Décryptage

Pourquoi on ne devrait plus parler de « Boko Haram »

Villages et champs incendiés dans le nord-est du Nigeria. Mai 2017.
Roberto Saltori

Le blockbuster Black Panther, un des plus gros succès du cinéma mondial, commence dans la forêt de la Sambisa, dans le nord-est du Nigeria : les super-héros africains du Wakanda y vont au secours de jeunes filles captives de djihadistes… Avec l’enlèvement des collégiennes de Chibok en 2014, le mouvement djihadiste nigérian Boko Haram s’est véritablement imposé dans l’imaginaire global. Mais avec la mort, le 18 ou le 19 mai dernier1, d’Aboubakar Shekau, qui avait présidé à l’ascension militaire du mouvement, dans des combats l’opposant à une faction dissidente, cette appellation a-t-elle encore un sens ?

Boko Haram, une désignation railleuse

Cette formule provient du hausa, la lingua franca du nord du Nigeria. La traduction généralement retenue est « l’éducation occidentale est interdite » - « Haram » provient assurément de la langue arabe, et « boko » est considéré comme issu de « book » (« livre » en anglais), et désignant par glissement de sens l’éducation occidentale introduite dans la zone par les colons britanniques à la fin du XIXe siècle. Le linguiste Paul Newman a signalé que le mot « boko » avait en hausa un sens plus ancien : celui de tromperie ou de mensonge2. Sans doute Mohamed Yusuf, prédicateur charismatique du nord-est du Nigeria, a-t-il trouvé ce double sens judicieux, car il était effectivement très critique envers l’école occidentale apportée par la colonisation, mais surtout envers la fonction publique et l’Etat qui en sont issus et, plus généralement encore, envers le mode de vie occidental, les tenant pour des sources de l’immoralité et de la corruption de la société nigériane contemporaine.

Le refus de l’école occidentale et de l’emploi dans la fonction publique figurent parmi les principaux points qui amènent sa rupture, au début des années 2000, avec le courant salafiste dont il est issu, et auquel il reproche de transiger avec l’Etat païen qu’est le Nigeria. Et ce sont précisément ces salafistes qui vont retenir ce qui n’est qu’un des slogans utilisés par Yusuf, pour moquer ce dernier, qu’ils considèrent comme un ignare. À de nombreuses reprises, des responsables de Boko Haram ont récusé cette appellation, mais elle a fini par s’imposer dans l’usage local et dans les médias nationaux et internationaux parce que, pendant longtemps, le mouvement de Yusuf n’a pas eu de nom officiel - il était souvent désigné, de façon neutre, comme la Yusufiyya, les partisans de Yusuf.

De JASDJ à ISWAP

Quand le mouvement en a enfin revendiqué un, après la mort de Yusuf à la suite d’une tentative de soulèvement en 2009, ce nom, Jama’at Ahl el-Sunna lil-Da’wa wal-Jihad (JASDJ), était d’un usage malaisé pour les médias : une désignation longue et compliquée, en arabe, posant des difficultés de traduction. Ce nom est pourtant révélateur puisqu’il est inspiré par celui du Groupement salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) ou, en arabe, Jama’at al-Salafiyya lil-Da’wa wal-Qitāl, mouvement algérien affilié à Al-Qaeda qui a appuyé le tournant militaire pris par la Yusufiyya après la mort de Yusuf sous la direction d’Aboubakar Shekau. De façon significative, les djihadistes nigérians ont remplacé « salafiste » par « sunnite » car dans le contexte nigérian, les salafistes sont des adversaires, et « combat » (« qitāl » en arabe) par « djihad », terme sans doute plus reconnaissable dans un pays peu arabophone.

Mais la relation s’est vite dégradée entre Al-Qaeda et Shekau, enhardi par ses succès entre 2011 et 2014 et engagé dans une logique sectaire justifiant des violences extrêmes, y compris contre des civils musulmans. En 2015, alors que l’Etat nigérian et ses partenaires régionaux commençaient à mener des contre-offensives victorieuses et que, au sein même de JASDJ, certains critiquaient Shekau pour son ultra-violence et pour sa mauvaise gestion de l’organisation, ce dernier s’est trouvé contraint de prêter allégeance à l’Etat islamique, alors à son apogée au Moyen-Orient. JASDJ est alors devenu la Islamic State West Africa Province (ISWAP).

Opposition interne et scission

Dès 2016 cependant, alors que le mouvement était encore sur le recul, les tensions entre Shekau et ses opposants internes ont redoublé. Autour du prêcheur Mamman Nur et de Habib Yusuf, alias Abou Musab al-Barnawi, un des fils de Mohamed Yusuf, les critiques ont fait sécession, quittant la forêt de la Sambisa tenue par Shekau pour s’installer sur et autour du Lac Tchad. En août 2016, l’Etat islamique nommait Habib Yusuf comme wali (gouverneur) de l’ISWAP. Shekau, de son côté, reprenait son titre d’imam de JASDJ. Mais entre Shekau et l’Etat islamique, la relation est longtemps restée pleine d’ambiguïté. Si l’ISWAP a critiqué Shekau violemment et publiquement, la direction centrale de l’Etat islamique s’est abstenue, après avoir imposé un cessez-le-feu et encouragé à la réunification.

Shekau, pour sa part, a régulièrement affirmé sa loyauté à Abou Bakr al-Baghdadi, le calife de l’Etat islamique, et dans sa communication, JASDJ a souvent utilisé des logos et des noms très proches de ceux de l’ISWAP. Peut-être l’imaginaire du Califat est-il trop puissant pour qu’on s’en détache tout à fait…

Le triomphe d’ISWAP ?

Au fil des années, le seul appui matériel apporté à l’ISWAP par l’Etat islamique a été financier, et il a été intermittent. C’est surtout par ses conseils et recommandations que l’Etat islamique a aidé l’ISWAP, contribuant à sa transformation en une machine militaire et politique beaucoup plus efficace que JASDJ. De challenger, l’ISWAP est vite devenue la faction dominante, multipliant les attaques réussies contre les forces de sécurité, consolidant son contrôle dans les zones rurales, mettant en place un système fiscal rudimentaire mais efficace. Les tensions internes à l’ISWAP, qui ont entraîné l’exécution de Mamman Nur en 2018 et le remplacement de Habib Yusuf au poste de wali en 2019, ne semblent guère avoir affecté l’efficacité de l’organisation.

Finalement, début 2021, Habib Yusuf revient aux commandes de l’organisation qui lance en mai ses troupes sur la forêt de la Sambisa, le fief de Shekau. Acculé, celui-ci, plutôt que de se rendre, se tue en activant une ceinture d’explosifs. L’ISWAP engage alors rapidement des pourparlers avec les chefs survivants de JASDJ et obtient des ralliements. S’il n’est pas certain que l’Etat islamique ait encouragé, voire commandité la manœuvre, il a du moins célébré le triomphe de l’ISWAP, qui a pris le contrôle de la forêt de la Sambisa depuis laquelle il a déjà lancé des attaques en territoire camerounais. Mais l’ISWAP n’a visiblement pas réussi à rallier la totalité de l’appareil militaire de Shekau : un certain nombre de combattants, y compris de haut rang, ont préféré se rendre aux autorités nigérianes ou camerounaises, tandis que, sous la direction de Bakura Doron, un petit groupe loyal à Shekau, basé sur le nord du Lac Tchad, y combat l’ISWAP.

Aujourd’hui, le terme « Boko Haram » n’a donc plus de sens. Il y a pourtant fort à parier que ce label, qui est maintenant bien établi dans les usages, aussi bien au Borno qu’à l’extérieur du Nigeria, survivra à la mort de Shekau. Une facilité de langage qui pose problème, notamment car elle participe à réduire ISWAP au Boko Haram de Shekau, et ainsi à minorer, voire invisibiliser les transformations substantielles qu’a connues l’organisation ces six dernières années.

1La date exacte de sa mort reste floue. Elle a été évoquée par les médias à partir du 20 mai.

2Les résultats de Newman ont depuis été contestés par Victor Manfredi : « The phrase Boko Haram contains no etymologically Hausa word »