Le « Paris noir » cherche à revisiter le roman national

Reportage · À travers ses balades parisiennes, le guide-conférencier Kévi Donat donne une place dans l’espace public aux figures intellectuelles et politiques noires. Son livre À la découverte du Paris noir propose un itinéraire aussi essentiel que méconnu, alors qu’une exposition sur la même thématique se tient au Centre Pompidou jusqu’à la fin de ce mois de juin.

L'image présente un groupe de plusieurs hommes, probablement des leaders et des intellectuels, rassemblés pour une photographie de groupe. Ils sont vêtus de costumes formels, avec une variété de poses : certains sont assis, d'autres debout. L'ambiance semble chaleureuse et conviviale. Au centre, une femme se distingue, assise avec un sourire. En arrière-plan, on aperçoit un bâtiment historique, suggérant peut-être un événement ou une rencontre importante. L'image est en noir et blanc, ce qui lui donne un aspect intemporel.
Premier congrès des écrivains et artistes noirs, à la Sorbonne (Paris), en septembre 1956.
© DR

Kévi Donat n’a pas attendu les initiatives mémorielles tous azimuts et aux objectifs flous du chef de l’État français Emmanuel Macron pour rendre hommage aux artistes, personnalités politiques et intellectuelles venus d’Afrique, de la Caraïbe et des États-Unis. Depuis 2013, le guide-conférencier arpente les rues de Paris de la rive gauche à la rive droite pour convoquer cette présence noire, sous-représentée bien qu’attestée depuis l’Ancien Régime. Armé, faute de mieux, de sa tablette numérique, il exhume le visage de femmes et d’hommes qui n’ont pas toujours une plaque commémorative à leur nom ni un buste à leur effigie.

« À l’échelle de Paris, le seul changement majeur que j’ai constaté depuis 2020, c’est la statue de Solitude,1 inaugurée dans le 17e arrondissement. C’est la première fois que la statue d’une femme noire est érigée dans la capitale », observe le Martiniquais. « Il y a par ailleurs eu quelques initiatives liées aux sœurs Nardal2 et à Jane Vialle, journaliste et résistante originaire du Congo devenue sénatrice française sous la IVe République, dont un parc porte le nom depuis juillet 2024, dans le 18e arrondissement », poursuit l’auteur du guide À la découverte du Paris noir, publié aux éditions Faces cachées et adapté des visites éponymes.

Le premier public du diplômé de Sciences Po Paris est états-unien : des universitaires curieux de la présence africaine-états-unienne à Paris (James Baldwin, Joséphine Baker, Miles Davis…). Mais, en 2020, la pandémie de Covid-19 met le tourisme en berne. Au même moment, la mort de George Floyd, assassiné par un policier blanc à Minneapolis, déclenche une vague de protestation mondiale et marque un tournant dans la prise de conscience collective de la négrophobie. Aux États-Unis, en Europe, mais aussi dans plusieurs pays du continent africain, les populations s’emparent de l’espace public et déboulonnent ou demandent le déboulonnage des statues d’esclavagistes et de colonialistes. Kévi Donat, qui s’est rapproché de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, voit alors arriver un tout nouveau public français qui, face à la mémoire confisquée de ses aïeux, éprouve le besoin d’une autre lecture de l’histoire nationale occultée des manuels scolaires. « Il y a l’histoire officielle et l’histoire invisibilisée », glisse Smail, un professeur de sciences. C’est pour « se réapproprier l’histoire » que ce quadragénaire français d’origine algérienne participe, par une après-midi caniculaire, à la visite du « Paris noir », sur la rive gauche de la Seine.

« Aujourd’hui, on va parler de Noirs ! »

Place du Panthéon, là où repose le Guyanais Félix Éboué – « le premier Noir panthéonisé », rappelle Kévi Donat –, une vingtaine de personnes se sont donné rendez-vous. « Aujourd’hui, on va parler de Noirs ! » sourit le trentenaire. Face à lui, le demi-cercle formé par les visiteurs frappe par son cosmopolitisme. « Je m’inquiète de la montée de l’extrême droite en France et des prochaines élections présidentielles, en 2027. Alors, d’ici là, je me nourris un maximum », confie Marie-Christine. Psychologue retraitée originaire de Lorraine, elle a longtemps travaillé en Seine-Saint-Denis, « un département où les populations immigrées issues d’Afrique subsaharienne et du Maghreb sont concentrées ». Elle se dit donc naturellement sensible à ces sujets. Caroline, métisse de père camerounais et de mère française, est tombée sur les balades de Kévi au détour d’une recherche internet, pensant d’abord atterrir sur la réservation en ligne de l’exposition « Paris Noir » du Centre Pompidou, consacrée aux artistes afro-descendants ayant transité par la capitale. Elle explique :

Je suis arrivée en France à 14 ans, un âge où il est encore facile de s’acculturer, témoigne-t-elle. J’ai fait toute ma carrière ici et je n’ai plus rien à prouver. Alors aujourd’hui, j’ai besoin d’affirmer mon identité. Je me sens très à l’aise des deux côtés de l’Atlantique, mais en tant que mère de trois enfants, j’ai besoin de comprendre les luttes d’hier pour mieux me projeter sur celles d’aujourd’hui, dans un souci de transmission. Car avec mon père, un ancien militaire qui faisait partie de ces étudiants intellectuels noirs de Paris, on n’a malheureusement pas discuté de ces choses-là.

Bien que Kévi Donat prêche des convaincus, son approche didactique lui vaut d’intéresser un public varié. « J’ai fait le choix d’un parcours niche mais qui a du sens, dit-il, car cela résonne avec notre époque. Tous les gens qui viennent sont bien accueillis et je me fiche de savoir ce qu’ils votent ou leur couleur de peau. Je ne leur demande pas s’ils aiment les Noirs ou s’ils ont des Noirs dans leur entourage. Il n’y a pas de prérequis ! » Il s’appuie sur des faits historiques et évite l’écueil de la compilation d’anecdotes. Il offre aussi un regard et parfois même un point de vue, notamment sur la fabrique des élites noires dans le système colonial.

« Les femmes sont arrivées plus tardivement »

Des personnalités afro-descendantes se sont en effet réclamées du modèle républicain français, comme les deux Guyanais Félix Éboué, premier résistant de l’Empire3, nommé gouverneur de l’Afrique-Équatoriale française par de Gaulle en 1940 avant d’occuper les postes de gouverneur de la Guadeloupe puis de la Martinique, et Gaston Monnerville, élu en 1932 gouverneur de Guyane et devenu président du Sénat, troisième personnage de l’État dans l’ordre protocolaire, de 1958 à 1968. Au jardin du Luxembourg, où le buste de Gaston Monnerville est érigé depuis 2011 sur l’esplanade à son nom, Kévi Donat sonde son public : comment expliquer qu’un Noir ait eu accès à de telles fonctions ? « Ce n’est pas parce que la France n’était pas raciste ! grince-t-il. Mais bien parce qu’à cette époque, elle est un empire qui doit faire un travail de représentation pour conserver ses colonies. De Gaulle a reconnu l’effort de guerre mené par les colonies africaines et les a récompensées. » Ce sujet a été débattu ensuite lors de la conférence de Brazzaville, qui a réuni les gouverneurs des colonies en 1944 et où un seul Noir était présent, Félix Éboué, rappelle Kévi Donat.

Direction place de la Sorbonne, où se tint en 1956 le premier Congrès international des écrivains et artistes noirs, à l’initiative de la revue et maison d’édition Présence africaine et de son fondateur, l’intellectuel sénégalais Alioune Diop. C’est ici que Kévi Donat aime évoquer le psychiatre et militant anticolonialiste martiniquais Frantz Fanon ainsi que la défiance de ce dernier envers le système colonial, qui « impose une aliénation identitaire aux colonisés », selon les termes de l’auteur de Peau noire, masques blancs (1952). Avec Fanon, la pensée s’affranchit radicalement de celle des partisans de l’assimilation, ses prédécesseurs. Ce cheminement idéologique n’est pas le fruit du hasard de l’itinérance de Kévi Donat. « En tant que Martiniquais qui a fait Science Po, j’ai forcément mes biais », reconnaît-il.

« Les femmes sont arrivées un peu plus tardivement dans les balades. Les sœurs Nardal, par exemple, sont les grandes oubliées de la négritude, sûrement parce qu’elles sont des femmes. Même si elles ne se réclament pas de la paternité du mouvement, qui revient à Aimé Césaire, elles en ont été les pionnières », juge le guide, qui aimerait aussi intégrer davantage de personnalités politiques et littéraires issues du continent africain ou du Brésil. Mais les visites sont déjà denses et il reconnaît ne pas pouvoir tout dire.

L’expo « Paris noir » manque « d’un parti pris punk, voire antifa »

Si l’offre touristique consacrée à l’histoire des afrodescendants est abondante aux États-Unis, notamment pendant le Black History Month, le « Paris noir » de Kévi Donat reste une exception dans l’Hexagone. Et bien que les institutions commencent tout doucement à s’emparer du sujet colonial et à entamer un processus de décolonisation muséal, ces initiatives manquent d’engagement :

Il se passe des choses depuis le rapport Sarr-Savoy4. On ose prononcer le mot “noir” en France. L’exposition “Paris Noir” [au Centre Pompidou] en témoigne. Mais elle manque de radicalité, d’un parti pris punk, voire antifa.

Si le Centre Pompidou de Paris n’a jamais été une institution à vocation politique, on peut regretter l’absence de fil narratif. Tel que présenté, le parcours « Paris Noir, circulations artistiques et luttes anticoloniales, 1950-2000 », proposé jusqu’au 30 juin, ne rend pas tout à fait compte de l’histoire commune des artistes afro-descendants exposés, pour la plupart méconnus du grand public.

« Ce n’est pas un reproche à Alicia Knock, la commissaire de l’exposition, qui a déjà fait un super travail, mais personne n’ose une forme de radicalité sur la question noire, à cause du contexte politique menacé par l’extrême droite à l’approche de la présidentielle », regrette Kévi Donat. Selon lui, des expositions comme « Paris noir » devraient être permanentes dans le centre de Paris. C’est toute l’ambition (du moins affichée) de la Maison des mondes africains voulue par l’Élysée. Après quatre ans d’errance avant de trouver des murs, et alors que la Monnaie de Paris était pressentie, le centre investit finalement un atelier du 10e arrondissement, pour deux ans seulement : il est encore difficile de faire aboutir des projets qui traitent de la question coloniale et de la diaspora au cœur de la ville des Lumières.

« Je pense que les choses changeront avec du volontarisme. Il existe des institutions, comme la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, qui accompagnent les grands musées et les monuments nationaux sur ces sujets-là. En 2023-2024, le Panthéon a, par exemple, monté une exposition géniale : “Oser la liberté, figures des combats contre l’esclavage” ». Le parcours devait initialement porter sur l’abolitionnisme, et il a finalement été révisé pour explorer la question de la résistance au temps de l’esclavage, un changement d’angle dont Kévi Donat se réjouit. Mais le guide-conférencier reste sur ses gardes : « Il y a une forme d’attentisme pré-2027 car on ne sait pas de quel côté la pièce va tomber. » En attendant, ses balades affichent complet.

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1Héroïne de la lutte contre l’esclavage en Guadeloupe, en 1802.

2Intellectuelles martiniquaises militantes de la cause noire dans les années 1920.

3Il est entre autre «  connu  » pour avoir pris position contre la France de Vichy.

4«  Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle  », remis à Emmanuel Macron le 29 novembre 2018 par Felwine Sarr et Bénédicte Savoy sur les œuvres pillées pendant la colonisation en Afrique subsaharienne.