Le 30 novembre 2022, des informations faisant état d’un massacre effroyable dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), pays déchiré par la guerre, ont commencé à circuler sur les réseaux sociaux. À Kishishe, un petit village de la province du Nord-Kivu, une rébellion soutenue par le Rwanda, le Mouvement du 23 Mars (M23), aurait tué des dizaines de civils. La nouvelle a rapidement fait le tour des médias internationaux. En l’espace de quelques jours, les spéculations sur le nombre de victimes variaient de 8 à près de 300, alors qu’aucune vérification fiable et indépendante n’avait été effectuée sur le terrain.
Kishishe n’est pas facile d’accès. Le village se trouve dans les profondeurs des forêts de Bwito, une chefferie isolée sur le flanc ouest du Parc national des Virunga. Alors que le M23 lui-même, ainsi que les commentateurs basés au Rwanda, ont minimisé l’incident, le gouvernement congolais et ses partisans ont gonflé les chiffres. Plus d’une semaine après le massacre, la mission de maintien de la paix des Nations unies au Congo (Monusco) a fait état « d’au moins 131 » victimes – un chiffre essentiellement extrapolé à partir de sources interrogées dans une base onusienne, qui semble le fruit d’un compromis arithmétique entre les estimations minimales et maximales qui circulaient déjà. À ce jour, aucune autre enquête indépendante n’a été menée sur place.
La controverse autour de Kishishe est un rappel brutal de la façon dont la guerre de l’information, alimentée par la propagation fulgurante de l’internet mobile et des réseaux sociaux, est aujourd’hui un élément de plus en plus important dans la dynamique des conflits – dans l’est du Congo comme ailleurs. Les rumeurs, les discours de haine, les images manipulées ou erronées et les chiffres gonflés des morts se répandent comme une traînée de poudre. Les armées congolaise et rwandaise sont fortement impliquées dans cette guerre de l’information : elles multiplient les accusations sur les incursions, sur les arrestations de soldats et sur les bombardements de leurs territoires respectifs. Cette lutte sur les faits et sur leur signification a des effets réels sur le terrain : elle accroît les tensions, peut déclencher des mouvements de troupes et tend à influencer les acteurs extérieurs et leur appui en faveur d’un camp ou d’un autre.
La responsabilité du Rwanda
Les observateurs et les analystes ne prennent pas suffisamment en compte cette nouvelle réalité. En reproduisant sans critique les récits que les belligérants déploient dans une visée stratégique, ils prennent involontairement parti dans l’écosystème de cette guerre de l’information. Cet écosystème affecte la façon dont nous pensons la violence et dont nous en parlons, et ce que nous identifions comme les principales causes du conflit en cours et les solutions à y apporter. Deux groupes d’acteurs principaux dominent actuellement le paysage de cette guerre de l’information : l’un est lié de plus ou moins près au M23 et au Rwanda ; l’autre au gouvernement congolais.
Le camp pro-Kinshasa adhère à certains récits plus historiques qui attribuent tous les malheurs du Congo à l’ingérence de puissances étrangères avides de ressources. De ce point de vue, le M23 ne serait qu’une simple marionnette manipulée par son maître, le gouvernement du Rwanda. La rébellion du M23 serait également l’épicentre de la violence et de l’instabilité dans l’est du Congo – un scénario qui ignore les morts et les destructions causées par certains des quelque 120 autres groupes armés actifs dans la région, tels que les Forces démocratiques alliées (ADF, une insurrection musulmane d’origine ougandaise) et la Coopérative pour le développement du Congo (Codeco, une coalition hétéroclite de milices en Ituri), qui sont responsables de la majeure partie des massacres les plus horribles constatés récemment dans l’est du Congo.
Le discours de Kinshasa s’appuie également sur l’histoire récente pour étayer ses affirmations selon lesquelles la guerre dans l’est du Congo est principalement due à l’ingérence étrangère. Le Rapport Mapping, un inventaire onusien de tous les crimes commis dans l’est du Congo au cours de la première décennie du conflit (1993-2003), en est un exemple clé. Des voix pro-Kinshasa présentent le rapport comme concernant exclusivement les atrocités commises par l’armée rwandaise et les rébellions congolaises qu’elle a parrainées, notamment les prédécesseurs du M23 actuel.
Si ces atrocités sont extrêmement graves – et encore hors de portée de la justice – il y a eu aussi des abus horribles de la part du gouvernement congolais de l’époque et des groupes armés qu’il a utilisés par procuration, parmi lesquels figurent les prédécesseurs des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), une émanation de l’ancienne armée rwandaise dirigée par les Hutus et impliquée dans le génocide des Tutsis de 1994. Après la prise de pouvoir du Front patriotique rwandais (FPR) dirigé par les Tutsis, qui constitue aujourd’hui le gouvernement de Kigali, les restes de cette armée ont fui au Congo (alors Zaïre), où ils ont formé une rébellion contre Kigali.
La mal-gouvernance de Kinshasa
De son côté, le discours pro-M23, qui est très populaire au Rwanda, place la mauvaise gouvernance au Congo au cœur du débat. Plutôt que des puissances étrangères, c’est la faiblesse et l’incompétence de l’État congolais et de son armée qui seraient responsables de la violence actuelle. Ce récit exploite également l’histoire récente. Il identifie les FDLR comme l’un des principaux moteurs de l’instabilité dans l’est du pays. Cependant, les FDLR, qui constituaient autrefois une redoutable force rebelle entre 20 000 et 30 000 combattants, ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes. Une grande partie de leurs dirigeants se sont rendus ou ont été éliminés par des opérations ciblées soutenues par le Rwanda.
Pour les partisans du M23 et de Kigali, les FDLR continuent de représenter une menace importante non seulement pour la stabilité du Rwanda, mais aussi pour les civils tutsis vivant dans l’est du Congo – si ce n’est par leur puissance de feu réelle, c’est surtout en tant que vecteur de diffusion de l’idéologie du génocide qu’ils sont considérés comme une menace. Ce camp pense également que les rebelles du M23 expriment des griefs légitimes de la communauté tutsie congolaise concernant leur sécurité, leurs biens et le sort des Tutsis congolais réfugiés dans des pays voisins. En conséquence, ils minimisent le soutien rwandais à la rébellion – rejetant les rapports du Groupe d’experts des Nations unies sur la République démocratique du Congo qui ont largement documenté ce soutien.
Au lieu de cela, le discours pro-M23 met en avant d’autres conclusions des experts de l’ONU sur la collaboration des FDLR avec l’armée congolaise. Il faut noter que le déni d’un soutien rwandais par le camp pro-M23 va souvent de pair avec une volonté de présenter la rébellion comme une force quasi étatique et ordonnée – ce qui semble difficile à réaliser sans un soutien étranger substantiel et contraste fortement avec leurs représentations de l’armée congolaise, décrite comme chaotique.
La sécurité des civils tutsis est devenue un autre champ de bataille de la guerre de l’information. La rébellion du M23 a déclenché une nouvelle flambée de sentiments anti-rwandais et anti-tutsis au Congo, qui ont tous deux une longue et douloureuse histoire. Ici aussi, l’environnement numérique agit comme un amplificateur des tensions réelles, en intensifiant leur vitesse et en reliant des centres disparates de diffusion de discours haineux, tels que les membres de la diaspora, les politiciens de l’opposition à Kinshasa et les groupes armés à l’est du Congo1.
Une « guerre des mots » piégeuse
Si l’interaction entre la violence en ligne et hors ligne est complexe, les incidents de violence contre les Tutsis, y compris des cas de lynchage, semblent avoir augmenté depuis mai 2022. Le camp pro-M23 et le camp rwandais se sont emparés de cette montée de la violence pour propager l’affirmation selon laquelle un génocide contre les Tutsis serait en cours, démontrant ainsi l’incapacité de la RDC à protéger ses propres citoyens. Le gouvernement de Kinshasa, quant à lui, se trouve dans une position délicate, entre l’appel aux citoyens à s’abstenir de toute violence populaire et l’exploitation de la vague de sentiments anti-rwandais pour renforcer sa position avant l’élection présidentielle prévue en décembre 2023.
Les médias internationaux et autres observateurs font désormais partie intégrante de la « guerre des mots » qui accompagne ce conflit. Lorsque Kinshasa a fait passer le nombre de morts de Kishishe de 50 à 272, les agences de presse internationales se sont empressées de reproduire ces chiffres sans véritable vérification. Les responsables des droits de l’homme de l’ONU – bien que préoccupés à juste titre par la violence anti-Tutsis dans l’est du Congo – ont involontairement amplifié les récits pro-M23 et pro-rwandais en identifiant les FDLR comme le principal responsable de la violence dans l’Est.
Ces hyperboles et ces références historiques utilisées dans un contexte où les acteurs impliqués maîtrisent leur politisation sont transportées vers un public international qui n’a pas cette compréhension. Avec la pression supplémentaire de simplifier les histoires pour satisfaire un large lectorat, cela conduit à des titres sensationnalistes comportant des termes chargés tels que « cannibalisme » ou « terrorisme ». Ces discours obscurcissent une compréhension plus profonde de trois décennies de conflit cyclique et peuvent servir les intérêts de l’un ou de l’autre camp.
Regarder au-delà du M23
Que peuvent donc faire les observateurs et les analystes pour éviter de devenir des pions dans cet environnement informationnel toxique ? Tout d’abord, et de toute évidence, il est nécessaire de procéder à une vérification approfondie, sur le terrain, des incidents violents. Comme le démontre le massacre de Kishishe, cette règle de base du reportage de guerre n’a été respectée par personne. Deuxièmement, il est impératif de résister à la séduction des explications mono-causales de la guerre et de la rébellion du M23, d’autant plus qu’elles proviennent du propre narratif des factions belligérantes. L’ingérence étrangère et la faiblesse de l’État congolais ne sont pas des explications mutuellement exclusives et ne suffisent pas à saisir la complexité de la violence actuelle. En outre, le fait que le M23 reçoive un soutien substantiel de Kigali n’exclut pas que la rébellion exprime aussi des griefs qui sont véritablement ressentis par la communauté tutsie congolaise.
Comprendre la crise actuelle dans l’est du Congo signifie également regarder au-delà de la rébellion du M23 et étendre l’attention à d’autres situations de violences de masse – comme les combats dans les Hauts Plateaux du Sud-Kivu et leurs ramifications géopolitiques, ou les massacres horribles commis par les groupes armés Codeco et ADF en Ituri ou autour de Beni. En outre, cela signifie qu’il faut aller au-delà de « l’actualité chaude » pour prendre en compte la façon dont la longue durée des conflits du Congo continue de façonner la violence actuelle. Outre la concurrence entre les élites, la plupart des groupes armés continuent d’être alimentés par des ressentiments à l’égard des violences passées – notamment les conflits autour de la terre et de l’autorité locale – et par une méfiance historique à l’égard de l’État.
Enfin, les reporters et les analystes devraient développer une conscience accrue de l’environnement informationnel complexe qui accompagne la guerre du Congo et dont ils font inévitablement partie. Quelles voix sont plus extrêmes ou plus modérées ? Comment l’histoire est-elle manipulée ? Quels récits sont colorés par une propagande belliqueuse ? Rendre compte du conflit complexe qui sévit au Congo restera toujours un défi de taille, mais un effort décent pour comprendre la situation ne devrait pas être trop demandé.
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1Felix Mukwiza Ndahinda, Aggée Shyaka Mugabe, « Streaming Hate : Exploring the Harm of Anti-Banyamulenge and Anti-Tutsi Hate Speech on Congolese Social “Media” », Journal of Genocide Research, mai 2022.