Entretien

« Fanon a essayé toute sa vie de s’appartenir »

Qui était Frantz Fanon ? D’où lui venait cette soif de justice qui l’a poussé à rejoindre la résistance algérienne et à révolutionner le monde de la pensée anticoloniale ? Auteur d’une biographie monumentale, le journaliste et universitaire Adam Shatz a tenté de percer les mystères du psychiatre martiniquais.

Un portrait de Frantz Fanon.
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Comment écrit-on sur Frantz Fanon ? Car l’homme et son œuvre intimident toujours, depuis sa mort, en 1961, d’une leucémie aiguë, à l’âge de 36 ans. Comment raconter, sans jamais prétendre immobiliser dans ses propres mots, un être dont la quête intérieure aura été la réelle identité ? Comment éviter l’écueil de n’apporter que des réponses closes en retraçant la vie d’un homme qui se voulait questionnement ? Autrement dit : comment trouver un homme qui se cherchait ? L’universitaire Adam Shatz, rédacteur en chef aux États-Unis de la London Review of Books et collaborateur de la New York Review of Books et du New Yorker, s’est attelé dans son dernier ouvrage, Frantz Fanon. Une vie en révolutions, publié à La Découverte, à dire sans trahir. Et Shatz réussit un genre à part, une biographie du mouvement.

De Fanon, on découvre les actions, la pensée et l’influence qu’il a eue, de la négritude au panafricanisme, en passant par la décolonisation et la grande affaire de sa vie, l’Algérie indépendante. Mais ce n’est pas le seul propos du travail précis d’Adam Shatz. À partir de cette gamme de faits et d’évènements qui font une existence, l’auteur module une autre partition de vie. Autre chose surgit alors dans cette biographie structurée et souple à la fois. Celle d’un homme qui ne s’est pas contenté d’une pensée certaine, figée ou en surplomb, un homme qui a su faire de chacune de ses expériences de vie un sujet d’abord d’étonnement, d’interrogation puis de dépassement.

Est ainsi remarquablement rendue la capacité du psychiatre martiniquais à toujours tout mettre en question(s). Et à déjouer ainsi tout enfermement possible. Shatz dit aussi, subtilement, la façon de Fanon de chercher toujours, s’appropriant théorie après théorie, les malaxant avant de les mettre à terre, de les dompter puis de les rendre autres.

« J’admire Fanon, mais pas sans réserve »

Hassina Mechaï : Comment écrit-on sur quelqu’un qu’on admire, au risque de le faire tomber de son piédestal ou de lui élever une autre statue ?

Adam Shatz : J’écris dans cette biographie que j’admire Fanon, mais pas sans réserve. Je suis assez explicite sur mes questionnements à l’égard de son comportement, à l’égard des contradictions entre ses principes et les positions qu’il a prises. Je n’essaie pas de présenter une image glorifiée de Fanon. Je préfère écrire depuis une zone d’ambivalence plutôt que dans une posture d’admiration ou d’hagiographie. Cette zone d’ambivalence, quand j’écris sur quelqu’un comme Fanon dont je me sens proche, donne plus de texture, de nuances et de complexité au personnage.

Adam Shatz
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Je revendique sans hésitation qu’en écrivant une biographie, j’ai fait des choix. Je tiens donc une forte subjectivité, même dans un livre qui aspire à la rigueur dans la description des éléments de vie de la personne. J’ai choisi de souligner les contradictions, les non-dits, les tensions de Fanon dans sa vie et dans ses ouvrages. Des choses qu’il n’arrivait pas à dire mais dont il était traversé ou qui le travaillaient. Pour les admirateurs de Fanon comme pour ses détracteurs, ceux qui voient en lui un prophète du décolonialisme ou ceux qui fustigent ces mêmes théories, ce Fanon semblera peut-être trop ambigu et complexe. C’est un Fanon qui a des luttes intérieures.

Je suis assez influencé par les méthodes de lecture de [Louis] Althusser qui parlait d’« un absent qui structure » ou d’une « lecture symptomatique ». Pour moi, l’évidence est là. Si je parle d’un Fanon écartelé, par exemple un Fanon qui était pour la violence mais qui parlait tout autant des blessures psychiques que cette violence inflige, je peux présenter des preuves textuelles ou des témoins qui ont assisté à ces questionnements ou à ces contradictions. Il y a un équilibre à trouver entre l’objectivité et la subjectivité, l’évidence des textes et la lecture que j’en fais.

Hassina Mechaï : Même en proposant un travail de biographie rigoureux, c’est donc « votre » Fanon que vous présentez ?

Adam Shatz : Dans chaque biographie, il y a cette part de soi et sa subjectivité. J’écris aussi d’« où je parle ». Je souligne dans ce livre que Fanon avait noué de nombreuses amitiés avec des Juifs de gauche, d’origine nord-africaine ou d’ailleurs. Pourquoi ai-je souligné cela ? C’est une question que je me pose, sachant que je suis certain que Fanon aurait soutenu la cause palestinienne, sans restriction, et qu’il est aussi une inspiration pour les Palestiniens. J’imagine qu’inconsciemment, j’ai voulu souligner la présence de ces Juifs de gauche dans les derniers moments de ce que Enzo Traverso a appelé « la modernité juive » dans son ouvrage La Fin de la modernité juive [La Découverte, 2013]. Ces Juifs de gauche avaient des aspirations universelles, qui ne s’identifiaient pas étroitement avec un peuple juif ou un État juif. Pour eux, les valeurs de solidarité avec les mouvements décoloniaux étaient une expression politique mais aussi une obligation de mémoire envers les victimes de la Shoah. Alors, oui, moi, Adam Shatz, Juif de gauche et Juif non sioniste, j’ai choisi de souligner cela.

De la même façon, j’évoque ce que Fanon disait du jazz. Il a comparé le jazz de La Nouvelle-Orléans avec le modernisme du bebop, qui incarnait selon lui une nouvelle sensibilité noire, plus militante et radicale, après la Seconde Guerre mondiale. Une critique qui a des parallèles avec la critique que Fanon fait à propos de la négritude, et qui reflète sa sensibilité profondément moderniste. Or j’écris aussi sur le jazz : de retrouver sous la plume de Fanon de telles considérations m’a bouleversé.

« Fanon a puisé à la négritude, au marxisme, à la psychanalyse... »

Hassina Mechaï : Le titre en anglais de votre biographie, The Rebel’s Clinic. The Revolutionary Lives of Frantz Fanon, semble indiquer que vous avez tenté d’appliquer à ce portrait des méthodes de travail psychanalytique. Vous proposez aussi un Fanon en « révolutions », au pluriel. Pourquoi ?

Adam Shatz : J’entends le mot « clinic » comme un espace médicalisé. Je voulais montrer, par le choix de ce mot, que la pensée de Fanon s’est déployée dans des espaces de confinement : du confinement physique des hôpitaux psychiatriques au confinement de la pensée raciale qui enferme colon et colonisé. Je voulais aussi souligner, par ce terme, les tensions entre un Fanon révolté qui écrit « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge », et un Fanon révolutionnaire, qui a été obligé de suivre les décisions d’un mouvement construit pour l’indépendance algérienne : le FLN [Front de libération nationale], entendu comme mouvement libérateur et mouvement autoritaire.

J’exprime aussi le mot « révolution » au pluriel car Fanon a participé à de multiples révolutions : celle de l’Algérie mais, plus largement, dans une aspiration panafricaine, celles d’autres pays du continent.

Dans le domaine de la psychiatrie aussi, il a été révolutionnaire, bousculant sa discipline. Il a étudié à la fin des années 1940 dans un milieu conservateur. Mais Fanon était attiré par les écrits de psychiatres très réformateurs, des gens comme Lucien Bonnafé par exemple. Il lisait Jacques Lacan aussi. Fanon était proche de ces psychiatres qui tiraient inspiration des écrits surréalistes et marxistes. Ces derniers voulaient pratiquer une thérapie collective, une thérapie sociale. Fanon a pratiqué cette forme de psychiatrie dans un contexte colonial, et l’a même radicalisée. Il a vite compris que, même révolutionnaires dans un contexte européen, ces méthodes ne suffisaient pas dans un milieu musulman et colonisé. Il a ainsi introduit un café maure, la musique arabo-andalouse dans son hôpital de Blida, y a invité un mufti. Il a même fourni des outils de jardinage aux patients, alors que la guerre et la peur étaient là.

Enfin, il y a la révolution de la pensée de la négritude. On ne peut comprendre la pensée de Fanon sans cela, même si on ne peut pas dire qu’il ait été un penseur de la négritude. Cette pensée a fait l’objet de ses critiques. Même s’il n’était pas totalement aligné sur la pensée d’Aimé Césaire, il a été influencé par elle. Au final, Fanon a puisé à la négritude, à la phénoménologie1, au marxisme, à la psychanalyse…

« Un bricoleur qui a construit sa pensée »

Hassina Mechaï : Au sortir de votre livre, on se dit qu’il s’agit là de la biographie d’un homme toujours en mouvement, même quand il écrit, dictant ses livres en marchant. Puis vous ne vous appesantissez pas sur ses influences intellectuelles, sinon pour les évoquer de façon égale, Fanon restant au final distant de chacune d’elles…

Adam Shatz : Je pense que Fanon n’était pas un penseur singulier qui inventait des concepts. C’était un bricoleur qui a puisé à de multiples sources et a construit sa pensée. Il trouvait des concepts, les utilisait, et, en les utilisant, il les transformait. Il en a fait une sorte de synthèse, créant une pensée syncrétique si on veut. Fanon a créé une sorte de jazz de la pensée, avec sa structure et sa pratique propres. Je voulais évoquer cette dialectique de la pensée et du mouvement dans la vie de Fanon. Et raconter comment cette pensée et ses intuitions se sont transformées, pas seulement dans l’action, mais aussi dans le miroir de sa vie.

Hassina Mechaï : Vous évoquiez des réserves envers Fanon, notamment celle de son rapport aux femmes. D’autres sont-elles nées après votre travail d’enquête ?

Adam Shatz : Fanon n’était pas féministe, il était macho. Mais nous étions à la fin des années 1950, dans cette gauche radicale inspirée par [Jean-Paul] Sartre et [Simone de] Beauvoir et leurs amours contingentes. Je décris un homme sexiste mais qui lie aussi des liens intellectuels avec des femmes qu’il encourage à suivre leur chemin personnel, sans s’en tenir aux seuls hommes. Fanon a toujours tenté de désaliéner les personnes qu’il rencontrait, hommes ou femmes. Pour lui, la désaliénation était aussi une forme d’émancipation.

Loin du féminisme blanc qui souligne cet aspect sexiste de Fanon, lui parle longuement de l’émancipation des femmes algériennes dans son livre de 1959, L’an V de la révolution algérienne [éditions François Maspero]. Or, des femmes colonisées, qui ont pris part aux luttes décoloniales, ont estimé que Fanon était un allié dans leur combat.

Fanon rêvait que les femmes algériennes, en s’engageant dans la lutte décoloniale, s’affranchiraient non seulement du colonialisme mais aussi du patriarcat de la société algérienne. Hélas, cela ne s’est pas passé ainsi après l’indépendance algérienne. Fanon a écrit aussi sur la question du voile et des cérémonies de dévoilement organisées par la France coloniale. Fanon estimait que, dans leur combat, la décision des femmes algériennes de remettre le voile était une décision politique contre l’impérialisme. Certains islamistes ont compris que Fanon approuvait le voile. Or ce n’est pas ce qu’il dit. Si on suit la pensée de Fanon, il aurait été pour le droit des Françaises musulmanes de porter le voile si elles le veulent et pour le droit des Iraniennes de le refuser. C’était pour lui une question de choix et d’émancipation.

« Fanon parle d’une nouvelle humanité débarrassée de la race »

Hassina Mechaï : On découvre un Fanon qui a besoin aussi de la reconnaissance de la société française, notamment du milieu intellectuel incarné par Sartre. On a aussi l’impression qu’il se cherche successivement des pères de pensée dans ses influences successives, avant de s’émanciper de tout cela ou de transformer ces influences en sentiment de fraternité…

Adam Shatz : Oui, j’ai eu la même impression : Césaire, le psychiatre François Tosquelles, Sartre, l’Algérien Abane Ramdane, le Guinéen Sékou Touré, le Congolais Patrice Lumumba…Autant de pères de substitution alors que Fanon avait eu un rapport compliqué avec son père. Mais je ne veux pas réduire sa pensée et sa vie à la recherche freudienne d’un père. Fanon était aussi traversé d’un désir de reconnaissance. Mais en même temps il se réjouissait de maîtriser ce désir en lui. Par exemple, contrairement à Tosquelles, qui était critique du rôle autoritaire et en surplomb du médecin, Fanon, dans sa pratique, aimait porter son uniforme. Il était en représentation de son rôle d’autorité médicale et souhaitait être reconnu comme tel. Il y avait sans doute là chez lui une réelle vanité.

Mais il ne faut pas oublier que Fanon est un homme noir dans un contexte européen, raciste et colonialiste. Il devait lutter pour le respect et la reconnaissance des autres. Il avait connu des situations où on l’avait traité de façon inégale. C’est pour cette raison, et non pas pour des raisons théoriques, qu’il tient à son rôle de médecin et de chef de clinique.

Hassina Mechaï : À propos de Sartre, il me semble que Fanon lui a accordé beaucoup de crédit et qu’il n’a pas voulu voir une forme de condescendance chez ce philosophe. La fameuse préface des Damnés de la terre n’avait-elle pas été aussi une forme de réponse, et donc d’utilisation de Fanon, de Jean-Paul Sartre à Albert Camus ?

Adam Shatz : Sartre avait déjà répondu à Camus sur la question du communisme avec l’article de critique sur L’Homme révolté [Gallimard, 1951], écrit par [Francis] Jeanson dans Les Temps modernes. Puis sur la question coloniale, sa préface du livre de [Albert] Memmi, Portrait du colonisateur [Corréa, 1957], avec son idée du colonisateur de bonne volonté, est aussi une réponse à Camus. Mais je suis d’accord avec l’idée que Sartre a instrumentalisé pour ses propres buts Fanon dans cette préface des Damnés de la terre. Cette préface, sur le plan rhétorique, est brillante, avec des phrases inoubliables. Mais elle vulgarise, voire déforme la pensée de Fanon. Il y a des nuances et des subtilités dans le texte de Fanon qu’on ne trouve pas dans la préface de Sartre. Il se fait plus fanonien que Fanon lui-même.

Il me semble que Sartre a écrit une préface destinée à un public européen. C’est une violence fantasmée. Sartre écrit ainsi que quand un colonisé tue un colon, il fait d’une pierre deux coups en libérant deux hommes, l’homme qui opprime et l’homme opprimé. Ce n’est pas en contradiction avec Fanon. Mais Fanon n’a jamais évoqué une violence purificatrice. Il parle d’une nouvelle humanité débarrassée de la race, mais ce qu’il dit de la violence est plus compliqué. Dans le chapitre sur la violence, il estime qu’il est normal que le colonisé regarde le colon, dans les premiers jours de la lutte, comme une cible. Mais il affirme aussi qu’un mouvement anticolonial doit reconnaître qu’il peut trouver, dans la société coloniale, de potentiels alliés. Il faut se rappeler que Fanon a été recruté dans la lutte algérienne via des Français de la gauche anticoloniale qui l’ont mis en contact avec le FLN. Pour un mouvement décolonisé, comment traiter ces gens ? En ennemis ou en alliés ?

Fanon écrit aussi que la haine, le racisme antiraciste, la violence, ne peuvent suffire à un mouvement décolonial, même s’il affirme que la violence peut être utilisée comme une thérapie de choc qui donne aux colonisés humiliés et impuissants une force de vivre. Mais il sait que la violence, qu’elle soit coloniale ou anticoloniale, aura des conséquences sur le psychisme des hommes, qu’ils soient colons ou colonisés.

« Une profonde admiration pour la lutte algérienne »

Hassina Mechaï : À propos de Camus, il y a énormément de choses en commun entre Fanon et lui : une forme de vitalisme, l’Algérie mythifiée, l’influence de Nietzsche, la Seconde Guerre mondiale, le « oui » à la vie, la société coloniale de l’enfance, le donjuanisme… et le football.

Adam Shatz : Ils étaient tous les deux des « outsiders ». Camus a toujours été traité de façon dédaigneuse par le milieu intellectuel français. J’évoque aussi ces parallèles. Même si je m’éloigne de Camus sur ses positions sur l’Algérie, je tente aussi de lui donner un enterrement digne. Je note que des écrivains comme Mouloud Feraoun ont continué à l’admirer. Ils avaient compris que Camus, malgré ses failles, était un « decent man », un homme décent. Je refuse de réduire Camus au seul penseur et défenseur de l’Algérie française. Ce serait penser hors de la nuance. Camus a vécu ces débats de façon très personnelle, déchirée et intime. Dans Le Premier Homme [une autobiographie inachevée publiée chez Gallimard en 1994], l’un des personnages est un militant de l’Algérie indépendante. Camus le décrit comme un homme intègre, qui confronte et met mal à l’aise le personnage principal, qui figure Camus. Je pense que sans sa mort précoce, Camus aurait reconnu que l’indépendance était inéluctable.

Hassina Mechaï : Vous écrivez qu’entre Peau noire, masques blancs et Les Damnés de la terre, Fanon n’est plus le même homme. En quoi a-t-il évolué durant ces neuf années qui séparent la publication de ces deux ouvrages ?

Adam Shatz : Il y a des convictions anticoloniales dans le premier livre mais moins frontales. Il avait alors déjà travaillé avec des ouvriers nord-africains et écrit sur le prétendu syndrome nord-africain, la sociogénie coloniale2. Il écrit que les gens se révoltent quand ils ne peuvent plus respirer. Ils ne se révoltent pas pour une culture ou un nationalisme, mais parce qu’ils étouffent. Ce livre a des convictions anticoloniales, mais son but est surtout de se réclamer comme un homme libéré des schémas raciaux. Il voulait sa propre place dans une société française. Les Damnés de la terre et L’an V de la révolution algérienne sont beaucoup plus les livres d’un militant engagé dans la lutte d’indépendance et anticoloniale.

Hassina Mechaï : On découvre aussi un Fanon très aligné sur le FLN dont il refusait, peut-être par romantisme révolutionnaire, de voir le caractère autoritaire et les divisions…

Adam Shatz : On observe, notamment dans ces deux derniers livres, qu’il partageait le même mépris du FLN pour les partis politiques réformateurs, les Républicains nationalistes, le parti de Ferhat Abbas, l’Union populaire algérienne ou, bien sûr, le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, de Messali Hadj, le « père » des chefs historiques du FLN. Or ces gens n’étaient pas des traîtres. Ils luttaient aussi pour les droits de leur peuple. Mais la propagande du FLN les avait réduits à des traîtres assimilationnistes, qui refusaient la lutte armée et devaient donc être éliminés.

Frantz Fanon (au premier plan), lors d’une conférence de presse du Congrès des écrivains à Tunis, en 1959.
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Fanon avait pourtant une profonde admiration pour la lutte algérienne. Il avait été influencé, au début de son engagement, par les militants de la Wilaya 4. Des militants marxistes qui voulaient une Algérie laïque, ouverte à tous, aux musulmans algériens mais aussi aux Algériens juifs, indigènes avant le décret Crémieux3, et aux Européens de conscience. Son livre sur la révolution algérienne avait été baigné par cette Algérie de l’intérieur, qui portait l’esprit du Congrès de la Soummam, lequel avait proclamé la primauté de la politique sur le militaire et le religieux. Mais par la suite, dès 1957, Fanon est à Tunis. Or l’armée des frontières, donc la bureaucratie du FLN et les colonels [Houari] Boumédiène et [Abdelhafid] Boussouf y imposaient leur vision. Fanon, qui avait été soldat [durant la Seconde Guerre mondiale], se range aux côtés de cette armée des frontières.

Une « vision romantique » de la classe paysanne

Hassina Mechaï : Mais, alors qu’on le découvre très perçant sur plusieurs sujets, il me semble qu’il a fait preuve là d’une forme d’aveuglement ou de romantisme…

Adam Shatz : Absolument. Il avait une image de l’Algérie indépendante totalement émancipatrice : des femmes libérées du patriarcat, des Arabes et des Kabyles s’entendant parfaitement… Il croyait en tout cela. Mais c’était un romantisme qui n’était pas seulement une invention. Il partageait cela avec ses camarades de la Wilaya 4 et de certains modernistes au sein du FLN. Le risque, et l’erreur à mon sens, serait désormais de ne voir dans le FLN qu’une organisation autoritaire, arabo-musulmane et fermée. Ce serait injuste même si on trouve aussi, dans les luttes de ces deux FLN, ce qui va traverser l’histoire de l’Algérie postindépendance.

Hassina Mechaï : Vous expliquez que parmi les influences de Fanon figurent plutôt Alfred Adler que Sigmund Freud, Alexandre Kojève que Karl Marx… Au final, la question sociale semble être sous-développée dans sa pensée, au profit de la seule question raciale. Pourquoi ?

Adam Shatz : Effectivement, cette question apparaît peu, sinon dans son soutien assez romantique à la classe paysanne. Je pense que, lors de ses voyages dans les terres intérieures algériennes, il a rencontré ces paysans qui lui ont semblé avoir refusé le masque blanc. Ce peuple pauvre et opprimé avait continué à refuser la narration coloniale de la France. Ils étaient restés attachés à leur tradition religieuse.

Tout cela est aussi à relier aux Antilles. Dans Peau noire, masques blancs, il avait étudié les effets psychiques du racisme sur les racisés. Mais ce livre est une critique des sociétés antillaises autant que du racisme. Selon lui, le grand échec de ces sociétés, contrairement à Haïti, a été de n’avoir jamais mené une grande révolte des esclaves. Voilà pourquoi leur liberté lui semblait fausse car octroyée.

Dans cette Algérie profonde et paysanne, il avait trouvé ce refus. Voilà pourquoi il voulait être algérien. Voilà aussi pourquoi il avait célébré la paysannerie algérienne, qu’il voyait comme non corrompue, refusant l’assimilation et une fausse liberté. C’était là le fantasme et le romantisme aussi d’un intellectuel qui cherchait et se cherchait un sujet de l’Histoire. Mais pourquoi la paysannerie et non la classe ouvrière ? Tout simplement parce que le Parti communiste français avait voté les pouvoirs spéciaux accordés à l’armée française en Algérie et avait trahi l’aspiration du peuple algérien. En outre, selon lui, la classe ouvrière ne respectait pas la solidarité internationale et avait été dévoyée par la prospérité des Trente Glorieuses.

« Un manque fécond »

Hassina Mechaï : Vous écrivez cette phrase, qui semble structurer tout le livre : « Fanon n’a trouvé sa place nulle part dans le monde des vivants »…

Adam Shatz : Il écrit ainsi que, pour le Noir, le problème n’est pas l’infériorisation mais c’est de ne pas exister [dans le regard du Blanc]. Je pense que Fanon a essayé toute sa vie de s’appartenir et de devenir. Cette question, celle de l’appartenance, a été centrale dans sa vie. Le premier traumatisme conscient de sa vie a été cette rencontre dans un train en France d’un petit garçon qui l’avait décrit comme « un nègre ». Fanon s’est découvert noir. Pour lui, les Noirs étaient ces tirailleurs sénégalais que son père recevait en Martinique, et il avait été avec eux comme ce petit garçon avait été avec lui. Après ce choc, il se plonge dans la négritude de Senghor, dans ces mythes d’un peuple noir qui a une essence presque sensuelle, d’éternité. Mais il ne peut suivre les penseurs de la négritude sur leurs idées politiques, que ce soit Senghor ou Césaire.

Fanon se cherche et, un jour, en Algérie, il est pris pour un Algérien par un autre Algérien. Il a raconté cette histoire en expliquant qu’à ce moment même il s’est senti membre du peuple algérien.

Memmi a pu expliquer que Fanon a surtout cherché à comprendre comment être Antillais. Je ne partage pas cette analyse mais je pense qu’effectivement, il y a une quête d’appartenance très forte chez lui, qui a frappé tous ceux qui l’ont côtoyé. Ce désir toujours frustré a condamné Fanon à continuer à voyager, à toujours se chercher. C’est dans ces voyages qu’on trouve la vitalité de ses écrits. J’y vois donc quelque chose de l’ordre d’une dynamique positive et d’un manque fécond.

Hassina Mechaï : Vous écrivez que Fanon pensait que la décolonisation de l’Afrique était arrivée trop tard… Pourquoi ce « trop tard » résigné alors que Fanon avait lutté pour que ces indépendances adviennent ?

Adam Shatz : Je veux dire que l’expérience coloniale de l’Afrique a été une épreuve terrible et qu’elle a défiguré les sociétés colonisées. Le colonialisme a disloqué les structures familiales, économiques et politiques. Fanon écrit ainsi que le vrai problème de l’Afrique après l’indépendance n’était pas le colonialisme ou le retour du colonialisme mais le manque d’idéologie. Pour lui, le colonialisme avait laissé un héritage terrible mais le déracinement du colonialisme tout autant, en laissant un vide à combler. Comment passer d’une situation de subordination à une situation de maîtrise ? Cela ne se fait pas en un jour, et Fanon en avait conscience.

« La France connaît encore cet espace public séparé »

Hassina Mechaï : Quel est l’héritage de Fanon, en France notamment ?

Adam Shatz : Son héritage est différent selon les pays. Fanon, dans un grand paradoxe, décrit un monde qui n’existe plus et pourtant, ses écrits restent très actuels car notre monde reste hanté par le monde qu’il a décrit et pensé. Aux États-Unis, son héritage concerne surtout la question de « Black Lives Matter » ou la question israélo-palestinienne. Pour la France, Fanon avait mis le doigt sur les limites du modèle républicain universaliste. J’admire aussi ce modèle, et je peux souligner tout autant les limites du modèle multiculturaliste. Mais je note qu’en France, pour les descendants d’immigrés, un choix semble devoir s’imposer. La société française semble aussi se sentir très vite menacée par toute référence ou revendication à une identité autre.

Il me semble aussi que les femmes dites « issues de la diversité » ont moins de difficultés, surtout si on les assimile à des femmes disponibles pour les hommes blancs. La situation faite à un homme arabe en France est compliquée en raison du regard qui est porté sur lui. Fanon décrit dans Les Damnés de la terre ces espaces compartimentés, des espaces parallèles, voire ségrégués. La France connaît encore cet espace public séparé, avec des zones de relégation où les violences policières se multiplient.

Tout cela a un lien historique avec l’Algérie française, et nous serions aveugles de ne pas le voir. Et certains débats renvoient évidemment à la question du voile chez Fanon. Il avait compris que la société coloniale voulait aussi vaincre les hommes colonisés en séduisant les femmes, en se présentant comme émancipatrice. Au final, notre société postcoloniale reste imprégnée de cela. Ces descendants d’immigrés sont un défi à une France qui se voit blanche, et seulement blanche.

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1Courant de la pensée du XXe siècle fondé par Edmund Husserl et dont le disciple en France fut Maurice Merleau-Ponty. Cette pensée entend faire de la philosophie une discipline empirique, appréhender la réalité telle qu’elle se donne, à travers les phénomènes.

2Ce terme fut utilisée par Fanon pour souligner l’importance qu’il faut accorder en psychologie au facteur social.

3Ce décret, adopté en 1870, avait accordé la citoyenneté française aux « Israélites indigènes » d’Algérie.