Brûler les camps. La résilience djihadiste dans le bassin du lac Tchad

Analyse · Foyer déjà ancien de violence djihadiste, le bassin du lac Tchad est en proie à un conflit peu visible et peu couvert par les médias. Si, au fil des ans, les belligérants ont évolué, changeant de nom ou d’affiliation, leur menace reste pressante sur ce vaste espace aux confins du Nigeria, du Niger, du Cameroun et du Tchad.

L'image présente un mur en béton aux couleurs neutres, probablement gris ou beige, partiellement recouvert par des ombres de feuillage provenant d'un grand arbre à proximité. Sur le mur, on peut voir des traces de peinture noire qui forment des motifs stylisés évoquant des yeux. Ces motifs sont positionnés de manière à créer une disposition particulière sur le mur. Au premier plan, on remarque également un tronc d'arbre robuste, avec des racines visibles qui émergent du sol sablonneux. L'environnement semble tranquille, avec une légère luminosité qui indique une journée ensoleillée.
Inscriptions à la gloire de Boko Haram recouvertes de peinture noire sur un mur, Bama, État de Borno, Nigeria, 2023.
© Ifeatu Nnaobi, Wikimedia Commons

Même si l’attention internationale se concentre actuellement sur les activités djihadistes dans le Sahel central et leur éventuelle extension vers le sud, le bassin du lac Tchad – une vaste zone qui englobe le nord-est du Nigeria, la région de Diffa en République du Niger, l’extrême nord du Cameroun et une partie de l’ouest du Tchad – reste un foyer majeur de violence djihadiste. Les deux factions du mouvement djihadiste souvent désigné sous le nom de Boko Haram continuent d’y faire des ravages1.

Selon les décomptes récemment publiés par Al-Naba, l’hebdomadaire de l’État islamique, l’une de ces deux factions, la Province de l’État islamique en Afrique de l’Ouest (en anglais, Islamic State West Africa Province, ISWAP) était la première de toutes les « provinces » de l’État islamique dans le monde tant pour le nombre d’attaques revendiquées (445) que pour le nombre de victimes (1552) sur la période allant de juillet 2024 à juillet 20252.

Sur la même période, la province sahélienne de l’État islamique (en anglais, Islamic State Sahel Province ISSP, en français État islamique au Sahel, EIS) n’a revendiqué « que » 40 attaques (et 535 victimes). Du 1er janvier au 25 juin 2025, ISWAP a revendiqué 232 attaques, contre 22 pour ISSP3. Ces derniers mois, les djihadistes du bassin du lac Tchad ont redoublé d’efforts contre des cibles militaires, notamment au Nigeria et au Cameroun.

Les autorités « perdent du terrain »

La situation est devenue si grave que le 8 avril, Umara Babagana Zulum, le gouverneur de l’État de Borno – l’État nigérian le plus touché par les deux factions de Boko Haram –, a annoncé que les autorités étaient «  en train de perdre du terrain »4. Un contraste saisissant avec ses affirmations antérieures, maintes fois répétées depuis son élection, en 2019, selon lesquelles c’était Boko Haram qui perdait, et qu’il était grand temps d’organiser la réinstallation des civils déplacés et de s’atteler à la reconstruction du territoire dévasté.

Alors, que se passe-t-il exactement dans le bassin du lac Tchad5 ? Qu’est-ce qui explique la nouvelle vague d’attaques contre les militaires et que doit-on en retenir sur l’évolution des mouvements djihadistes dans la région ?

Le conflit dans le bassin du lac Tchad a éclaté en 2009, lorsque les adeptes d’un prédicateur salafiste radical, Muhammad Yusuf, se sont soulevés à son appel dans plusieurs villes du nord-est du Nigeria6. Bien que le soulèvement ait été réprimé et que Yusuf lui-même ait été exécuté par la police nigériane, ses partisans se sont réorganisés, bénéficiant pour cela d’un petit soutien et des conseils d’Al-Qaida au Maghreb islamique, la branche sahélo-saharienne d’Al-Qaida.

Une première expansion spectaculaire

Opérant sous le nom de Jamāʿat Ahl al Sunna li Da’wa wal Jihad (JASDJ) et sous la direction d’Abubakar Shekau, le mouvement s’est progressivement transformé en une organisation terroriste urbaine. Chassé des villes, JASDJ s’est ensuite installé dans les zones rurales et a lancé une guérilla qui s’est finalement étendue aux marges des pays voisins – Niger, Cameroun et Tchad – où Yusuf avait rallié à lui un groupe d’adeptes. Entre 2013 et 2014, JASDJ a connu une expansion militaire spectaculaire, chassant les militaires nigérians de nombreuses villes secondaires du nord-est du Nigeria.

Cependant, à partir de 2015, l’armée nigériane a lancé une contre-offensive, soutenue par une société militaire privée sud-africaine et par les États voisins, qui se sont coordonnés avec le Nigeria au sein d’une coalition militaire, la Multinational Joint Task Force (MNJTF). La même année, espérant une aide et cherchant à apaiser les critiques internes, Shekau a prêté allégeance au « calife » de l’État islamique et JASDJ est devenu ISWAP. Mais, un an plus tard, des dissidents abandonnaient Shekau et obtenaient la reconnaissance de l’État islamique « central ». Ils ont continué par la suite à se battre sous le drapeau d’ISWAP, tandis que Shekau revenait à l’appellation JASDJ avec la faction lui étant restée fidèle.

D’abord en position de challenger, ISWAP s’est renforcé, en bonne partie grâce aux conseils de l’État islamique. En 2021, ISWAP a réussi à pénétrer dans le bastion de Shekau, dans la forêt de Sambisa, dans le centre de l’État du Borno. Pour échapper à la capture, Shekau s’est suicidé avec sa ceinture d’explosifs lors de négociations avec ses rivaux. ISWAP a ensuite pris le contrôle de la forêt de Sambisa et absorbé certains des combattants de Shekau, mais JASDJ n’en a pas moins persisté.

Nouvelle poussée contre les camps militaires en 2025

La recrudescence des activités djihadistes à partir de mars-avril 2025 dans le bassin du lac Tchad est presque exclusivement à l’origine d’ISWAP. Différents médias de l’État islamique en ont largement témoigné, mettant en avant les attaques, les destructions et les pillages. Depuis juin cependant, l’autre faction, JASDJ, a également marqué des points, notamment en attaquant la base de la marine nigériane à Baga (18 juin) et un camp de l’armée nigériane à Ngoshe (21 juin), non loin de Gwoza. Bien que son bras médiatique soit beaucoup moins organisé que celui d’ISWAP, JASDJ a fait circuler quelques vidéos fournissant plus de détails que les vagues informations parues dans la presse qui s’appuient généralement sur des déclarations officielles apologétiques. Manifestement, JASDJ observe les opérations d’ISWAP, en tire des enseignements et s’efforce de ne pas être à la traîne.

Ce qui distingue l’offensive actuelle des djihadistes, ce n’est pas le nombre des attaques revendiquées par ISWAP – qui était supérieur en 2023 ou 2024 –, mais plutôt le fait que bon nombre des attaques revendiquées ont visé des positions militaires, parfois assez importantes. Au Nigeria plus précisément, des unités allant jusqu’au niveau du bataillon ont été attaquées et, à une occasion au moins, en mai, un quartier général de brigade (celui de la 25e brigade opérationnelle à Damboa).

Selon Daniele Garofalo, un analyste travaillant sur les sources ouvertes, entre avril et début juillet, outre les opérations de guérilla habituelles (pose d’engins explosifs improvisés, embuscades contre des patrouilles, infiltrations dans des villes de garnison en vue d’assassinats ciblés, massacres de civils chrétiens et punitions de civils supposés désobéir aux ordres), et même si le comptage n’est pas simple, ISWAP avait revendiqué 26 attaques réussies à ce jour, principalement au Nigeria, mais aussi quatre au Cameroun et deux au Niger7.

Forcer les militaires nigérians à battre en retraite

La plupart de ces opérations ont eu lieu le soir ou la nuit et n’ont entraîné que des pertes militaires limitées. Elles ont toutefois été couronnées de succès en ce sens qu’elles ont forcé les militaires à battre en retraite. Ces derniers ont dû, souvent, abandonner leurs véhicules lourds, y compris des chars de combat, mais aussi des engins de chantier, qui sont essentiels dans le système de défense du Nigeria car ils permettent de creuser et d’entretenir les tranchées qui protègent les grandes villes et les camps militaires dans le Borno.

Les combattants d’ISWAP détruisent ces véhicules lourds et s’emparent d’équipements militaires portables, notamment armes et moyens de transport légers, des motos aux véhicules à quatre roues motrices8. Les munitions sont particulièrement importantes, compte tenu de leur rareté pour les djihadistes et du coût élevé de l’approvisionnement sur le marché noir. Après s’être regroupés et avoir reçu quelques renforts, les militaires ont généralement repris leurs positions dès le lendemain. Dans quelques cas, souvent grâce à une intervention aérienne opportune, les assauts ont été repoussés, ISWAP ne revendiquant aucun butin et l’armée faisant état de quelques combattants djihadistes tués et de matériel détruit, notamment des motos. Dans le numéro d’Al-Naba du 22 mai, l’État islamique a annoncé que ces actions s’inscrivaient dans le cadre d’une campagne intitulée « Brûler les camps ».

Cette série spectaculaire d’attaques contre les armées des États du bassin du lac Tchad a surpris certains responsables militaires. Alors même que quelques analystes incitaient à la prudence, de nombreux observateurs semblaient convaincus que JASDJ et ISWAP avaient depuis longtemps atteint leur apogée et étaient sur le déclin. De fait, ISWAP avait déjà mené des attaques contre des cibles militaires de grande envergure lors de son ascension, à partir de 2016 et surtout en 2018-2019, après sa rupture avec Abubakar Shekau. L’armée nigériane avait ensuite développé des positions fortifiées plus solides, les « super camps »9, et avait considérablement renforcé sa capacité aérienne, notamment grâce à des avions d’attaque au sol Tucano, à des hélicoptères de combat et à des drones armés, qui ont contribué à repousser les raids de grande envergure.

Combats entre groupes rivaux

ISWAP s’est adapté à son tour, en se concentrant plutôt sur le harcèlement des patrouilles et des convois au moyen d’embuscades et d’engins explosifs improvisés, tout en consolidant sa gouvernance dans les zones rurales sous son contrôle. C’est dans ce contexte d’impasse militaire qu’ISWAP a choisi de se concentrer sur Shekau, en envahissant, en 2021, son fief de la forêt de Sambisa, dans l’État de Borno. Peu après, cependant, même la victoire d’ISWAP contre Shekau avait semblé ambiguë, car plusieurs groupes de combattants de JASDJ continuaient de se battre depuis leurs bastions des collines de Gwoza et de la partie septentrionale du lac Tchad.

Sous la direction d’Ibrahim Bakura « Doro » (alias Abu Umaymah), JASDJ a même lancé une contre-offensive spectaculaire à partir de la fin de l’année 2022, s’emparant de certaines des principales bases d’ISWAP sur les îles du lac Tchad10. La violence entre factions s’est poursuivie depuis, avec de rares moments de pause, apparemment dans le cadre de tentatives de négociation entre les deux groupes. Au Nigeria, les responsables politiques et militaires, avides de développements positifs, avaient interprété cette séquence comme la preuve de l’usure des deux groupes.

Cette résurgence d’ISWAP est due à une série de facteurs, tant du côté de la faction elle-même que de la réponse du Nigeria et des autres États du bassin du lac Tchad. Tout d’abord, cette alternance entre phases offensives et phases plus stables est intrinsèque à la nature de la guérilla : les insurgés se cachent, attendent, se réorganisent, s’adaptent à la position des armées des États, essaient de nouvelles stratégies et de nouvelles tactiques. Il y a donc un grave danger à se concentrer sur le calendrier à court terme des rapports d’incidents : une baisse des incidents enregistrés ne signifie pas nécessairement que les insurgés sont vaincus.

Pourquoi ISWAP repart-il à l’offensive ?

Le fait est que les structures permettant à ISWAP de persister sont toujours en place et qu’elles n’ont jamais été fondamentalement réduites. Alors même que l’armée défendait avec succès un réseau de villes de garnison et de super camps, ISWAP contrôlait toujours d’importantes zones rurales dans l’État de Borno, tirant parti de leur population et de leur économie pour lever l’impôt, s’approvisionner en fournitures et mobiliser des combattants. Par ailleurs, ISWAP a maintenu des liens avec l’État islamique au Levant, qui l’avait déjà aidé à améliorer ses performances militaires et, peut-être plus important encore, à rationaliser et à bureaucratiser son organisation11.

En effet, la nouvelle campagne militaire d’ISWAP se fonde sur d’importantes adaptations tactiques. Pour la première fois, ISWAP a mené des attaques de nuit en utilisant des systèmes de vision nocturne, une évolution cruciale compte tenu de la capacité limitée de l’aviation nigériane à mener des frappes de nuit. ISWAP a également commencé à utiliser des drones armés, en adaptant des drones commerciaux peu coûteux pour larguer des explosifs sur des camps militaires12.

En outre, les djihadistes ont limité l’utilisation de véhicules tout-terrain pour le transport des troupes, préférant les essaims de motos, qui offrent des cibles plus petites aux frappes aériennes. Il semble que les tactiques d’ISWAP aient été fondamentalement repensées. Le groupe a trouvé une solution à l’approche nigériane des « super camps ». Deux éditoriaux récents d’Al-Naba, intitulés « L’enfer des camps » et « L’échec des super camps », théorisent les faiblesses des « super camps », se moquant ouvertement de l’échec de l’armée nigériane13.

Des djihadistes arabes étrangers

Il y a des raisons de penser que l’État islamique a joué un rôle clé dans l’élaboration de ces innovations tactiques. Depuis la fin de l’année 2024, interrogés par téléphone de décembre 2024 à mai-juin 2025, des transfuges d’ISWAP ont signalé que des contacts au sein de l’organisation rapportaient la présence d’instructeurs étrangers envoyés par l’État islamique. La présence de conseillers de l’État islamique auprès d’ISWAP est aussi mentionnée par Malik Samuel dans « From the Levant to Lake Chad… », op. cit.

D’ailleurs, pour la première fois, des preuves visuelles solides ont été apportées de la présence de djihadistes arabes étrangers : une vidéo d’ISWAP datant de 2024 inclut des images de deux hommes à la peau claire portant des noms de famille (Maqdisi et Maghribi) indiquant une origine palestinienne et une origine nord-africaine14.

L’évolution des relations entre ISWAP et JASDJ est un facteur quelque peu incertain dans la résurgence actuelle d’ISWAP. Bien que certaines sources fassent encore état de violences limitées entre factions, la rivalité semble s’être quelque peu apaisée. Plusieurs djihadistes repentis, interviewés par téléphone en mai-juin 2025, mentionnent des tentatives de négociation entre les deux groupes, et le chercheur Malik Samuel estime, pour sa part, qu’un accord a été conclu. La désescalade entre JASDJ et ISWAP, aussi partielle soit-elle, a probablement joué un rôle, permettant aux deux groupes de dégager des ressources et de les réorienter vers les armées des pays du bassin du lac Tchad.

Moins de soldats sur le front

C’est en tout cas précisément au moment où ISWAP subissait une pression moindre de la part de JASDJ que la réponse sécuritaire s’est affaiblie. Tout d’abord, les autorités nigérianes ont transféré une partie de leurs ressources du nord-est pour faire face à d’autres problèmes de sécurité ailleurs, notamment dans le nord-ouest du pays, où le banditisme, les enlèvements, les conflits entre agriculteurs et éleveurs et le développement de petits groupes djihadistes se combinent pour dégrader la situation en matière de sécurité.

Deuxièmement, le malaise croissant dans la coopération entre les États du lac Tchad n’a pas aidé. En particulier, le coup d’État au Niger et la réaction initiale du président nigérian nouvellement élu, Bola Tinubu, contre la junte nigérienne, ont créé un fossé durable entre Niamey et Abuja. Malgré des efforts pour améliorer les relations entre les deux pays, en juin 2025 encore, le chef de la junte nigérienne, Abdourahmane Tiani, accusait le Nigeria d’accueillir à Abuja des réunions avec des puissances occidentales hostiles et des djihadistes pour comploter contre le Niger15. La frontière entre les deux pays a été longtemps fermée, et le Niger a suspendu sa participation à la MNJTF.

Localement, cependant, loin des grands discours diplomatiques, les nécessités de la sécurité amènent toujours les commandants nigériens et nigérians à coopérer de manière informelle. Selon un responsable sécuritaire nigérian joint par communication électronique le 4 juillet 2025, un soutien aérien nigérien a permis début juillet de repousser une attaque d’ISWAP contre la ville nigériane de Mallam Fatori, qui se trouve juste en face de la ville nigérienne de Bosso. Reste que le Niger est beaucoup moins actif qu’auparavant contre ISWAP et JASDJ, et se concentre plutôt sur les groupes djihadistes opérant dans d’autres régions du pays plus proches de Niamey.

Un risque pour le moral des troupes

Les relations entre le Nigeria et le Tchad se sont également dégradées depuis la mort du président et maréchal tchadien Idriss Déby Itno. Son successeur (et fils) n’a pas caché sa frustration quant à la gestion par le Nigeria de la crise de Boko Haram et semble se contenter de se concentrer sur le territoire tchadien lui-même. Seul le Cameroun semble encore déterminé à aider le Nigeria à faire face à la crise.

L’un des facteurs susceptibles d’aggraver la situation est le préjudice que les nouvelles circonstances peuvent infliger au moral des militaires d’Abuja. En janvier 2025, l’État islamique évoquait un « mécontentement croissant parmi [...] les soldats nigérians  » et affirmait que certains « [avaient] commencé à abandonner leurs positions ou même à passer du côté opposé [ISWAP] »16.

Il n’y a aucune confirmation de ces défections – qui seraient d’ailleurs surprenantes –, et il est probable qu’il s’agisse simplement de provocations et de propagande de la part d’ISWAP. Cependant, la situation pourrait commencer à ressembler à celle de 2013 et 2014, lorsque JASDJ était en plein essor : les djihadistes avaient alors enchaîné les victoires parce que les garnisons, conscientes des défaites subies ailleurs, se repliaient sans guère combattre.

Des incertitudes sur la suite des événements…

L’évolution de la situation dépend de plusieurs facteurs. Tout d’abord, tout comme ISWAP s’est adapté aux super camps nigérians, les armées des pays du bassin du lac Tchad, et celle du Nigeria en particulier, tentent de s’adapter à leur ennemi. Il semble que le Nigeria ait reconsolidé sa capacité aérienne dans l’État de Borno. Par exemple, le quartier général de la brigade à Damboa a été défendu avec succès lorsqu’il a été attaqué tôt le 23 mai 2025, l’appui aérien étant intervenu assez rapidement17.

Le problème, cependant, reste la position fondamentalement défensive du Nigeria : même si les raids aériens peuvent infliger de sérieux dommages aux djihadistes (et, selon d’anciens combattants, c’est là, depuis longtemps, la menace la plus sérieuse pour leur sécurité), ils ne remettent pas en cause la domination territoriale exercée par les djihadistes dans d’importantes zones rurales de l’État de Borno. Cela permet à ISWAP, en particulier, de continuer à s’étendre. Selon Malik Samuel, interviewé à travers une communication électronique le 7 juillet 2025, ISWAP serait en train d’y créer une troisième sous-province (wilaya), ce qui signifie qu’il formera les unités de combat nécessaires – une raison probable de son empressement à se procurer des armes en attaquant des camps militaires.

Parmi les autres incertitudes importantes, l’évolution des relations entre JASDJ et ISWAP est évidemment un facteur clé, étant donné que ces factions djihadistes sont plus efficaces à se détruire l’une l’autre que l’armée ne l’est à les éliminer. La poursuite de cette « guerre civile » djihadiste aura des coûts élevés à court terme pour les deux groupes. Toutefois, si l’une des factions devait l’emporter ou si un accord stable était conclu entre elles, le danger pour les États du lac Tchad augmenterait considérablement.

Une prolifération de groupes violents

Les perspectives d’expansion des djihadistes au-delà du nord-est du Nigeria sont tout aussi incertaines. JASDJ a déjà un petit groupe associé, le groupe de Sadiku, qui opère dans le Nord-Ouest, plus précisément entre les États du Niger et de Kaduna. ISWAP a également développé des réseaux dans plusieurs régions du centre du Nigeria et accueille et forme actuellement, dans le Borno, des aspirants militants originaires d’autres zones du pays18.

D’autres groupes islamistes violents font également partie de l’équation au Nigeria, et notamment Ansaru, un groupe affilié à Al-Qaida établi de longue date, qui a une présence discrète dans le centre du pays ; les mystérieux Lakurawa, qui se sont déplacés du Mali et du Niger vers les États nigérians de Sokoto et de Kebbi et que les observateurs supposent associés tantôt au Jamāʿat Nuṣrat al-Islām wal-Muslimīn (JNIM), le groupe affilié à Al-Qaida au Sahel, tantôt à ISSP ; et Darusalam, un groupe indépendant situé le long de la frontière avec la République du Bénin19. Les informations concernant ces groupes sont rares et souvent contradictoires, ce qui est en soi un signe inquiétant.

Quoi qu’il en soit, ISWAP et JASDJ semblent s’être fermement enracinés dans le Borno rural, se transformant en ce que l’anthropologue Christian Geffray, dans un autre contexte, appelait des « corps sociaux guerriers »20. Chaque faction a formé, maintient et reproduit à travers le conflit une société parallèle centrée sur elle-même, avec son propre territoire et sa propre économie. Les styles de gouvernance varient, ISWAP étant plus bureaucratique, contrôlant davantage ses combattants et sa population, et s’appuyant essentiellement sur la fiscalité. JASDJ utilise encore le pillage et la capture, même si, sous l’influence de l’exemple d’ISWAP, le mouvement a développé ses propres méthodes de taxation dans certaines régions. Grâce à l’État islamique, ISWAP possède une capacité de rebond et d’adaptation aux changements de stratégie et de tactique nigérians. JASDJ, à son tour, apprend de l’expérience d’ISWAP.

Sont donc en place une émulation et une concurrence dangereuses. Le djihad dans le bassin du lac Tchad est là pour durer.

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1La désignation Boko Haram (qui signifie «  l’éducation occidentale est illicite  ») est problématique – il s’agit, en fait, d’un surnom moqueur donné par les adversaires du mouvement. Par ailleurs, cette désignation masque le fait que le mouvement est divisé en factions au mode opératoire différent.

2Daniele Garofalo, «  A year of Islamic State terrorist attacks. Analysis and translation of the Al-Naba Newspaper infographic for the year 1446  », Daniele Garofalo Monitoring, 4 juillet 2025.

3Communication électronique, Daniele Garofalo, 4 juillet 2025.

4Wim Britus, «  Boko Haram : Borno Is Losing Ground, Says Zulum  », Channels TV.

5L’auteur souhaite remercier Malik Samuel, Philip Brant et Daniele Garofalo pour les échanges qui ont alimenté le présent texte, ainsi que d’autres contacts, notamment des responsables de la sécurité des États du bassin du lac Tchad, des djihadistes repentis et les intermédiaires qui ont rendu ces conversations possibles.

6Sur la formation et les premières années de Boko Haram, lire Alexander Thurston, Boko Haram : The History of an African Jihadist Movement, Princeton University Press, 2017.

7Communication électronique, 4 juillet 2025.

8Si, dans les premiers temps de l’expansion de JASDJ, en 2013-2014, les djihadistes prenaient les véhicules lourds des militaires pour parader, ils ont compris plus tard qu’ils étaient sans valeur en l’absence de maintenance et qu’ils consommaient beaucoup de carburant. Instruits par l’expérience, les combattants ISWAP ne se donnent plus la peine de les emporter.

9Jacob Zenn, «  L’armée nigériane et Boko Haram : les “supercamps” peuvent-ils tenir le statu quo  ?  », Politique étrangère, vol. 86, n° 1, 2021.

10International Crisis Group, «  JAS vs. ISWAP : The War of the Boko Haram Splinters  », 28 mars 2024.

11Maman Inoua Elhadji Mahamadou Amadou et Vincent Foucher, «  Boko Haram in the Lake Chad Basin : The Bakura Faction and its Resistance to the Rationalisation of Jihad  », Megatrends Policy Brief, 6 décembre 2022.

12Taiwo Adebayo, «  Lake Chad Basin insurgents raise the stakes with weaponised drones  », Institute of Security Studies, 17 mars 2025. Dans un texte prémonitoire publié en 2023, le chercheur Malik Samuel avait souligné l’intérêt d’ISWAP pour les innovations technologiques. Voir «  ISWAP’s use of tech could prolong Lake Chad Basin violence  », Institute of Security Studies, 13 avril 2023.

13Malik Samuel, «  From the Levant to Lake Chad : ISIS fighters fuel ISWAP’s resurgence  », Good Governance Africa, 30 mai 2025.

14Voir Malik Samuel, «  From the Levant to Lake Chad…  », op. cit. Les inquiétudes quant à la présence de formateurs étrangers ont entraîné quelques arrestations qui pourraient bien avoir été des surréactions. Jesupemi Are, «  Four Pakistanis arrested as army accuses foreign mercenaries of training Boko Haram, ISWAP fighters  », The Cable, 28 mai 2025  ; Yakubu Mohammed, «  Chinese national, others arrested for “aiding terrorism” in Borno  », Premium Times, 13 juin 2025.

15«  Ce qu’il faut retenir de l’entretien du Général Tiani sur la RTN,  » Studio Kalangou, 2 juin 2025.

16Voir le fil de l’analyste de sources ouvertes @brantphilip1978 ici.

17Sur l’attaque de Damboa, voir ici.

18International Crisis Group, «  JAS vs. ISWAP  », op. cit.  ; Jacob Zenn, «  Terrorism Monitor : ISWAP Expands into Ondo and Edo in Southern Nigeria  », Terrorism Monitor n° 19, 2022.

19Voir, notamment, James Barnett et Murtala Ahmed Rufa’i, «  A “Sahelian” or a “Littoral” Crisis  ? Examining the Widening of Nigeria’s Boko Haram Conflict  », Current Trends in Islamist Ideology, 32, 2023. À propos de Ansaru, voir Jacob Zenn & Caleb Weiss, «  Ansaru Resurgent : The Rebirth of Al-Qaeda’s Nigerian Franchise  », Perspectives on Terrorism 15, n° 5, 2021.

20Christian Geffray, La Cause des armes au Mozambique. Anthropologie d’une guerre civile, Karthala, 1990.