
Les écoles de pensée progressistes comme réactionnaires diffèrent sur de nombreux points mais, lorsqu’il s’agit de décrire l’Afrique et ses problèmes supposés, certaines similitudes frappantes apparaissent. Tout au long de l’histoire moderne, le continent est souvent représenté comme un bloc homogène, perçu tantôt comme une victime passive, privée « d’agentivité1 », tantôt comme un espace marqué par une violence incontrôlable et chaotique. Ces récits arriérés et imaginaires sont mêlés à des stéréotypes de sauvagerie et de cupidité et dépolitisent ainsi l’Autre africain.
D’un côté, les voix progressistes et anti-impérialistes mettent en avant la persistance des dynamiques coloniales et du pillage des ressources naturelles pour expliquer ce qu’elles perçoivent comme l’instabilité et la fragilité des États africains contemporains. De l’autre, les voix réactionnaires insistent sur le fait que le colonialisme et l’impérialisme ne suffisent pas à expliquer les inégalités actuelles, préférant attribuer ces problèmes à la mauvaise gouvernance et à la corruption. Leurs interprétations divergent, mais ces deux perspectives enferment l’Afrique dans une vision réductrice : la guerre, la violence et la corruption seraient inhérentes aux modes de gouvernement en Afrique. À la limite, la politique en tant que telle serait purement et simplement absente. Au-delà de leurs divergences idéologiques, ces récits tendent à réduire l’Afrique à un simple réceptacle de politiques extérieures. Les cadres progressistes, malgré leur critique superficielle du terme, et réactionnaires perpétuent l’idée du « fardeau de l’homme blanc » et justifient ainsi les interventions internationales sous prétexte de paix, de stabilité et de développement.
La paix, la stabilité et le développement… Ces trois mots-slogans, récurrents dans la politique internationale, créent un vide analytique. Ils sont incapables de saisir pleinement la nature réelle du politique en Afrique. La République démocratique du Congo (RD Congo), deuxième plus grand pays du continent par sa superficie (et probablement troisième par sa population) est souvent utilisée comme exemple symbolique de ces récits. Dans ce pays, la persistance des violences physiques et structurelles – héritées des périodes coloniales et des ruptures plus récentes – a forgé l’image d’un paysage social dépolitisé. Ces récits sont façonnés par une tendance néocoloniale à définir la RD Congo par ce qu’elle n’est pas. Il n’est guère surprenant que cela ne nous éclaire pas sur ce qu’est véritablement ce pays, ni sur la manière dont la tension entre l’héritage colonial et les enjeux contemporains façonne un cadre plus large, qui combine contraintes économiques, pressions sociales et compétition politique quotidienne. Ainsi, bien que les écoles de pensée progressistes comme réactionnaires partent de perspectives différentes, elles contribuent finalement à façonner de manière assez similaire le discours et les politiques de l’Occident. Ce processus nourrit constamment un vocabulaire qui a servi à masquer et à simplifier la complexité politique et l’agentivité propres aux Africains.
La RD Congo est définie par rapport à l’Occident
L’absence du politique en tant que catégorie d’analyse contribue à biaiser le discours sur la RD Congo, ce qui peut mener à la mise en œuvre de politiques internationales mal conçues et alimenter la perpétuation de la violence. Cela favorise une dépolitisation persistante, imprégnée d’une perspective coloniale, qui efface le rôle politique de la RD Congo, son histoire, ses peuples, ses conflits et son influence en Afrique et dans le monde. La dépolitisation est une stratégie puissante dans les discours médiatiques comme dans des documents scientifiques et politiques, qui procède souvent en isolant et en survalorisant certains éléments d’explication.
Les pensées occidentales contemporaines tendent à mettre en avant un seul facteur, soit un contexte historique (colonisation, dictatures, guerres et leurs effets sur l’État), soit un contexte institutionnel (mécanismes de gouvernance), soit un contexte conjoncturel (les facteurs extérieurs influençant la politique africaine). Peu d’analyses abordent ces trois dimensions comme interdépendantes et contingentes, ce qui contribue à renforcer l’idée que la RD Congo est une victime perpétuelle, arriérée, toujours définie en fonction de ce qu’elle n’est pas et de ce qu’elle n’a pas par rapport à l’Occident.
Appréhender la RD Congo implique nécessairement de prendre en compte l’agentivité congolaise tant dans les analyses que dans les interventions. Cela requiert de se libérer des illusions coloniales, idéologiques et normatives. Ces illusions sont perpétuées par la juxtaposition de la notion de progrès dans les interventions internationales, qui s’appuient sur des idées préconçues de paix, de stabilité et de développement.
Une élection « à l’occidentale » biaisée
Par exemple, les élections « à l’occidentale » sont considérées par les courants positivistes comme la marque du « retour » symbolique à un État idéal marqué par la paix et la démocratie. Ici, les voix progressistes comme réactionnaires, malgré des points de départ différents, convergent autour d’un discours surfait et dépourvu de contenu politique. Là où ces voix saluent ensemble les élections comme des réalisations majeures dans l’histoire récente du pays, un examen plus approfondi révèle une coquille vide. Ainsi, alors que l’élection de 2006 a largement été célébrée comme la conclusion officielle de la réunification de la RD Congo après la division de facto qui avait prévalu pendant les guerres de 1996–2004, le cycle électoral de 2011 a fait l’objet de nombreuses critiques – notamment en raison de violences politiques pendant la campagne, mais aussi de fraudes supposées.
Les élections de 2016 ont été envisagées comme un nouveau moment de consolidation de la paix libérale, durant lequel, pour la première fois, un président congolais en exercice transférait pacifiquement le pouvoir. Cependant, dans un contexte politique tendu, marqué par des controverses sur une modification de la Constitution qui aurait permis à Joseph Kabila de faire un troisième mandat, les élections de 2016 ont été reportées. Après une période préélectorale longue et crispée, qui a suscité une nouvelle vague de mouvements sociaux luttant pour le changement démocratique et le respect de la Constitution, le président sortant, qui avait succédé à son défunt père en 2001, a finalement organisé le scrutin en 2018. Face aux pressions internes et internationales, il a décidé d’autofinancer les élections et de refuser d’accréditer les observateurs occidentaux.
Dans un paysage politique fragmenté, Kabila s’est choisi un dauphin – Emmanuel Ramazani Shadary – dans son propre camp. Malgré le contrôle qu’il exerçait de facto sur la Cour constitutionnelle et sur la Commission électorale nationale indépendante (Ceni), son candidat est arrivé loin derrière. Kabila s’est alors arrangé pour faire déclarer vainqueur l’alternative la moins gênante : Félix Tshisekedi. Ces résultats contrastaient avec ce que signalaient les observateurs des bureaux de vote à travers le pays : les fuites de données de la Ceni, les observations menées par l’Église catholique et les rapports d’une structure de la société civile appelée Symocel indiquaient tous que Shadary et Tshisekedi étaient largement derrière un autre candidat, Martin Fayulu.
Intrigues politiques
Ce fut un moment intense de politique. Kabila et Tshisekedi fixèrent les détails d’un accord de partage du pouvoir qui, selon certains observateurs, était un plan B préparé depuis des mois. Fayulu fit le tour des ambassades et multiplia les déclarations publiques pour revendiquer sa victoire. Pendant environ vingt-quatre heures, le pays est resté dans l’incertitude jusqu’à ce que, dans un geste sans précédent, les États-Unis puis la plupart des autres ambassades occidentales à Kinshasa décident d’accepter le résultat. Tshisekedi prêta serment en janvier 2019 et forma une coalition fragile avec le bloc de Kabila, qui avait obtenu une large majorité dans les deux chambres du Parlement.
Cette coalition, qui s’est effondrée après moins de deux ans, constitue un rappel brutal de la primauté du politique en RD Congo et de la capacité des acteurs à agir au-delà de la bonne volonté des partenaires internationaux lorsque cela est nécessaire. Si les experts étrangers ont souligné des impasses en matière de gouvernance et le temps perdu dans la conduite des réformes, cette séquence est également une preuve claire de la prépondérance du politique.
Depuis lors, Tshisekedi a coopté le camp Kabila, d’abord politiquement en procédant au démantèlement de la coalition formée autour de leurs programmes électoraux, puis institutionnellement en contrôlant les organes clés de l’État : les tribunaux, la diplomatie, les organismes parapublics et de régulation, et – timidement et beaucoup plus tard – le secteur de la sécurité. À l’approche des élections de 2023, Tshisekedi a marginalisé l’opposition, notamment en empêchant une alliance entre Kabila, Fayulu et Moïse Katumbi. Il a également habilement exploité un sentiment nationaliste en se positionnant comme seul leader capable de contrer la menace « terroriste » des groupes armés soutenus par « l’étranger », en l’occurrence par les pays voisins de la RD Congo. Si cela lui a permis de remporter une victoire écrasante de plus de 70 %, aucun décompte du scrutin de fin 2023 n’a jamais été rendu public.
Des groupes armés considérés comme des bandits
Un autre symptôme de la vision occidentale biaisée concerne les conflits armés qui affligent la RD Congo depuis trois décennies. Si la dynamique réelle des conflits a évolué d’une guerre ouverte et internationalisée jusqu’en 2004 à une fragmentation des belligérants, les discours sur la violence et l’insécurité ont peu changé et continuent de façonner les initiatives de maintien et de consolidation de la paix des Nations unies et d’autres acteurs. Les porteurs de ces initiatives s’efforcent de se positionner comme des alliés altruistes et solidaires du gouvernement et de la population ; ils revendiquent le droit de raconter ce qui est légal, licite et légitime et ce qui ne l’est pas. L’intervention, en tant qu’acte hautement politique, nie ainsi, paradoxalement, l’expression politique de l’agentivité congolaise.
Dans une logique néolibérale, les responsables onusiens classent aujourd’hui souvent les groupes armés comme de simples bandes criminelles. Cette lecture apolitique a deux fonctions : elle permet aux intervenants internationaux de s’autoféliciter d’avoir réduit des groupes armés aux griefs légitimes à de simples délinquants. De plus, elle présente la violence persistante et les griefs qui la sous-tendent comme de simples questions de maintien de l’ordre – une perspective dépolitisée remise en cause par la résurgence du conflit régional autour du M23 ou par les massacres perpétrés par des groupes tels que les Forces démocratiques alliées (en anglais Allied Democratic Forces, ADF ou ADF-Nalu) ou la Coopérative pour le développement du Congo (Codeco). Cette lecture apolitique rappelle des clichés d’ailleurs, par exemple l’absence de considération pour le fait que les gangs d’autres endroits – de Los Angeles à Johannesburg – sont souvent des expressions profondément politiques de conflits sociaux historiques et de privations de droits. Elle ne tient pas compte du fait que les groupes armés congolais avancent des justifications politiques et cherchent à être reconnus par les populations et le gouvernement.
Dans tout cela, Kinshasa apparaît souvent comme un arbitre indécis, à l’écoute des différents camps opposés. Alors qu’elles mènent des opérations contre des groupes armés suffisamment importants pour constituer des menaces à l’échelle nationale, les autorités congolaises concluent des accords et sous-traitent avec d’autres groupes. Avec le soutien des forces onusiennes de maintien de la paix, cette approche a contribué, depuis la défaite du M23 en 2013, à une fragmentation inédite des belligérants. Comme le montre la prolifération des groupes armés, le fait de nier ou de contester la capacité d’action politique de ces formations n’a pas fait obstacle à ces revendications, mais a plutôt accompagné leur multiplication. La fixation sur une stabilité définie par l’Occident comme un artefact de la consolidation de la paix contribue ainsi curieusement à perpétuer l’insécurité, les luttes de pouvoir et une situation de ni guerre ni paix.
« Scandale géologique » et « minerais de conflit »
Le contexte postcolonial des conflits congolais reflète ce que le politologue et sociologue nigérian Peter Ekeh a appelé les « deux publics », c’est-à-dire la manière dont le colonialisme et la politique locale ont façonné et encouragé le clientélisme de manière complémentaire. Les groupes armés, dans leurs discours publics, se présentent comme les leaders des luttes politiques pour des revendications concrètes. Fait intéressant, ces revendications sont souvent formulées dans le même langage « développementaliste » que celui utilisé par les intervenants étrangers, qui cherchent à les démobiliser par la ruse ou par la force, sans pour autant aborder la dimension politique de leurs actions ni leur rôle en tant qu’acteurs clés. L’entrelacement de ce que Ekeh appelle le public primordial (lié aux affiliations ethniques et communautaires) et le public civique (associé aux institutions de l’État) est bien compris par les politiciens, hommes d’affaires et groupes armés congolais, mais reste largement invisible aux yeux des intervenants extérieurs qui luttent pour une « stabilité » qu’ils perçoivent de manière simpliste.
Le dernier exemple porte sur les relations entre le gouvernement congolais, les multinationales et les bailleurs de fonds internationaux, qui accompagnent la réforme de la législation minière de la RD Congo. Le précédent Code minier du pays, qui date de 2002, était inspiré des idées de la Banque mondiale. Résolument néolibéral, il devait permettre d’attirer les investisseurs après deux guerres transnationales dévastatrices. Il encourageait le développement du secteur par le biais d’investissements étrangers directs, de coentreprises et d’exonérations fiscales généreuses pour les entreprises internationales. Pour le gouvernement, l’application de conditions très favorables visait à attirer les investisseurs dans un environnement opérationnel et réglementaire difficile, mais aussi à extraire des rentes. En 2018, le gouvernement congolais a entrepris de réformer la loi de 2002, la rendant plus avantageuse pour la population congolaise et le pays.
Si en 2018 le contexte avait radicalement changé, la plupart des sociétés minières étrangères opérant au Congo se sont opposées aux changements proposés. La nouvelle loi devait notamment supprimer la « clause de stabilité » qui apparaissait dans le texte de 2002 : pour rappel, ce dernier, dont des brouillons sont passés par des bureaux de la Banque mondiale, avait identifié « l’instabilité » comme un risque majeur pour le développement industriel du secteur minier et avait inséré cette disposition qui n’était rien d’autre qu’une exonération fiscale. En 2018, les sociétés minières étrangères ont réagi en exprimant leur opposition à la suppression de cette exonération, invoquant « l’instabilité » et les risques associés aux investissements directs étrangers dans les contextes dits post-conflit. Elles ont également fait allusion à un stéréotype plus générique sur la RD Congo, qui décrit le pays comme un « scandale géologique » où la violence primerait sur la politique – la notion de « minerais de conflit » témoigne de cette idée. En invoquant ce concept, les sociétés minières tentaient de justifier la déréglementation fiscale comme une compensation pour avoir consenti à investir et à opérer malgré les risques. Pourtant, il se peut que les avantages fiscaux soient l’aspect central qui empêche la population et le pays de bénéficier de l’exploitation minière.
Expropriations et contrôle des ressources
Les sociétés minières étrangères se sont opposées à des clauses qui auraient pu bénéficier à la RD Congo et à sa population, comme l’augmentation de la participation de l’État dans les coentreprises existantes, l’augmentation des redevances, de nouvelles obligations de rapatriement des gains produits à l’étranger, des clauses limitant la sous-traitance aux personnes et aux entités légalement reconnues en RD Congo et disposant d’une base de capital congolaise, ou encore une taxe sur les superprofits, dispositions par lesquelles le législateur congolais entendait équilibrer les fluctuations du marché mondial. Le législateur avait ainsi prévu une taxe supplémentaire sur les gains perçus si le prix d’un « minerai stratégique » connaissait une hausse de plus de 25 % par rapport aux prévisions. De telles dispositions fiscales sont classiques ailleurs, mais, en RD Congo, les sociétés minières étrangères les ont dénoncées comme relevant du protectionnisme et d’isolationnisme, allant ainsi contre les aspirations des mineurs congolais.
S’est ensuivi un bras de fer entre les multinationales et le gouvernement congolais, marqué par les rares visites publiques de PDG autrefois discrets et invisibles, lassés de voir leurs marges se réduire. Cette situation a créé une impasse – ce qui n’a pas été sans déplaire aux barons miniers étrangers et congolais qui ont continué à opérer sous la réglementation de 2002 – qui n’a pas encore connu son dénouement. Si le secteur industriel du cuivre et du cobalt fonctionne largement indépendamment de la population congolaise et de sa main-d’œuvre, une grande partie du secteur minier artisanal, axé sur le coltan et l’étain, vient tout juste de connaître une réforme qui a perpétué les schémas coloniaux d’expropriation pour l’accès et le contrôle des ressources congolaises en créant un monopole d’acheteurs.
En somme, cela reflète la réticence des acteurs extérieurs à considérer l’intentionnalité politique comme une expression légitime et sérieuse de l’agentivité au Congo. Au contraire, les paradigmes d’inspiration occidentale (transparence ou lutte contre la corruption et la pauvreté) dominent le discours au détriment de l’examen de l’équilibre des pouvoirs existants, et donc de la compréhension des luttes de la partie la plus faible du jeu : les populations locales.
Une pauvreté analytique
Ces exemples, loin d’être exceptionnels, soulignent la nécessité de prendre au sérieux l’agentivité et la multiplicité des acteurs congolais. Il est crucial d’accorder une attention particulière à la temporalité (colonisation, indépendance, dictatures, guerres, périodes « post-conflit », etc.) ainsi qu’à l’espace (géopolitique, infrastructures, dynamiques transfrontalières, etc.). De plus, la structure (colonialité, néocolonialisme, extraversion, etc.) et l’agentivité (dans ses dimensions individuelles, scalaires, institutionnelles, identitaires, etc.) sont souvent négligées. La perspective philosophique poststructuraliste2 nous enseigne que les contingences sont essentielles pour comprendre la politique. Par conséquent, pour appréhender la réalité congolaise, il est nécessaire d’accepter ces contingences plutôt que de s’accrocher à des cadres qui mettent en avant des notions abstraites de paix, de développement ou de stabilité, des concepts vides de sens dans leur application universelle.
Un détour par l’extérieur permet de mettre en lumière la pauvreté analytique de ces vocabulaires. En effet, la pandémie de Covid-19 a montré de manière convaincante que la « capacité étatique » en Europe ou aux États-Unis peut se révéler fragile en cas de crise majeure. Les disparités régionales dans des pays riches post-industriels comme la France ou l’Allemagne, et la tendance générale à l’externalisation et à la sous-traitance du travail, comme illustré par des entreprises telles qu’Amazon, ou la création de richesses non productives via des plateformes comme Uber ou Airbnb, devraient nous inciter à réévaluer ce que les idées libérales de « développement » signifient réellement.
De même, les notions de paix et de consolidation de la paix sont entachées par les aventures militaires occidentales dans des pays comme l’Afghanistan ou l’Irak. Le terme « instabilité » est souvent utilisé de manière essentialiste, pour définir un Autre problématique. Pourtant, sous quelles prémisses pouvons-nous considérer la gouvernance de pays comme la Belgique, État caractérisé par une forte inertie politique, ou les récentes évolutions politiques aux États-Unis comme des exemples de « stabilité », à moins que l’« instabilité » ne soit définie simplement comme tout ce qui diffère de la réalité des pays dits du « Nord » ?
Un monde constamment « instable »
Ces exemples mettent également en évidence les limites des outils analytiques utilisés par les approches politiques aussi bien progressistes que réactionnaires pour comprendre le monde. La RD Congo est un exemple particulièrement pertinent pour illustrer ce point en détail – non pas tant en raison de la réalité du pays lui-même, mais plutôt à cause de la manière dont il est imaginé par l’extérieur à travers l’histoire. Les doctrines d’intervention internationale imposée ou les accords négociés – qui abordent rarement les questions d’agentivité – telles que les missions de maintien de la paix de l’ONU, les programmes de démobilisation, ou les réformes transnationales de régulation, reposent souvent sur des hypothèses linéaires issues de l’analyse orthodoxe des relations internationales. Elles présentent la paix libérale comme une panacée décontextualisée et anhistorique, applicable à tout pays qualifié de « en conflit ».
Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de problèmes endogènes graves en RD Congo qui doivent être identifiés, traités, et dont on doit débattre. Nous soutenons plutôt qu’il est essentiel d’être rigoureux dans la définition et l’utilisation des concepts, ainsi que dans les fondements scientifiques qui leur donnent sens. En effet, la négation du politique et la négligence de l’agentivité, typiques de la pensée occidentale, servent à justifier des relations inégales dans un monde postcolonial, mais elles représentent un obstacle cognitif majeur. Comme nos exemples ci-haut l’illustrent, comprendre la configuration politique de l’État congolais, ses politiques et la diversité de ses acteurs dans un champ de forces spécifique (distinct des autres) est crucial pour saisir cette agentivité.
Si nous conceptualisons les États et les sociétés – y compris la RD Congo –, notre analyse ne doit pas partir de définitions normatives, souvent paresseuses, imposées par l’Occident, telles que celles de la pauvreté, de la sécurité ou de la bonne gouvernance. Au contraire, elle doit prendre en compte les intérêts, les opportunités et les contraintes à différentes échelles, dont les effets sont contingents, tout en mettant l’accent sur les contextes historique et social dans lesquels évoluent les acteurs, qu’ils soient individuels ou collectifs. Ce que nous appelons trop facilement « instabilité » peut n’être qu’un résultat temporaire de multiples facteurs contingents. Dans cette optique, le monde entier est constamment instable.
La violence « légitime », privilège des nations riches
Prendre en compte la complémentarité systémique du racisme et du capitalisme, ainsi que leur tendance à dépolitiser la violence, peut nous aider à mieux reconnaître ces contingences. Le racisme et le capitalisme se rejoignent pour prolonger l’oppression matérielle et discursive, justifiant des images occidentales négatives et contradictoires des élites africaines, perçues d’une part comme dépourvues de raison (sans agentivité), mais d’autre part comme sauvages et avides (avec une agentivité négative).
De telles visions dépolitisent la violence et le pouvoir en interprétant l’agentivité à travers le prisme de l’Altérité, tandis que la violence n’est considérée comme légitime que lorsqu’elle est « propre », un privilège des nations riches dotées de technologies de pointe pour tuer à distance. Cela brouille non seulement notre compréhension du politique, mais constitue aussi une forme persistante de violence. La pensée occidentale, ayant construit les prismes pour analyser la RD Congo, insiste également sur son droit exclusif à redéfinir ces prismes. En cela, les politiques internationales progressistes comme réactionnaires, malgré leurs divergences, forment un front commun tragique. Cela complique la réalisation d’une véritable émancipation décoloniale.
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1L’agentivité est un néologisme forgé à partir de l’anglais « agency » qui désigne la capacité des individus (plus rarement des groupes sociaux) à être maîtres, ou en tout cas « agents », de leur existence (ou, selon le contexte de leurs apprentissages, de leur réussite économique, etc.). Voir Annie Jézégou, « Agentivité », dans Dictionnaire des concepts de la professionnalisation, De Boeck, 2022.
2Le poststructuralisme est un courant philosophique qui remet en question les structures fixes, affirmant que le sens et la connaissance sont instables, produits par des contextes et des relations de pouvoir mouvants. Il valorise la contingence, soulignant que les phénomènes dépendent de circonstances particulières et ne sont pas inéluctablement déterminés. Voir Michel Foucault, The Archaeology of Knowledge and The Discourse on Language, Pantheon Books, 1972.