Histoire

RD Congo. Sur les traces du sultanat perdu

En ce début de mois de ramadan, des représentants de la communauté musulmane de l’est du Congo entendent mettre en lumière une histoire souvent ignorée : celle du sultanat arabo-swahili, issu de la conquête de ce territoire par les marchands d’esclaves et d’ivoire venus de Zanzibar au XIXe siècle. Retour sur un passé douloureux et méconnu, dont les traces furent effacées durant la colonisation belge.

L'image montre deux hommes assis côte à côte sur un tapis au sol. L'homme de gauche, portant une longue barbe blanche et un turban, est habillé d'une tunique blanche. À sa droite se trouve un autre homme, également en tunique blanche, qui semble plus âgé, avec une barbe grise. Ils affichent tous deux une expression calme et sereine. En arrière-plan, on peut distinguer des silhouettes d'autres personnes floues et un environnement rural. Ces détails donnent une impression de tranquillité et de tradition.
Tippo Tip (à droite) et son demi-frère Buéna N’zigué en 1889. Grand esclavagiste, Tippo Tip a incarné le règne arabo-swahili durant la seconde moitié du XIXe siècle.
DR

Que reste-t-il du sultanat des Arabo-Swahilis du Congo ? Alors que débute le ramadan, moment-phare de la spiritualité islamique, la minorité musulmane congolaise (12 % à 15 % de la population, selon la Communauté islamique en République démocratique du Congo) s’apprête à replonger dans ses racines nationales en interrogeant son histoire1.

Venus de Zanzibar en empruntant les routes caravanières pour pénétrer à l’intérieur des terres africaines, ces marchands ont contrôlé toute la moitié Est de l’actuelle République démocratique du Congo (RDC) et y ont exercé une influence politique et économique durant la deuxième partie du XIXe siècle. Ces trafiquants d’esclaves et d’ivoire, au sujet desquels les récits funestes abondent – récits coloniaux pour la plupart –, ont longtemps intrigué, et à certains égards fasciné, les historiens. Pourtant, les vestiges de leur présence passée résident principalement dans la langue swahilie, qu’ils ont introduite au Congo et qui est parlée de manière quasi exclusive dans l’est du pays, et dans la religion musulmane, qui y est installée comme nulle part ailleurs sur le territoire congolais. Aujourd’hui, chercheurs et historiens tentent de documenter ce passé historique alors qu’aucune trace matérielle de leur règne ne semble avoir subsisté.

Arabo-Swahilis, Afro-Arabes, Arabo-Zanzibarites ou tout simplement Arabes, les livres d’histoire se confondent en terminologies pour désigner ceux qui furent les maîtres de la partie orientale du Congo au XIXe siècle. Sur le plan physique, pas grand-chose ne différenciait pourtant ces métisses, noirs de peau pour la plupart d’entre eux, des populations bantoues qu’ils rencontraient. Ces marchands nés à Zanzibar étaient le fruit d’unions de leurs grands-pères omanais, yéménites ou perses avec des épouses et concubines bantoues. Leur destin va se lier à celui du Congo à partir de 1840, après que le sultan de Mascate, seyyid Saïd Bin Sultan Al-Busaïdi, qui régna sur Zanzibar de 1806 à sa mort, en 1856, aura décidé de délocaliser sa capitale impériale à Zanzibar, dans le but de marquer son autorité sur l’île et de se positionner comme un interlocuteur incontournable face aux consulats européens, notamment britanniques et français, attirés par les nouvelles opportunités commerciales dans l’océan Indien.

Une occupation durable

Le sultan a conclu avec eux des traités réglementant les conditions du commerce à un moment où les plantations de girofliers de Zanzibar alimentaient le marché mondial2. Cette période correspond également à celle où le monarque a lancé depuis l’île ses meilleurs commerçants à l’assaut des terres africaines pour s’y approvisionner en matières premières, en étoffes, mais surtout en ivoire et en esclaves.

La progression des Arabo-Swahilis à l’intérieur du continent africain va rapidement s’accompagner d’une occupation des territoires perçus comme stratégiques : marchés régionaux, comptoirs commerciaux, cités et villages riches en ivoire ou donnant un accès aux fleuves. Au Congo, ils s’établissent dans la partie Est du pays, le Maniema, vaste territoire adossé au Kivu. Pourtant, cette intention initiale de coloniser de nouveaux espaces semble loin d’être évidente, de l’aveu même des principaux protagonistes. « Nous ne sommes ni guerriers, ni conquérants, expliquait ainsi Tippo Tip, le plus fortuné des traitants arabo-swahilis, mais également l’un des esclavagistes les plus tristement célèbres de l’histoire du Congo. Si nous abandonnons notre famille et notre belle île de Zanzibar, c’est poussés par une dure nécessité : nous devons vivre, et c’est dans le commerce et le trafic que nous cherchons nos ressources, même au prix des plus grands dangers et des privations les plus dures. »3

Noémie Arazi est archéologue et cinéaste, notamment connue pour son documentaire Kasongo (im)matériel consacré au passé arabo-swahili de la République démocratique du Congo. Elle a mené des fouilles archéologiques dans la ville de Kasongo, ancienne place forte des musulmans au Congo. De son point de vue, les Zanzibarites n’ont pas investi le Maniema dans le seul but marchand, mais bel et bien pour le peupler de manière définitive.

Le récit colonial belge présente souvent les Arabo-Swahilis comme des gens qui n’avaient aucun projet pour le Congo et qui n’envisageaient qu’une présence temporaire dans le pays, essentiellement motivée par leur commerce, explique-t-elle. Dans les faits, nous savons que les Arabes ont conclu des traités avec des chefs locaux pour pouvoir s’installer, ils se sont mariés avec des femmes des peuples locaux et ils se sont adaptés à la région et sa population, qui de son côté a fini par s’approprier cette culture-là. Aujourd’hui encore, dans la langue, l’islam, la cuisine ou le style vestimentaire, on ressent clairement l’impact et l’influence laissés par les Arabo-Swahilis.

De simples bases d’opérations destinées à la collecte de l’ivoire, les postes arabo-swahilis sont donc devenus des colonies, ou plutôt des répliques miniatures du sultanat de Zanzibar assurant une liaison commerciale directe avec l’île. C’est de cette manière que des villes comme Baraka (Sud-Kivu), Kindu, Nyangwe ou Kasongo (Maniema) ont été fondées et administrées par des chefs arabo-swahilis qui ont soit scellé un accord avec les autochtones, soit, pour les cas les plus extrêmes, razzié et pillé les villages récalcitrants. L’occupation d’un espace si vaste (de l’Ituri au nord jusqu’au Tanganyika au sud et du Kivu à l’est jusqu’au Sankuru à l’ouest, voir la carte ci-contre) nécessitait un pouvoir politique puissant et solidement établi. À l’apogée du règne arabo-swahili, dans les années 1860, cette autorité politique était incarnée par Tippo Tip.

La mainmise de Tippo Tip

Le fonctionnement politique durant la période de domination arabo-swahilie n’est pas à imaginer comme répondant à une structure étatique formant une entité uniforme. Cependant, les chefs arabes à la tête des cités du Maniema ne pouvaient échapper à l’influence de Tippo Tip, le sultan disposant des réseaux commerciaux les plus développés, du monopole du marché de l’ivoire et d’une malice diplomatique affûtée.

Né en 1837 à Zanzibar, Hamed Bin Muhammed El-Mujrebi de son véritable nom est un jeune en quête d’aventure lorsqu’il accompagne les expéditions de son père à l’intérieur des terres africaines aux alentours de 1850. Il expérimente très tôt les voyages périlleux à la rencontre de populations hostiles, mais aussi l’exposition aux épidémies dont la variole, capable de décimer à elle seule toute une caravane. C’est à l’âge de 20 ans que Tippo Tip a pour la première fois pris le commandement d’une caravane. Négociant habile et autoritaire, il a gagné une telle envergure dans la région du lac Tanganyika qu’il a été surnommé par la tribu Manyema « Tippo Tip », un terme tiré du mot « Nitipola », qui signifierait « le conquérant » ou « le dévastateur ». On explique également ce surnom par le bruit du cliquetis du fusil dont il était armé, ou encore par le tic de clignement des yeux qui le caractérisait.

Grand ami du sultan Barghash de Zanzibar4, Tippo Tip a assuré sa mainmise sur les routes commerciales d’Afrique centrale en missionnant plusieurs lieutenants arabo-swahilis sur les différents pôles marchands qu’il contrôlait : son propre fils Sefu, sultan de Kasongo ; son frère Bwana N’zige à Kabambare ; Kibonge, sultan de Kirundu ; Mserera à Riba-Riba ; Mwinyi Mohara à Nyangwe (pour ne citer que les plus connus). De cette manière, Tippo Tip s’est érigé en seule autorité politique crédible dans l’est du Congo, ce qui l’a amené à jouer un rôle déterminant dans la période des grandes explorations européennes, dans le courant des années 1850-1860.

Des explorateurs comme David Livingstone, Emin Pacha ou Henry Morton Stanley ont pu profiter de sa parfaite connaissance du terrain et de sa maîtrise des routes commerciales pour parcourir le Congo. Tippo Tip a mis à leur disposition des guides, des porteurs mais aussi des esclaves, sans lesquels aucun de leurs parcours n’aurait pu être effectué.

Un esclavagiste nommé gouverneur

En 1885, à l’issue de la Conférence de Berlin, au cours de laquelle les puissances européennes ont déterminé les règles du partage de l’Afrique, le roi des Belges Léopold II a « acquis » le Congo pour son exploitation personnelle. Considérant Tippo Tip comme la personnalité-phare de l’est de ce territoire, le monarque le fera nommer gouverneur des Stanley-Falls en 1887, au service et sous l’autorité de l’État indépendant du Congo5. Cette nomination officielle accordée à un esclavagiste a provoqué l’indignation en Europe. Elle permis à Tippo Tip d’ouvrir l’accès à son territoire aux explorateurs européens pour l’acheminement d’ivoire et de porteurs, mais également pour l’organisation du sauvetage d’Emin Pacha, explorateur germano-ottoman perdu en Équatoria et secouru en 1889 par Stanley.

C’est finalement le déploiement de la Force publique de l’État indépendant du Congo6 sur le territoire des Arabo-Swahilis et la volonté du roi des Belges de s’emparer du marché de l’ivoire détenu par les musulmans qui mènera aux « campagnes arabes » de l’État indépendant du Congo – un épisode de deux années (1892-1894) de confrontation armée qui aboutira au démantèlement des chefferies arabes et à la victoire des forces de Léopold II.

Père de quinze enfants, Tippo Tip a laissé une vaste descendance aujourd’hui disséminée entre Zanzibar, Dar es-Salaam (Tanzanie), Kisangani ou encore Kinshasa (RDC). Mais ce qui interpelle, lorsqu’on sillonne l’est du Congo, et en particulier le Maniema, c’est l’absence quasi totale de mosquées, d’écoles ou de signe matériel de peuplement hérité du temps des Arabo-Swahilis.

Un passé invisible

En 2016, le gouvernement de la République démocratique du Congo a engagé des équipes d’historiens, de chercheurs et d’archéologues congolais et belges pour explorer le passé de la province du Maniema. Rattachée à l’Université libre de Bruxelles (ULB) et au Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren, l’association à but non lucratif de Noémie Arazi, Groundworks, a pris part à cette mission dirigée par l’Institut des musées nationaux du Congo (IMNC). C’est au cours de ce premier contact avec le Maniema qu’elle a décidé d’aller plus loin et de se consacrer au passé arabo-swahili de la région.

Ce qui est regrettable, c’est que les sites historiques du temps des Arabo-Swahilis, comme l’ancien marché aux esclaves de Nyangwe, sont délaissés, déplore-t-elle. Aucun travail scientifique n’y a jamais été réalisé. C’est triste lorsqu’on voit par exemple comment des pays comme le Sénégal, ou même la Tanzanie avec Zanzibar, investissent dans la recherche sur la période de l’esclavage. Près de Kasongo, nous avons trouvé un site abandonné avec des vestiges du temps arabo-swahili, aussi bien en surface que sous terre. Pendant trois ans, grâce à nos fouilles mais aussi à l’aide des récits oraux des gens de Kasongo, nous avons pu définir quel était le mode de vie à cette époque-là et découvrir à quel point la population locale souhaitait le valoriser.

Après leur victoire sur les Arabo-Swahilis, les colons belges se sont efforcés de faire disparaître toute trace du règne des musulmans sur l’est du Congo. Les mosquées et les écoles coraniques ont été systématiquement détruites, et les missionnaires jésuites ont tenté – sans grand succès – d’évangéliser les populations musulmanes du Maniema7. « La plupart des connaissances que nous avons aujourd’hui au sujet des Arabo-Swahilis ont été façonnées par les colons, qui ont tout mis en œuvre pour éradiquer cette culture et dont l’intérêt était de reprendre le commerce d’ivoire et de convertir les Congolais au christianisme », indique Noémie Arazi.

« Il y a eu les “campagnes arabes”, et là ils ont détruit tout ce qui avait été construit par les Arabo-Swahilis. C’est pourquoi il n’existe plus de mosquée d’époque aujourd’hui, poursuit l’archéologue. La seule preuve visuelle que nous avons pu obtenir, c’est celle d’une mosquée en ruines à Isangi, une ville voisine de Maniema ». Elle estime que le plus important aujourd’hui est de préserver ce patrimoine et de le transmettre aux générations futures. « La société civile de Kasongo aimerait qu’un musée ou un centre culturel voie le jour. Cela implique de notre part, nous autres Belges, la restitution des objets qui se trouvent au Musée de l’armée, à Bruxelles, ou au Musée royal de l’Afrique centrale, à Tervuren. »

1Imam de la ville de Kindu (Maniema), Idi Saleh Manusura a annoncé de grandes initiatives de développement communautaire et de restauration du patrimoine islamique dans la province.

2En 1839, il signa un traité avec la Grande-Bretagne qui portait principalement sur le commerce et la navigation entre les deux pays, ainsi que sur la fourniture d’installations aux navires britanniques dans les ports d’Oman. En 1844, un traité similaire fut signé avec la France.

3Pierre Salmon, Le Voyage de Van Kerckhoven aux Stanley Falls et au camp de Yambuya (1888), Académie royale des sciences d’outre-mer, 1978.

4Le sultan Barghash Bin Saïd Al-Busaïdi a régné sur Zanzibar de 1870 à sa mort, en 1888.

5Découvertes par Henry Morton Stanley, les Stanley-Falls (région actuelle de Kisangani) étaient à l’époque un poste majeur de l’État indépendant du Congo. Les Belges y subissaient régulièrement les assauts des Arabes. La nomination de Tippo Tip visait à pacifier la zone en garantissant la sécurité des agents de Léopold II.

6La Force publique (1885-1960) était l’armée coloniale belge au Congo, composée de soldats africains commandés par des officiers belges.

7Selon des estimations approximatives de la Communauté islamique en RD Congo (Comico), 70 % à 80 % de la population à Kasongo serait d’obédience musulmane aujourd’hui.