
Le président états-unien Donald Trump a choisi le week-end de la Toussaint, un moment où les catholiques du monde entier célèbrent leurs saints et leurs défunts, pour menacer le Nigeria d’une intervention militaire afin d’« anéantir les terroristes islamistes ». Selon lui, ces derniers s’en prennent systématiquement aux chrétiens du pays. Le 1er novembre, sur son réseau social Truth Social, il lance :
Si le gouvernement nigérian continue de tolérer les meurtres de chrétiens, les États-Unis cesseront immédiatement toute aide au Nigeria, et pourraient très bien aller dans ce pays désormais déshonoré, armes au poing pour anéantir les terroristes islamistes qui commettent ces atrocités horribles.
Il a réitéré ses menaces le 2 novembre, devant des journalistes qui l’accompagnaient à bord d’Air Force One.
Trump se fait le porte-parole d’organisations évangéliques peu connues pour leur sens de la nuance. Depuis de nombreuses années, elles accusent le Nigeria de perpétrer un « génocide » contre les chrétiens nigérians. Pourtant, ainsi que l’a écrit dans Afrique XXI le chercheur Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « les accusations et contre-accusations de génocide continuent de s’appuyer sur des assertions invérifiables ».
Spécialiste des conflits et des politiques en Afrique de l’Ouest, chercheur au CNRS affilié au laboratoire Les Afriques dans le monde (LAM) de Bordeaux, Vincent Foucher, par ailleurs membre du comité éditorial d’Afrique XXI, décrypte les causes et les conséquences de l’intervention de Donald Trump.
« Les djihadistes tuent aussi beaucoup de musulmans »
Michael Pauron : Comment interpréter les menaces de Donald Trump à l’encontre du Nigeria ?
Trump a été, comme souvent, vague et confus dans ses différentes interventions sur le sujet. Une intervention militaire ? Mais contre qui, exactement ? Contre les autorités nigérianes ? Sans doute pas. Contre les « terroristes islamistes » ? Mais qui sont-ils exactement ? L’étiquette elle-même est très débattue et elle est attribuée de façon parfois très généreuse par certains lobbies chrétiens.
Michael Pauron : Quelle est la réalité du « génocide » des chrétiens au Nigeria ?

Vincent Foucher : La situation est la suivante : dans le nord-est du pays, et en particulier dans l’État de Borno, deux factions rivales du mouvement djihadiste souvent désigné sous le nom de Boko Haram opèrent depuis presque quinze ans. Ces groupes s’en prennent très violemment à la petite minorité chrétienne locale. L’enlèvement des collégiennes de Chibok, ce sont eux. Ces djihadistes considèrent comme légitime de piller, tuer et réduire en esclavage les chrétiens sur la base de leur identité religieuse. Je ne suis pas juriste, mais on pourrait sans doute réfléchir à l’applicabilité de la qualification de génocide à cette situation spécifique dans cette zone du Nigeria.
Mais, à ce jour, il est très problématique de dire qu’il y aurait une sorte de génocide en cours visant tous les chrétiens du Nigeria. Notamment parce que l’État nigérian ne soutient pas ces djihadistes, ni même ne les tolère. Il les combat, maladroitement peut-être, avec toutes les limites d’un État postcolonial peu fonctionnel, mais il les combat. Il faut par ailleurs souligner que ces mouvements djihadistes tuent aussi beaucoup de musulmans – sans doute plus que de chrétiens, qui sont une petite minorité dans le Nord-Est. Ailleurs dans le pays, on observe une gamme variée de violences : de petites armées de bandits qui tiennent certaines zones rurales sous leur coupe, des pasteurs musulmans peuls (on dit fulani au Nigeria) qui affrontent des agriculteurs chrétiens mais aussi des agriculteurs musulmans haussas autour de questions d’accès à la terre et à l’eau, une criminalité organisée très puissante, des milices locales… Dans ces formes de violence, l’identité religieuse n’est généralement pas un facteur. Oui, des chrétiens sont tués, mais pas à cause de la religion. Et là aussi, beaucoup de musulmans sont également tués. La situation est donc complexe, très différente d’une zone à l’autre, et elle ne saurait être réduite à un génocide perpétré par les musulmans contre les chrétiens avec la complicité ou la tolérance de l’État nigérian.
Par ailleurs, il est impossible de dire que l’État nigérian est sous le contrôle des musulmans. L’élite politique nigériane est mixte. Beaucoup de hauts responsables politiques et militaires sont chrétiens. La propre épouse du président Tinubu, lui-même un musulman du sud du pays, est chrétienne – et elle est même pasteure d’une Église évangélique.
« Le Nigeria est travaillé par des anxiétés croisées »
Michael Pauron : D’où provient cette affirmation ?
Vincent Foucher : Ce sont différentes organisations chrétiennes nigérianes, relayées par d’autres organisations chrétiennes, surtout aux États-Unis et parfois dans d’autres pays, qui portent ce discours du génocide des chrétiens. Ce n’est d’ailleurs pas une chose nouvelle. Lors de la guerre du Biafra (1967-1971), le mouvement séparatiste biafrais, dans le sud-est du pays, avait tenté de se présenter comme le défenseur des Igbos chrétiens, qu’il prétendait menacés de génocide1 par l’armée fédérale nigériane, armée supposément contrôlée par les musulmans du Nord.
En fait, au Nigeria, les communautés chrétienne et musulmane représentent plus ou moins chacune 50 % de la population du pays, et, depuis l’indépendance, le Nigeria est travaillé par les anxiétés croisées des deux grandes communautés religieuses du pays. Dans chaque communauté, il se trouve des gens pour imaginer l’autre dominante, en expansion, forte de son contrôle sur l’État, l’armée, l’économie ou l’éducation. Des inquiétudes particulières se développent sur les mariages mixtes, sur les conversions, sur l’influence des prédicateurs étrangers, évangéliques américains ou prédicateurs pakistanais. Tout cela aboutit régulièrement à des formes de panique morale. Ainsi, dans les années 2000, la rumeur courait dans le Nord, à forte majorité musulmane, que les campagnes de vaccination contre la poliomyélite2 était en fait un plan de l’État nigérian – le président était alors un chrétien – pour stériliser les musulmans. Cette rumeur avait même provoqué des violences. L’émergence de Boko Haram doit évidemment beaucoup à tout cela. Symétriquement, dans les milieux chrétiens, certains ont pu soutenir que les autorités politiques encourageaient et finançaient les djihadistes.
Il y a évidemment là une force que certains acteurs politiques n’ont pas hésité à utiliser à des fins électoralistes. Ainsi, un certain nombre d’hommes politiques musulmans ont joué sur la promesse de l’instauration de la loi islamique, la charia, pour mobiliser les électeurs dans les États du nord, à forte majorité musulmane. En réalité, la charia s’applique aux questions civiles, et uniquement pour les musulmans qui en font le souhait - c’est d’ailleurs une des choses que les djihadistes reprochent à l’élite politique musulmane : de ne pas avoir fait les choses « sérieusement ». Tout cela a bien sûr encore aggravé l’anxiété des chrétiens. Dans ce contexte, il y a de temps en temps des incidents, parfois très violents, où des chrétiens du nord du pays sont accusés de blasphème, menacés et parfois lynchés. Certaines Églises nigérianes et la diaspora nigériane chrétienne, très puissante aux États-Unis – et notamment les partisans du séparatisme igbo, qui persiste – se sont saisies de tout cela pour promouvoir l’idée d’un génocide chrétien. L’effort est donc ancien.
Michael Pauron : La préoccupation de Trump (et de son camp) pour les chrétiens nigérians est-elle nouvelle ?
Vincent Foucher : En 2020 déjà, sous la première présidence Trump, du fait de l’influence des lobbies évangéliques, les autorités avaient désigné le Nigeria comme « Country of Particular Concern », un pays particulièrement préoccupant sur le plan de la liberté religieuse. Biden avait suspendu cette désignation, et Trump vient tout juste de la remettre en place. Des auditions avaient eu lieu au Congrès sur le sujet en mars 2025, et le sénateur républicain Ted Cruz avait déposé en septembre 2025 une proposition de loi, le Nigeria Religious Freedom Accountability Act, incluant des sanctions contre les responsables politiques nigérians supposés « faciliter les violences contre les chrétiens et les autres minorités religieuses, y compris au travers de groupes terroristes islamistes3 » et mettre en œuvre la charia et les lois sur le blasphème. Cruz reprenait ainsi une des théories du complot que les militants chrétiens nigérians affectionnent le plus : l’idée que des responsables politiques nigérians encouragent les djihadistes. Début octobre, Erik Prince, le fondateur de Blackwater, une entreprise américaine de sécurité militaire privée connue pour ses opérations controversées en Irak, par ailleurs très proche de Trump, annonçait vouloir créer une force armée privée pour protéger les chrétiens du Nigeria, et il demandait pour cela le soutien de la Papauté4.
Trump surfe donc sur cette vague, et il le fait avec son style à lui, hyperbolique : il ne parle pas simplement de sanctions individuelles, il évoque une intervention militaire. Sur ce qui pousse Trump à bouger maintenant sur ce dossier, on ne peut que spéculer. Un geste en direction de la droite chrétienne, d’autant plus importante pour lui en pleine affaire Epstein ? Une tendance plus générale à encourager l’islamophobie, dans un contexte conjuguant la crise israélo-palestinienne et l’élection d’un socialiste musulman à la mairie de New York ? Une volonté de contraindre le Nigeria à faire des concessions sur l’accès à des ressources minérales stratégiques, pétrole et terres rares, ou bien encore sur l’admission d’immigrants illégaux que les États-Unis souhaitent expulser ? Une combinaison de tout cela ?
« BHL alimente le récit global sur l’islam comme religion violente »
Michael Pauron : Bola Tinubu a proposé à Trump une rencontre. On connaît la propension du président états-unien à utiliser la provocation pour ensuite négocier. Jusqu’où pourrait aller Trump ?
Vincent Foucher : Trump n’a pas parlé d’opérations contre l’État nigérian, et cette option est inimaginable. Alors, quoi ? Des opérations unilatérales contre les deux factions de Boko Haram dans le nord-est du pays, peut-être ? Contre les groupes de bandits ailleurs dans le pays ? C’est possible, mais Trump a bien d’autres choses à faire, beaucoup plus importantes pour lui. Il me semble qu’il s’agit une fois encore de la manière Trump : débouler sur un dossier de façon brutale, en tempêtant, en laissant planer des menaces, créer une crise, passer pour un leader courageux et essayer de marquer des points dans l’opinion publique états-unienne. Dans un deuxième temps, peut-être, obtenir des concessions, un arrangement favorable. Le président Tinubu et son entourage ont d’ailleurs très rapidement indiqué qu’ils étaient disposés à une collaboration avec les États-Unis. On peut imaginer des accords dans le domaine des ressources naturelles et une forme de coopération militaire, une nouvelle participation américaine renouvelée à la lutte contre les mouvements djihadistes opérant au Nigeria. À quoi cela pourrait-il ressembler, sachant que l’armée nigériane est très chatouilleuse en matière de souveraineté et que les efforts passés de coopération avaient eu des résultats très limités ? Quels seraient les résultats ? Tout cela est bien incertain.
Michael Pauron : France Info a relayé certains chiffres : « 7 000 meurtres de chrétiens depuis le début de l’année » et « 15 enlèvements de chrétiens par jour », selon les données « d’associations protestantes », sans plus de précision. « Des faits », selon le journaliste... Ces chiffres sont-ils fiables et vérifiables ?
Vincent Foucher : Les données chiffrées sont problématiques au Nigeria. Le pays est vaste, avec une administration très inégalement présente et un état civil très faible. À l’image de la présence étatique, la couverture médiatique est archipélagique : certains points de présence, surtout dans le Sud et dans les villes, au milieu de vastes espaces peu ou pas administrés, dont certains sont sous le contrôle de djihadistes, de miliciens ou de brigands. Par ailleurs, les médias nigérians sont souvent militants, liés à un camp ou à un autre, et leur niveau de professionnalisme est très variable - certains font un travail remarquable, et d’autres publient des papiers de commande. Les données sont donc souvent très imprécises et elles sont souvent très politiques et controversées. Malgré tout cela, parce que les données chiffrées sont une puissante ressource rhétorique, les lobbies évangéliques nigérians et internationaux mettent en avant des chiffres de victimes chrétiennes, mais ils sont totalement fantaisistes – Marc-Antoine Pérouse de Montclos avait récemment décrypté ces bricolages pour Afrique XXI. Si certains incidents sont bien connus et documentés, bien malin, donc, qui pourra donner des données globales solides.
Michael Pauron : En 2019, l’écrivain Bernard-Henri Lévy (BHL) publiait dans l’hebdomadaire français Paris Match un reportage intitulé « Au Nigeria, on massacre les chrétiens ». Un compte qui lui est attribué sur un célèbre réseau social remercie les États-Unis qui « se réveillent enfin »5. Et il vient de publier une tribune6 dans l’hebdomadaire français Le Point qui reprend cet argument. La situation sur place est-elle différente entre l’article de BHL et la sortie de Trump aujourd’hui ?
Vincent Foucher : Il y a bien quelques différences : à l’époque de la tribune de BHL, le président nigérian était un Peul musulman originaire du Nord, qui suscitait une hostilité particulièrement soutenue de la part des militants chrétiens. Mais, fondamentalement, la situation est la même. Et les mêmes causes produisant les mêmes effets, les lobbies évangéliques continuent à vendre la même version biaisée de la situation difficile que vit le Nigeria.
En 2019, au Nigeria, BHL était visiblement cornaqué par ces lobbies évangéliques. De son côté, on peut supposer qu’il y voyait l’occasion d’alimenter le récit global sur l’islam comme religion violente, voire carrément nazie : dans l’édition papier, l’article de Paris Match était opportunément illustré de la photo d’un jeune Peul musulman portant un tee-shirt frappé d’une croix gammée...

L’intention de BHL apparaît clairement dans sa toute dernière tribune, où il évoque le risque d’un nouveau « Rwanda » contre les chrétiens nigérians. Il y ajoute les guerres atroces qui déchiraient et déchirent encore le Soudan. Et tout cela pour conclure que de ces histoires-là, personne ne parle car « no Jews, no news7 ? ». Il y a bien, dans cette multiplication de prises de position associant violence et islam, venant de BHL et de tant d’autres, une manière de contribuer à la défense de l’État israélien par un petit coup cynique de ce que les États-Uniens appellent le « whataboutism » – qu’en est-il de tel ou tel autre conflit ?
Michael Pauron : Dans ce texte publié par Le Point, BHL dit avoir été pris à partie dans une tribune8, à l’époque de son article dans Paris Match, par des africanistes qui lui auraient fait « le coup des “affrontements immémoriaux” entre tribus indistinctes »... Vous étiez l’un des « africanistes » signataires...
Bien évidemment, il s’agit là d’une caricature grotesque. Rien dans cette tribune n’évoquait des « affrontements immémoriaux ». Les choses ne sont indistinctes que pour ceux qui refusent d’affronter la complexité du réel, de se renseigner, d’apprendre, de faire l’effort d’être juste, parce qu’ils sont engagés dans une tout autre industrie, celle de la propagande. Ils contribuent par là même à aggraver les violences qu’ils prétendent dénoncer.
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1Marie-Luce Desgrandchamps, L’humanitaire en guerre civile. La crise du Biafra (1967-1970), « Chapitre I. La population civile dans le conflit : controverses autour de la question du génocide », Presses universitaires de Rennes, 2018.
2Olakunle Mohammed, Nigerians history of weaving conspiracy theories around vaccines, News Verifier Africa, 20 january 2021, à lire ici.
3Communiqué de presse, « Sen. Cruz Introduces Bill Against Persecution of Nigerian Christians », 11 octobre 2025, à lire ici.
4C’est peut-être cette initiative d’Erik Prince qui a suscité la réaction du cardinal Pietro Parolin, le secrétaire d’État du Vatican, qui a défendu l’idée que les problèmes de sécurité au Nigeria n’étaient pas liés à la religion (ce qui est contestable pour ce qui concerne le Nord-Est, où la religion est bien un des facteurs de la violence) et qui a rappelé (fort justement) que beaucoup de musulmans étaient également victimes de violences.
6Bernad-Henri Lévy, « Lueur d’espoir dans les cendres du Nigeria et du Soudan », Le Point, 5 novembre 2025, à lire ici.
8« La notion de “génocide” est un mot-clef dans la politique nigériane, employé à tort et à travers », Le Monde Afrique, 7 décembre 2019, à lire ici.
9Marie-Luce Desgrandchamps, L’humanitaire en guerre civile. La crise du Biafra (1967-1970), « Chapitre I. La population civile dans le conflit : controverses autour de la question du génocide », Presses universitaires de Rennes, 2018.
10Olakunle Mohammed, Nigerians history of weaving conspiracy theories around vaccines, News Verifier Africa, 20 january 2021, à lire ici.
11Communiqué de presse, « Sen. Cruz Introduces Bill Against Persecution of Nigerian Christians », 11 octobre 2025, à lire ici.
12C’est peut-être cette initiative d’Erik Prince qui a suscité la réaction du cardinal Pietro Parolin, le secrétaire d’État du Vatican, qui a défendu l’idée que les problèmes de sécurité au Nigeria n’étaient pas liés à la religion (ce qui est contestable pour ce qui concerne le Nord-Est, où la religion est bien un des facteurs de la violence) et qui a rappelé (fort justement) que beaucoup de musulmans étaient également victimes de violences.
14Bernad-Henri Lévy, « Lueur d’espoir dans les cendres du Nigeria et du Soudan », Le Point, 5 novembre 2025, à lire ici.
16« La notion de “génocide” est un mot-clef dans la politique nigériane, employé à tort et à travers », Le Monde Afrique, 7 décembre 2019, à lire ici.