Dans l’est de la RDC, le blues des reporters de guerre

Souvent livrés à eux-mêmes, les journalistes locaux qui couvrent les conflits armés dans l’est de la République démocratique du Congo sont soumis à d’intenses pressions : images traumatisantes, craintes pour leurs proches, propagande, intimidations... Une vie de sacrifices que certains ne veulent plus endurer. Témoignages.

L'image montre une scène de vie quotidienne dans une région rurale. Sur une route en terre, plusieurs personnes marchent, chacune portant des charges sur leurs épaules ou dans les bras. Au premier plan, une femme est vue de dos, portant un grand panier orange rempli de fruits ou de légumes sur sa tête. Elle est vêtue d'une robe colorée. À côté d'elle, un homme porte une veste sombre et marche avec assurance. En arrière-plan, on peut apercevoir d'autres personnes se déplaçant sur la route, ainsi que des habitations et des collines verdoyantes qui donnent une impression de paysage naturel. La lumière du soleil éclaire la scène, créant une atmosphère chaleureuse et vivante.
Sur la route de Goma, dans l’est de la RDC, en mars 2018.
© Denys.Kutsevalov / shutterstock.com

Ils sont en première ligne dans la couverture des conflits armés dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). Exposés aux combats, mais également aux menaces et aux intimidations, les reporters de guerre congolais ont choisi de prendre tous les risques pour rapporter, rendre visible ou « rendre réelle », comme certains l’affirment, une guerre qui mine la province du Nord-Kivu depuis près de trente ans.

Ces journalistes, dont certains ont accepté de se livrer, reconnaissent n’avoir reçu aucune formation spécifique pour évoluer en zone de conflit. Animés par la passion de leur profession, tous vivent leur engagement comme un acte patriotique et une contribution à l’effort de guerre : « Un beau jour, on se dit que trop c’est trop, on prend notre matériel et on y va », confie l’un d’entre eux. Originaires de la province du Nord-Kivu pour la plupart, ils ont connu la guerre en tant que simples civils avant de se confronter à une nouvelle réalité : celle du terrain. Au-delà des risques permanents pour leur intégrité physique, les reporters congolais évoluant en milieu hostile portent une douloureuse charge psychologique qu’ils s’évertuent à gérer par leurs propres moyens.

Sur les plus de 7 000 journalistes professionnels que compte la République démocratique du Congo, il est difficile de chiffrer celles et ceux qui couvrent en permanence les zones de conflit dans l’est du pays. Contrats précaires, faibles rémunérations et intimidations (par des groupes armés et des acteurs politiques) sont autant de facteurs qui finissent par pousser certains d’entre eux à réorienter leur carrière. Au Congo, le journalisme est un métier à risques. En 2022, le pays occupait la 125e place (sur 180) au classement mondial de la liberté de la presse réalisé par Reporters sans Frontières. « Arrestations, agressions, menaces, exécutions, médias suspendus, pillés ou saccagés... Pour la seule année 2021, 110 exactions, dont une quarantaine d’arrestations et de détentions arbitraires, ont été recensées par Journaliste en danger (JED), l’organisation partenaire de RSF en RDC. Le directeur d’une radio communautaire de l’Ituri a été assassiné, et une journaliste blessée par balles à Goma. Les forces de sécurité représentent près de la moitié des exactions enregistrées et bénéficient d’une impunité totale », indique l’ONG.

« Ma manière de combattre pour le pays »

Serge Kakule a vécu ses premières expériences sur le terrain lorsque la rébellion du M23 a éclaté dans le Nord-Kivu au printemps 20121. Il a fait partie de la poignée de reporters « embarqués » au sein du 42e bataillon des unités de réaction rapide, l’unité commando du colonel Mamadou Ndala, chef de la brigade de défense de la ville de Goma en 2013. Passé l’enthousiasme et l’esprit aventureux des premiers mois, les risques encourus et la fragilité de sa situation professionnelle ont eu raison de sa volonté.

Je suis passé à autre chose aujourd’hui. Cette vie-là, c’était trop pour moi. Je ne fais pas partie de ceux qui ont été marqués au point de faire des cauchemars et d’avoir de réels troubles psychologiques, mais me concernant, c’est la précarité et le manque de reconnaissance qui m’ont achevé. J’ai toujours travaillé dans l’insécurité. J’ai commencé comme chauffeur en transportant des reporters congolais et étrangers qui travaillaient sur les conflits miniers dans l’est du pays. Ils m’ont formé à leurs techniques, j’ai donc cumulé les fonctions de chauffeur et de caméraman, puisque j’étais au départ l’assistant d’un collègue étranger qui a finalement quitté la RDC. Je suis devenu reporter à part entière quand le M23 a attaqué les positions des FARDC [Forces armées de la République démocratique du Congo] près de Goma jusqu’à la chute de la ville en novembre 2012. Au début, c’était la débrouille totale : j’étais avec mon matériel limité, je payais le transport par mes propres moyens, puis j’allais filmer sur la ligne de front avec un groupe de journalistes. À ce moment-là, je ne voyais pas la précarité, et les risques m’importaient peu. Ma démarche était patriotique. Le pays était attaqué, beaucoup de jeunes, dont mon grand-frère, avaient rejoint l’armée. Certains avaient rejoint le M23. D’autres avaient créé des mouvements citoyens comme la Lucha [Lutte pour le changement]. Moi aussi il fallait que je fasse quelque chose pour mon pays. J’ai choisi d’aller au front avec ma caméra, c’était ça ma manière de combattre pour le pays.

Sollicités par les organes de presse internationaux, de nombreux reporters de guerre congolais contribuent à informer et à sensibiliser sur le conflit à l’international. Beaucoup s’accrochent à ce lien avec l’étranger pour espérer obtenir des revenus réguliers et satisfaisants, voire décrocher un contrat auprès d’une agence de presse occidentale.

« Lorsqu’on va au front, on constitue un peu une équipe avec les collègues étrangers. Beaucoup d’entre nous, les Congolais, contribuent à leurs travaux en leur fournissant des images captées au combat ou auprès des militaires. Au bout d’un moment, quand ces collègues rentrent dans leurs pays, ils ne te contactent plus et ne prennent plus de tes nouvelles, regrette Serge Kakule. Ils font appel à toi dans l’urgence quand il faut leur envoyer de nouvelles images de la situation. Par exemple, dans mon cas, il y avait des journalistes occidentaux qui me commandaient des images du front et qui me payaient 30 dollars par jour travaillé. Aucun contrat n’a jamais été signé. C’est tout ça qui fatigue avec le temps : le manque de reconnaissance, et surtout les risques que je prenais en allant sur des zones de combat pour pas grand-chose ».

« Rien n’aurait pu me préparer à voir ça »

Évoluer en zone de conflit pour les reporters congolais, c’est également assister à des scènes auxquelles aucune formation journalistique ne prépare en RDC. Julien (prénom d’emprunt) est originaire de la ville de Beni. Depuis 2014, ce jeune reporter livre à différents médias occidentaux des sujets sur les tueries commises contre les populations civiles et attribuées aux ADF ou revendiquées depuis quelques années par l’État islamique en Afrique centrale2. Peu formé et mal informé sur les massacres commis dans le territoire de Beni à une époque où le flou régnait sur l’identité réelle de leurs auteurs, Julien a longtemps été marqué par son premier reportage réalisé non loin de son domicile.

Rien n’aurait pu me préparer à voir ce à quoi j’ai assisté à mes débuts en 2014. J’étais tout jeune quand on m’a appelé pour filmer un village qui venait de subir un massacre dans les environs d’Oïcha. Les tueries se multipliaient et on ne savait pas vraiment qui étaient leurs auteurs. Avec une équipe de reporters, nous sommes arrivés très vite sur les lieux, les corps des victimes étaient encore là, il y en avait sept. Certains étaient mutilés, les membres de leurs familles respectives étaient assis à côté d’eux et criaient. Moi, je me devais de faire mon reportage mais j’ai hésité, je ne savais plus trop quoi faire. Je me suis demandé si je devais vraiment filmer, s’il fallait respecter le deuil des familles, la dignité des victimes… Finalement j’ai commencé à filmer. J’ai filmé les corps, les familles qui pleuraient, et moi je pleurais avec elles derrière ma caméra.

Originaire des régions touchées par les massacres, Julien a longtemps travaillé en craignant pour sa propre sécurité comme pour celle de ses proches vivant en territoire de Beni. De son point de vue, exercer le métier de reporter de guerre dans ces conditions est intenable sur le long terme. Après avoir tenté de s’éloigner de Beni, la mort d’amis proches tués dans deux attaques successives de l’État islamique l’a finalement contraint à quitter le Congo pour l’Europe. « Ce reportage m’a marqué à vie, d’autant que c’est l’un des premiers reportages où l’on voit les corps des victimes des massacres à Beni, explique-t-il. C’étaient des scènes vraiment atroces et j’ai eu beaucoup de mal à gérer ça. Au Congo, dans ce genre de situations, il n’y a pas trop de suivi psychologique, personne à qui parler. J’ai cherché à sortir un peu de ma région, je suis allé à Goma, à Kinshasa, puis au bout de quatre ans j’ai décidé de laisser tout ce qui se rapportait aux massacres à Beni. »

Cette absence de soutien psychologique est évoquée par de nombreux journalistes congolais. Attaqué à son domicile par des hommes armés en présence de sa famille, le reporter Daniel Michombero couvre toujours le conflit impliquant le M23 dans la région de Goma. De son point de vue, l’état actuel de la situation dans le pays ne permet pas au gouvernement congolais d’assurer le suivi psychologique de l’ensemble de la profession : « Mon épouse et moi-même avons été suivis par un psychologue mais ça n’a pas donné grand-chose. C’est un spécialiste que nous avons sollicité par nos propres moyens. De toute façon, si l’État devait s’en occuper, je pense qu’il ne s’en sortirait pas tellement la situation est critique ici. Les déplacés ont besoin d’un suivi psychologique, les enfants, les victimes dans les villages attaqués, et j’en passe. Face à cela, nous… On fait avec. C’est la nature des choses et on n’a pas le choix. »

Sommés de se positionner

Actifs sur les réseaux sociaux, les journalistes présents dans les zones de conflit portent une lourde responsabilité dans les faits qu’ils rapportent et les images qu’ils diffusent sur leurs comptes Twitter. Dans un conflit où les fake news peuvent avoir de graves conséquences non seulement sur les populations, mais également sur les troupes déployées au front comme sur les journalistes eux-mêmes, il s’avère parfois complexe de discerner la rumeur de l’information. C’est ce manque de visibilité sur la réalité du conflit qui a poussé Daniel Michombero à partir sur le terrain.

Je suis originaire de la province du Sud-Kivu, j’y ai débuté auprès de la TV Vision Shala, un média local à Bukavu. Je suis devenu journaliste de guerre en 2013, quand le M23 était autour de Goma. J’ai travaillé dans des départements dédiés aux questions sociales ou de santé. Mais le fait de vivre dans cette zone de guerre, ça m’a poussé à me rapprocher du terrain pour être au plus près de la vérité. En 2013, il y avait beaucoup de désinformation : il y avait des rumeurs sur le sort de Goma, sur la désertion de soldats des FARDC, des comptes fictifs étaient créés sur les réseaux sociaux pour diffuser des fake news… Il fallait sortir de cette confusion.

Aujourd’hui bien plus qu’en 2013, la propagation de fausses informations autour des conflits dans l’est de la RDC bat son plein sur la toile et rend d’autant plus crucial le rôle des journalistes de guerre. Cette guerre de l’information dans laquelle ils sont parfois (bien malgré eux) engagés les place au centre d’une lutte de narratifs que cherchent à imposer les belligérants. Journaliste expérimenté pour un média swahiliphone de la région des Grands Lacs, Issa (prénom d’emprunt) couvre depuis près de quinze ans les conflits dans l’est du Congo. Il a vu les méthodes de propagande se moderniser et les pressions s’accentuer sur les journalistes.

Il y a d’un côté la propagande, et de l’autre les pressions qu’on subit pour diffuser cette propagande, même si elle contient de fausses informations. Je vais prendre un exemple précis : une campagne #RwandaIsKilling a été lancée par des militants congolais sur les réseaux sociaux à la suite des preuves du soutien du Rwanda au M23. Les autorités congolaises ont apprécié cette initiative et certains journalistes ont aussi diffusé ce hashtag sur Twitter. Je ne l’ai pas fait, j’ai voulu garder ma neutralité, et ça m’a été reproché. Vous recevez un SMS ou un mail d’un élu ou d’un ministre qui va vous dire qu’il n’a pas aimé telle publication ou tel article, ou qu’il faut être un journaliste plus patriotique et participer aux causes nationales. Pour moi, le Rwanda n’est pas seul responsable de la situation dans l’Est, et ça sur le terrain on le voit tous les jours : il y a la mauvaise gouvernance de l’État, la corruption des politiques et de certains généraux, l’implication de l’Ouganda dans la déstabilisation du pays, les ADF à Beni, la milice Codeco [Coopérative pour le développement du Congo] en Ituri... Tout ce que je dis là, ça n’entre pas dans le narratif de notre gouvernement et on est mis sous pression quand on ne diffuse pas la version officielle. Et puis, à côté de ça, nous avons aussi des partisans du M23 qui vont nous harceler sur les réseaux sociaux, nous envoyer des messages menaçants. Aujourd’hui, nous sommes au milieu de tout cela et l’exercice de notre métier est devenu vraiment compliqué.

Face à la mort, au choc des images et à la réalité des zones de combat, certains de ces journalistes portent en eux de sérieux traumatismes qu’ils peinent à exorciser ou qu’ils ont appris à intégrer comme une part inhérente à leur profession, voire à leur vie. Dans un pays où informer est encore perçu comme une menace, les journalistes évoluant en zone de guerre sont conscients d’évoluer dans un environnement où la neutralité et l’éthique déontologique sont chères et inaliénables pour celles et ceux qui ont fait de leur métier une lutte pour l’indépendance.

1Le M23 est un mouvement réunissant des mutins de l’armée congolaise entrés en rébellion en 2012 et vaincus en 2013. Depuis février 2022, le M23 a repris les hostilités contre les forces gouvernementales congolaises.

2Longtemps commis de manière anonyme, les massacres perpétrés à Beni étaient attribués à l’Allied Democratic Forces (ADF), groupe rebelle islamiste d’origine ougandaise actif dans le territoire de Beni. Depuis avril 2019, les attaques sont revendiquées par l’État islamique en Afrique centrale, auquel les ADF ont fait allégeance.