans le delta du Niger, en particulier contre la société pétrolière Shell.

2Les «  Neuf Ogonis  », dont Ken Saro-Wiwa, étaient des membres du Mouvement pour la survie du peuple ogoni (Mosop), qui se bat contre les pollutions dues à l’exploitation pétrolière, notamment de Shell. En savoir plus par ici.