Nigeria. Un an après #EndSARS, la justice à la peine

En octobre 2020, des millions de Nigérians manifestaient contre les violences policières. Plusieurs dizaines d’entre eux ont été abattus par l’armée. En dépit des preuves, et malgré la mise en place de commissions d’enquêtes, la justice a rarement été rendue, freinée par le manque de soutien politique et par les interventions de l’institution policière.

Port-Harcourt, octobre 2020. Une manifestation dans le cadre du mouvement #EndSARS.
Emmanuel Ikwuegbu / Unsplash

Au début du mois d’octobre 2020, les Nigérians sont descendus dans les rues des grandes villes du pays dans le cadre du mouvement #EndSARS. Ces protestations généralisées, que certains ont décrites comme un mouvement déterminant pour toute une génération, demandaient initialement le démantèlement d’une unité spéciale de la police accusée d’exactions : la Special Anti-Robbery Squad (SARS)1. Mais elles ont rapidement évolué vers des appels plus larges contre le gouvernement, accusé d’être en partie responsable de cette situation.

Puis, le 20 octobre, les manifestations se sont brutalement arrêtées après que l’armée nigériane a ouvert le feu sur les manifestants à Lagos. Des dizaines d’entre eux ont été tués et de nombreux autres blessés dans ce qui est devenu le « massacre de Lekki Toll Gate ».

La première réaction du gouvernement a été de nier l’ampleur de la répression. Quelques jours plus tard, dans une interview tendue sur CNN, le gouverneur de l’État de Lagos, Babajide Sanwoolu, a promis de « tout faire pour que les [auteurs] soient tenus responsables », mais a affirmé que seules deux personnes avaient été tuées. Pressé de répondre à la question de savoir qui était responsable de la fusillade, le gouverneur a admis à contrecœur que les images des caméras de vidéosurveillance montraient des « hommes en uniforme militaire » présents sur les lieux, confirmant ce que les agences de presse internationales avaient déjà rapporté.

« Une conclusion connue d’avance »

Sous la pression, le gouvernement fédéral a fini par approuver la création de commissions judiciaires dans les trente-six États nigérians, chargées d’enquêter sur les plaintes déposées contre la police. Celle mise en place à Lagos – également chargée d’enquêter sur le massacre de Lekki Toll Gate – a particulièrement attiré l’attention et a reçu le plus grand nombre de signalements. Elle a commencé à siéger le 26 octobre 2020 et a bénéficié d’un délai initial de six mois pour mener ses enquêtes. Un fonds de 200 millions de nairas (420 000 euros) a été créé pour indemniser les victimes, sans que l’on sache comment le gouvernement de l’État a pu déterminer ce chiffre.

Mais, dès le début des audiences, plusieurs événements ont remis en cause l’intégrité du processus. Par exemple, de nombreux requérants n’ont pas pu bénéficier d’une représentation juridique, bien que le barreau nigérian propose des services pro-bono. Cette faille a désavantagé de nombreux plaignants, et certains dossiers ont dû être rejetés en raison de l’insuffisance ou de l’inadmissibilité des preuves.

Il y a eu des allégations d’irrégularités ou de conflits d’intérêts pendant les procédures, comme cette fois où un représentant de la Lekki Concession Company2 a été vu avant le début des audiences en train de consulter le conseiller juridique du gouvernement de l’État de Lagos, censé être un arbitre indépendant. Cette fraternisation ouverte entre une partie accusée et le gouvernement a amené de nombreux observateurs à s’interroger sur la détermination des autorités à garantir un procès équitable pour les victimes. En raison de cette collusion présumée, l’un des jeunes représentants de la commission, Rinu Oduala, a démissionné de ses fonctions, décrivant un processus dont « la conclusion [est] connue d’avance et entérinée ».

L’armée fait obstacle

De plus, il y a eu diverses tentatives pour retarder, détourner ou pervertir les procédures de la commission. Les forces de police nigérianes ont par exemple intenté une action en justice auprès de la Haute cour fédérale afin d’arrêter toutes les commissions d’enquête, les estimant « inconstitutionnelles, illégales, nulles et non avenues et sans aucun effet ». La plainte a par la suite été retirée.

En avril 2021, alors que la commission de Lagos était opérationnelle depuis six mois et que la fin de son mandat approchait, seules 112 affaires sur 235 avaient été étudiées. Elle avait versé 43,75 millions de nairas (92 000 euros) à sept plaignants pour une série de plaintes concernant notamment des exécutions extrajudiciaires de proches, des détentions illégales, du harcèlement et d’autres formes de brutalité.

Sur les vingt-huit États ayant mis en place des commissions, Lagos a été le dernier à conclure ses procédures. Elles ont officiellement pris fin le 18 octobre 2021. La commission de l’État de Lagos a finalement accordé 410 millions de nairas (863 000 euros) à 71 victimes à titre de compensation. Sur les 255 plaintes reçues, elle a rendu une décision pour 182 requérants, 52 n’ayant pas été entendues en raison de « contraintes de temps ». La procédure judiciaire pour le massacre de Lekki Toll Gate reste particulièrement insaisissable, en partie parce que l’armée nigériane n’a pas coopéré. Elle a d’abord refusé d’assister aux audiences, puis a empêché les membres du comité d’entrer dans la morgue de l’hôpital militaire où les manifestants tués ont probablement été emmenés.

Un air de déjà vu

Un an après le massacre, la question de savoir qui a ordonné les fusillades n’a toujours pas trouvé de réponse. Pire encore, aucune des commissions n’a recommandé qu’un policier ou un soldat soit jugé devant un tribunal3.

Alors que la commission prépare son rapport final pour le soumettre au gouvernement de l’État de Lagos par l’intermédiaire du ministère de la Justice, les fondements juridiques de ses recommandations ne sont toujours pas claires. Certes, les commissions d’enquête des États disposent du cadre juridique nécessaire pour enquêter sur les allégations de violations des droits de l’Homme, et même pour accorder des compensations aux victimes, mais l’implication des agences du gouvernement fédéral dans les enquêtes (la police et l’armée nigérianes) signifie que la mise en œuvre des recommandations est à la discrétion des autorités fédérales.

De cette manière, les commissions judiciaires #EndSARS semblent suivre le même schéma que d’autres avant elles. Constitués davantage pour apaiser les masses que pour rendre réellement justice, des organes tels que la Commission d’enquête sur les violations des droits de l’Homme de 19994, ou la Commission judiciaire d’enquête sur le massacre de Zaki-Biam de 20015, n’ont pas non plus bénéficié du soutien politique nécessaire pour garantir la mise en œuvre des recommandations et faire en sorte que les auteurs de ces crimes rendent des comptes. Pour les nombreux Nigérians victimes des violences policières, on ne peut qu’espérer qu’il s’agisse d’une justice différée, et non d’un déni de justice.

1La Special Anti-Robbery Squad est accusée depuis des années de rackets, d’arrestations illégales, de torture et même de meurtres.

2Cette entreprise de travaux publics, qui a subi des dégâts et qui a dû suspendre ses activités pendant et après les manifestations, réclame depuis lors des compensations financières de plusieurs milliards de nairas. Elle est notamment en charge de la construction du pont Lekki Ikoyi Link Bridge.

3Une absence de justice que dénonce l’ONG Human rights watch dans un rapport publié en octobre dernier.

4Connue sous le nom de « Oputa Panel », cette commission a été créée en juin 1999 par le président Olusegun Obasanjo afin d’enquêter sur les violations des droits de l’Homme commises au Nigeria entre le 15 janvier 1966, date du coup d’État militaire, et le 28 mai 1999, date à laquelle Obasanjo est devenu président.

5Le massacre de Zaki-Biam est une exécution massive de centaines de civils non armés par l’armée nigériane entre le 20 et le 24 octobre 2001, dans l’État de Benue. Il s’agissait d’une opération de l’armée nigériane visant à venger le meurtre de 19 de ses soldats.